Sur les rives du lac, un polar au parfum de poésie noire
C’est l’histoire d’une mort atroce sur le lac. Un accident, plaide le
pilote du canot responsable du drame. Plus probablement un meurtre
absurde. Trois ans plus tard, Prendre l’eau
suit cinq personnages marqués par la tragédie. Les protagonistes, mais
aussi un vieux journaliste qui a enquêté sur l’affaire et un ancien
témoin. Autant dire qu’il y a là tous les ingrédients d’un polar et
Julien Burri flirte délicieusement avec le genre. Mais, de sa plume de
poète, l’écrivain vaudois va largement au-delà de la sombre et simple
histoire.
En plus de personnages savoureux (malgré quelques traits presque caricaturaux chez le couple de la haute société), Prendre l’eau
est dominé par la masse du Léman, cet être vivant, magnifiquement
évoqué. Omniprésent, tour à tour menaçant, indifférent, attirant, il
s’étend là, joue des lumières et des couleurs. «Le bleu est rejeté, par
ricochet. Pourquoi le lac n’aime-t-il pas le bleu? C’est un camouflage.
Le lac n’a pas de couleur. Il peut ainsi se faire passer pour un
fragment de ciel. Ainsi, deux ciels se font face. Ce ciel inversé,
copie du premier, crée un vertige.» Et Julien Burri de confirmer ici
son talent singulier, son art consommé de jouer avec les troubles.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Mercredi
1er mai 2013. Une femme de 22 ans perd la vie près de Rivaz, les jambes
sectionnées par les pales de l’hélice d’un canot. Le pilote de l’engin
est recherché. Sur la plage, un homme assiste au drame.
Il y a dans le roman du jeune auteur né à Lausanne, unité de lieu – le
lac – et de temps– une journée trois ans après l’évènement tragique.
Sur scène, cinq personnages: quatre hommes et une femme. Georges, le
journaliste qui a suivi l’affaire, Simon, le petit ami de la victime,
Cyril le voyeur qui travaille à la buvette sur la plage. Deux autres
gravitent autour du trio, Madame et Monsieur Carrard, deux planètes
excentrées.
Monsieur est l’assassin présumé. Il est le PDG d’une entreprise de
couches-culottes et lingettes pour l’incontinence: «De la naissance à
la mort, on reste propre et sec, grâce au savoir-faire helvétique de
Névé.» Il terrorise ses subalternes. C’est lui le propriétaire du
canot-tueur. Au procès, il s’en est tiré à bon compte. Son avocat a
argué d’un problème de cataracte de son client, opéré peu de temps
après.
Et puis, il y a le lac. Un personnage à part entière. L’auteur scrute
son âme, le connaît dans ses moindres replis, dans ses déclinaisons de
rouge, d’orange, de jaune ou de vert mais il néglige le bleu. «En
hiver, il se rappelle à vous, tapi au creux du paysage. À la belle
saison, il redevient solaire. Il émet des sons étranges: déglutitions,
profonds gargouillements puis devient à nouveau une nuit lisse,
brillante. Une dalle d’onyx qui scelle le paysage.»
Depuis l’accident, le lac terrorise Madame. Pour Monsieur, le lac est
un sanctuaire. Odile et Simon, de jeunes délinquants, avaient troublé
son calme. Ils représentaient la dépense, la paresse, une résurgence de
Sodome et Gomorrhe. Monsieur aime l’ordre, le travail, l’argent. Ils
ont eu ce qu’ils méritaient. Il a agi en justicier. Le personnage est
odieux, répugnant.
L’écriture de Julien Burri est originale avec des phrases brèves. Il ne
s’embarrasse pas de contorsions stylistiques. Il va droit au but. Et il
fait mouche. Chaque détail a son importance, des détails parfois banals
qui plantent le quotidien des protagonistes.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus
On connaissait Julien Burri poète et romancier. Le voici qui trempe sa plume dans l’encre noire. De par son intrigue, Prendre l’eau
tient du polar. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec un
drame survenu en 2010 sur le lac de Bienne: une jeune femme happée par
l’hélice d’un canot à moteur et la fuite du pilote, un riche
septuagénaire. Ici, c’est un journaliste qui mène l’enquête. Et
l’auteur qui analyse les ressorts intérieurs des protagonistes. Et le
Léman qui, de sa masse imposante, domine le récit.
JEAN-PIERRE PASTORI, Paris-Match, Suisse
les eaux troubles du Léman
L’écrivain et journaliste Julien Burri publie «Prendre l’eau», un récit résolument poétique et sombre.
Avec Prendre l’eau,
le nouveau roman de Julien Burri, publié chez l’éditeur urbigène
Bernard Campiche, le lecteur est plongé dans un fait divers sordide.
«Une femme de 22 ans a perdu la vie hier près de la commune de Rivaz
(VD). L’hélice d’un canot à moteur l’a mortellement blessée alors
qu’elle se baignait avec son ami, un jeune homme de 25 ans. Le pilote
du canot est recherché par la police.» Telle est la dépêche suisse
publiée le 2 mai 2013, à 14h36, qui rappelle une tragédie survenue sur
le lac de Bienne. À la fois sombre et poétique, le récit s’inspire de
faits réels et entremêle les voix de cinq personnages, tous liés au
drame. Entretien avec l’auteur de l’ouvrage, qui a déjà publié de
nombreux écrits poétiques.
Julien Burri, votre roman emprunte au polar sans toutefois s’approprier ce genre littéraire. Expliquez-nous ce choix?
Au départ, j’ai voulu écrire un récit autour d’une piscine, à Lausanne,
mais je me suis assez rapidement rendu compte qu’il y avait peu de
tension. Je souhaitais créer un texte qui donne envie aux lecteurs de
tourner les pages. De plus, j’aime mélanger les genres. Il me semblait
nécessaire d’associer le poème au polar et de m’affranchir d’un genre.
Justement, vous vous êtes
inspiré d’un fait divers qui s’est déroulé, il y a quelques années, sur
le lac de Bienne. Pourquoi l’avoir transposé sur le Léman?
À l’époque, cet événement tragique m’avait profondément marqué. D’un
coup, une violence effrayante émergeait d’un lac paisible. Plusieurs
collègues avaient couvert cet accident (ndlr: Julien Burri a travaillé
de nombreuses années en tant que journaliste pour le magazine L’Hebdo),
qui a servi de trame à mon récit. Toutefois, j’ai voulu garder une
certaine distance par rapport aux dates et aux noms des personnes
concernées. Dans Prendre l’eau, le Léman se révèle sublime, mais aussi inquiétant.
Était-ce une volonté de votre part?
J’avais déjà abordé la thématique de l’eau dans mes précédents
ouvrages. J’aime la lumière et l’ambiance qui s’en dégage. Par
ailleurs, j ’ai lu plusieurs essais du philosophe Gaston Bachelard
(1884-1962). Il s’est intéressé aux éléments, et plus particulièrement
à l’eau. Dans mon récit, j’ai voulu montrer l’envers des images
idylliques des cartes postales.
C’est-à-dire?
Il y a des eaux claires et des eaux troubles. On peut ne pas voir le
fond d’un lac. Cette sensation peut donner le vertige et se révéler
parfois étouffante. Le lac est à la fois sublime, mystérieux et sombre.
Sa lumière n’est jamais la même. Il vit.
Et pourtant, vous n’insistez pas sur la psychologie des personnages, qui sont marqués par le même drame, la disparition d’Odile.
C’est un choix personnel. Je préfère que les lecteurs ressentent et
voient par eux-mêmes. Lorsque j’écris, je ne sais pas où le texte va
m’emmener.
Le récit commence avec Georges,
un journaliste solitaire forcé de prendre une retraite anticipée. En
quoi votre expérience journalistique a-telle influencé votre personnage?
Georges m’a permis de rentrer immédiatement dans le récit, c’est lui
qui ouvre l’enquête et qui pose un cadre au roman. D’une certaine
manière, il est assez proche de moi, mais c’est un mélange de plusieurs
personnes que j’ai rencontrées au cours de mon parcours journalistique.
Quand j’ai débuté dans la profession, les gens bourrus comme Georges
avaient déjà disparu. Il incarne un personnage à contrecourant. Il
n’adhère pas au monde qui l’entoure et refuse l’avènement du numérique
dans la presse. C’est quelqu’un qui prend le temps d’observer les gens.
À une époque, où tout va très vite, c’est devenu rare de rencontrer de
tels individus.
Dans votre ouvrage, la femme du notable accusé d’avoir causé la mort d’Odile observe également ce qui se passe autour d’elle.
Oui, elle s’inscrit hors du temps. Elle s’ennuie et contemple le lac
avec inquiétude. Elle développe un dialogue intérieur et elle est
tourmentée par l’aspect poreux du Léman. Cette image tranche-t-elle
avec celle des paysages idylliques qu’on a parfois de la Suisse?
On a tendance à croire qu’il ne se passe rien en Suisse romande, rien
de spectaculaire qui mérite d’être raconté. Mais il suffit d’observer
les choses, de les sentir et de poser un regard particulier pour
développer son imaginaire.
Bio express
Né en 1980 à Lausanne, Julien Burri a rédigé ses premiers écrits
poétiques à l’âge de 17 ans. Chez Campiche Éditeur, il a notamment
publié les récits Poupée et Beau à vomir, ainsi que deux ouvrages, Muscles et La Maison.
Journaliste indépendant, il travaille également comme chercheur en
littérature à l’Université de Lausanne. Dans le cadre de ses
recherches, il s’intéresse au poète vaudois Gustave Roud (1897-1976).
VALÉRIE BEAUVERD, La Région
Une
jeune baigneuse a les jambes fauchées par un yacht. Elle en meurt. Le
propriétaire du bateau ne s’est pas arrêté: accident ou crime? La
police, secondée par un vieux journaliste, retrouve le coupable. Prendre l’eau
est la chronique, trois ans plus tard, des effets de ce drame sur cinq
personnes qui l’ont vécu de près ou de loin. Mais on pourrait dire que
le lac est le principal protagoniste de ce roman: Julien Burri excelle
à en montrer les couleurs changeantes, au gré des vents et des saisons.
Sur ce fond, les destinées humaines se croisent sans se rencontrer, tel
ce couple qu’on voit jouer, lunettes électroniques sur le nez, derrière
la baie vitrée de la maison, réfugié dans une réalité virtuelle.
ISABELLE RÜF, Le Phare
Fait
divers: «Une femme de 22 ans a perdu la vie hier près de la commune de
Rivaz (VD). L'hélice d'un canot à moteur l'a mortellement blessée alors
qu'elle se baignait avec son ami un jeune homme de 25 ans. Le pilote du
canot est recherché par la police.»
Tel est le texte de la dépêche publiée le 2 mai 2013 par l'ATS (Agence
Télégraphique Suisse). La femme s'appelle Odile H. et son compagnon
Simon. Après avoir lézardé nus au soleil, ils avaient embarqué à bord
d'un canot en plastique volé...
Que sont devenus, trois ans plus tard, les cinq protagonistes de ce fait divers qui est la toile de fond lacustre de Prendre l’eau, le roman de Julien Burri? À travers le récit de chacun d'entre eux, la vérité se dessine, sans conséquences judiciaires...
Est-ce un homicide involontaire ou volontaire? Telle est la question
lancinante, et sans réponse, que se pose Georges, le journaliste de
l'histoire, qui travaille à L’Aurore. Depuis le drame, il fréquente la plage naturiste où il a eu lieu, en quête du témoin.
Le pilote du canot à moteur a été identifié. Il s'agit du PDG de Névé,
Robert Carrard, dont la maison noire est proche de ladite plage. Il est
coupable d’«homicide par négligence: Monsieur Carrard souffrait d'une
cataracte. Il n'avait tout simplement rien vu…»
Simon, dans un premier temps, était en colère contre Monsieur Carrard.
Il se serait bien rendu à la maison noire et lui aurait bien mis son
poing. Puis il a reçu une proposition d'emploi de concierge au siège de
Névé: «il en avait besoin. Il a fini par accepter.»
Le témoin du drame, c'est Cyril. Il a tout vu, mais s'est tu. Jusqu'à
présent. Mais il hésite... Il travaille non loin de là, à la buvette de
la plage. Il tourne les saucisses sur le gril: «Il porte un tablier
noir pour se protéger de la chaleur du feu et des éclaboussures.»
Madame, c'est Ève Carrard, la femme de Monsieur: «Elle s'habille de
noir uniquement. Une silhouette noire, dans une maison noire. Une
silhouette épurée, le corps élancé.» Elle était passionnée de lecture:
Mais depuis l’«accident», elle n'arrive plus à lire.
Monsieur, c'est Robert Carrard, le chef de Névé. Quand il est à son
bureau, «il faut qu'on sente sa présence invisible au sommet du
bâtiment... Monsieur aime l'ordre, le travail, l'argent [...]. Mais
par-dessus tout, Monsieur aime le calme et le silence…»
Le canot en plastique a pris l'eau après que le canot à moteur a foncé
sur lui. L'accident n'est plus qu'un incident sur le lac: «Les
événements et leurs traces s'atténuent en cercles concentriques de plus
en plus larges, de plus en plus fins et imperceptibles…»
Blog de FRANCIS RICHARD
Le lac Léman, buvard de l’époque
Julien Burri signe un roman à plusieurs voix à partir d’un fait divers dramatique survenu en 2013. Prendre l’eau saisit un monde où les frontières entre réel et virtuel s’estompent
Décidément, le lac Léman inspire. Il était déjà l’un des personnages principaux de Summer de Monica Sabolo, l’un des succès de cette rentrée. Le voici au cœur de Prendre l’eau,
roman noir et glacé signé Julien Burri. Les deux auteurs font du lac
comme un œil sombre, ouvert sur l’inconscient chez Monica Sabolo et sur
une réalité qui se dématérialise chez Julien Burri. Là où Summer offre
une exploration des strates de la mémoire, Prendre l’eau se fait
l’écho des sensations et questionnements d’aujourd’hui autour des
mondes numériques et virtuels.
Auteur de recueils de poèmes, de nouvelles, de romans courts et collaborateur au Temps,
le Lausannois passe ici un cap avec une ambition de marier plusieurs
genres, dont le roman policier. À la façon de l’eau du lac, son roman
miroite des mille facettes des êtres et des choses. L’eau floute les
corps, absorbe les bruits. Et les drames, aussi.
Lunettes de réalité virtuelle
En 2013, pas loin de la commune de Rivaz (VD), une jeune femme est
décédée après avoir eu les deux jambes sectionnées par l’hélice d’un
bateau à moteur tandis qu’elle se baignait avec son ami. «Le pilote du
bateau est recherché par la police», concluait la dépêche de l’Agence
télégraphique suisse, reproduite dans le livre. À partir de ce fait
divers tragique, Julien Burri construit un roman choral à cinq voix,
quatre hommes et une femme, tous concernés, de près ou de loin, par
l’accident mortel.
Tous habités, envahis, plus ou moins consciemment, par la présence du
lac et son magnétisme: Simon, l’ami de la victime; Georges, un
journaliste de la vieille école qui a enquêté sur le drame et qui
continue à le faire même une fois licencié par son journal; Cyril,
témoin du drame, qui travaille au grill de la buvette, et qui garde le
silence sur ce qu’il a vu; Monsieur, le PDG de la multinationale Névé
qui enfile ses lunettes de réalité virtuelle dès qu’il rentre à la
maison, le soir, et Madame, son épouse effacée, qui fait des puzzles
pour remplir le vide des après-midi.
LISBETH KOUTCHOUMOFF, Le Temps
Pour certains
il apaise et déleste des fatigues; pour d'autres il inquiète, obsède,
ravivant les pires souvenirs. Le lac Léman est omniprésent dans Prendre
l'eau, roman de l'ex-journaliste de L’Hebdo,
Julien Burri. «Plaque d'aluminium», «gouffre noir», «dalle d'onyx qui
scelle le paysage», il avale tous les ciels et toutes les lumières, et
renferme le secret du drame qui s'est déroulé le 1er mai 2013: ce
jour-là, une jeune femme est coupée en deux par l'hélice d'un canot à
moteur, alors qu'elle se baigne avec son compagnon.
Un fait divers en réalité survenu sur le lac de Bienne, mais transposé
à Rivaz (Vaud) dans le livre, dont l'intrigue prend place trois ans
plus tard. Durant une journée, le lecteur entre successivement dans
l'existence de cinq personnages liés à la mort d'Odile.
Angoisse diffuse
Parmi eux, Georges, journaliste à l'ancienne, bourru et ironique
amateur de pipe et de whisky, qui ne lâche pas l'affaire. Viré de la
rédaction de L'Aurore – pratique devenue courante dans le milieu –, il
poursuit l'enquête, convaincu que le verdict d'homicide par négligence
rendu contre le PDG de «Névé» est en fait un meurtre. Mais pour le
prouver, il lui faut retrouver le seul témoin de la scène, Cyril. Un
vendeur de saucisses alangui, qui s'emmerde en couple comme dans la
vie, et que de récurrentes intimidations reçues sous forme de poèmes
dissuadent d'aller à la police. Quant à Simon – l'amant traumatisé –,
il affronte ses peurs sur le divan d'un psy et à la piscine.
Les deux derniers chapitres – sans doute les meilleurs – sont consacrés
à «Madame» et «Monsieur». Elle, n'arrive plus à lire depuis l'accident
et dérive, en bourgeoise lasse et solitaire, au volant de sa Jaguar ou
derrière les baies vitrées de leur villa au bord du lac. Lui, aime
l'ordre, le travail, l'argent, hait par-dessus tout la dépense, la
paresse, et trône en patron sur un empire de couches-culottes. En dépit
de plusieurs indices parcimonieusement lâchés au fil du livre, son
geste reste ambigu jusqu'au bout. A-t-il tué intentionnellement?
N'a-t-il pas vu les corps flottants à cause d'une cataracte?
La vérité, comme le goût de la vie et les canots, prennent l'eau dans
ce roman noir plutôt réussi. L'écriture y entretient le malaise, une
«angoisse diffuse», avec une certaine économie de moyens: faux rythme,
descriptions quelconques, rétention d'explications. Le regard sur notre
époque vaut aussi le détour, avec notamment une scène immergée dans le
casque de réalité augmentée que pratique avidement «Monsieur». Et dans
le rôle du vieux de la vieille nostalgique d'un monde finissant – celui
des cabines téléphoniques, de l'esprit d'équipe et des amateurs de
livres –, le journaliste Georges est tout à fait savoureux.
MAXIME MAILLARD, Le Courrier
Julien Burri sème le trouble dans les eaux du Léman
Tous les poètes vous le confirmeront, on ne perd jamais son temps à
s’asseoir au bord d’une rivière ou d’un lac. «C’est près de l’eau,
écrivait le philosophe Gaston Bachelard, que j’ai le mieux compris que
la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des
choses par l’intermédiaire d’un rêveur.» («L’eau et les rêves», 1942).
Julien Burri s’est assis au bord du Léman. Il s’est mis à l’écoute de
ses profondeurs. Il s’est laissé envahir par le souffle du géant
liquide. Et il s’est abandonné aux sortilèges des eaux qui se font
miroir des rives, des montagnes et des nuées. Tout cela s’est infiltré
dans un livre où le Léman respire à chaque page, présence à la fois
familière et inquiétante: Prendre l’eau est un roman poétique déguisé en affaire criminelle.
Le premier chapitre fait office de prologue. Déchirée par l’hélice d’un
canot à moteur, une jeune femme perd la vie alors qu’elle se baignait
avec son ami. Trois ans plus tard, cinq personnages pris dans les
remous de ce drame se succèdent devant le lecteur. Georges, le
journaliste qui n’a pas su démontrer la thèse du meurtre. Simon, qui
accompagnait Odile quand elle a été déchiquetée. Cyril, qui a vu ce
qu’il n’aurait pas dû voir. Madame et Monsieur, enfin, qui étaient à
bord du canot meurtrier. La mort n’a pas fini de faire des vagues: le
Léman tourne en eau de boudin.
La mort est là, mêlée à ces algues qui ondoient comme des chevelures de
noyés. On serait tenté de lui prêter les profondeurs de l’inconscient à
ce lac paisible, somnolent, mais qui semble garder en lui la mémoire
des crimes. Julien Burri ne fait toutefois que le suggérer: son roman
file d’une écriture concise, laconique, fluide comme l’exige son sujet.
En poète, il parvient à troubler le Léman. Le lac, qui dédouble le
monde dans ses reflets, apparaît lui-même comme un être double: eaux
lustrales d’un côté, eaux létales de l’autre.
MICHEL AUDÉTAT, Le Matin Dimanche
Julien Burri prend le pouls changeant du Léman
L'auteur lausannois livre un beau roman à six personnages, cinq humains et le lac
Paisible, lumineux, ondoyant, agité, tempétueux ou noir: le Léman peut
être tout cela. Le dernier livre du Lausannois Julien Burri, qui vient
de paraître aux Éditions Bernard Campiche, égrène aussi une palette de
nuances, du clair au sombre. Prendre l'eau
commence comme un polar rappelant une tragédie survenue il y a quatre
ans en Suisse. Un après-midi radieux au bord du Léman, un jeune couple
profite de sa «première plage de l'année». Odile et Simon embarquent
dans un canot pneumatique, puis c'est le drame. Elle se retrouve coupée
en deux par l'hélice d'un bateau.
Georges, doyen de la rédaction du quotidien L'Aurore,
est convaincu qu'il s'agit d'un meurtre. Le lecteur fait sa
connaissance trois ans après les faits, au moment du procès du
conducteur du bateau. Le journaliste n'a toujours pas pu prouver sa
théorie, le seul témoin de la scène demeurant introuvable. Le coupable,
un notable local qui a fait valoir une cataracte pour se dédouaner de
toute responsabilité dans l'accident, s'en tire à bon compte.
L'affiliation avec le roman policier s'arrête ici. Ce qui s'est
réellement passé ce jour-là importe moins que ce qui se trame en chacun
des protagonistes. Outre Georges, journaliste à l'ancienne qui aime
prendre son temps pour enquêter et se trouve finalement remercié par
son employeur, on croise le témoin, le survivant endeuillé, mais aussi
Monsieur, soit le coupable, et sa femme, Madame.
Enfermés dans leur solitude, tous composent l'image d'une réalité aussi
changeante que ce lac qu'ils côtoient quotidiennement. Car le
personnage principal, c'est lui, le Léman. La multiplicité des points
de vue fait exister autrement cette étendue d'eau, devenue banale pour
qui respire à ses côtés. De sa plume fluide et poétique, Julien Burri
lui confère une vraie personnalité. Le Léman offre aussi bien un «calme
sournois» qu'une manifestation plus bruyante: le lac déglutit,
gargouille, expulse de l'air, avant de redevenir «une nuit lisse et
brillante». Aussi insaisissable est la vérité. Fanatique des puzzles
les plus ardus depuis l'accident, Madame le sait: le lac, au bord
duquel est plantée la maison qu'elle partage avec Monsieur, est la
pièce manquante. Un paysage lacustre «tellement beau qu'on dirait une
image de synthèse», avait remarqué Odile peu avant de mourir. Mais,
contrairement à la lisse réalité virtuelle questionnée à plusieurs
reprises dans le livre, la peau changeante du lac cache ce qui se joue
dans ses profondeurs. Si le roman prend l'eau, c'est donc seulement
parce qu'il emmène le lecteur au-dessous de la surface éblouissante du
Léman. Dans les demi-vérités, les compromissions et les espoirs déçus.
Dans les vies qui continuent après les drames.
CAROLINE RIEDER , 24 Heures
Du Léman à vau-l’eau
Il y a un drame, un enquêteur, on croit à un énième polar. Mais Julien
Burri n'est pas écrivain à succomber à pareilles sirènes. Son texte est
d'une autre eau, poème lacustre qui se prendrait pour un roman noir.
Posé sur le miroir du lac, un couple ivre et nu est traversé par
l'hélice fulgurante d'un hors-bord. La jeune femme y perd les jambes,
puis la vie. Trois ans après, alors que la police patauge, cinq
personnages sont convoqués en autant de chapitres flottant dans le
sillage de ce meurtre mystérieux. Il y a ce journaliste que le
numérique a envoyé à la retraite mais que son instinct de reporter
tient debout. Il y a l'amant qui tente de reprendre pied. Il y a
l'homme qui a vu l'homme. Puis encore ce coupable évident aux
motivations nébuleuses, à l'épouse spleenétique.
Les brumes de Prendre l'eau sont dissipées avec un soin qui confine au poème, et on se laisse
couler dans cette succession de portraits suggestifs parsemés
d'indices. Mais l'enquête importe peu, c'est le Léman qui est le
véritable centre de gravité de ce texte, «chambre d'écho» où le passé
reflue en vagues lentes, mais aussi vastitude magnétique, paysage vide
reflétant toute douleur.
THIERRY RABOUD, La Liberté
Un extrait de l'œuvre
«C'est ce qu'elle lui avait dit, il y a trois ans, lorsqu'il l'avait
sortie de l'eau pour l'étendre au fond du canoë. Sous ses genoux, les
jambes d'Odile avaient disparu, tranchées par l'hélice du bateau à
moteur. Restaient deux lambeaux de chair. Des images incongrues étaient
venues à l'esprit de Simon: des bas de soie ou des ombres. Elle
n'avait pas mal. «Il y a quelque chose de bizarre avec mes jambes»,
avait-elle dit. Le sang formait un nuage dans l'eau, autour du canoë.
Il s'était demandé pourquoi le lac leur en voulait. Le bruit du bateau
à moteur résonnait encore dans les oreilles de Simon, les vagues
désordonnées et glacées lui donnaient la nausée. Là-bas, sur la plage,
un homme nu s'était levé et les regardait. Odile avait perdu
connaissance.
Il
va rentrer chez lui. Au bout de la rue, l'immeuble blanc, à la
lisière de la forêt. Le rez-de-chaussée est cloisonné de murs de verre
– l'immeuble semble reposer sur le vide, sans lien avec le paysage
alentour. Il dépliera l'étendoir métallique pour faire sécher le short
de bain et le linge éponge. Suspendra le sac de sport au crochet de la
porte d'entrée. Puis il jouera. Cela lui videra la tête. Très tard, il
mangera dans la petite cuisine. Dehors, les arbres de la forêt, dans
l'ombre, seront depuis longtemps soudés par la nuit.
Il se rasera dans la salle de bains borgne et se couchera sur le lit
double. Il a pour habitude de dormir du côté gauche du matelas, jamais
du côté droit. Chaque lundi, il retourne le matelas pour éviter qu'à la
longue un creux se forme à cette place.»
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