Avant la fin du monde
En 1944, à Hiroshima, un
peintre devient obsédé par la beauté d’une jeune fille. Écrivain
prolifique, Étienne Barilier retrouve certains de ses thèmes favoris,
dans une atmosphère crépusculaire.
Depuis un demi-siècle et plus de soixante livres, il n’a cessé de
s’interroger sur la beauté et les arts, leur place dans ce monde, leur
sens dans cette vie. Avec L’Ovale parfait, Étienne Barilier poursuit cette réflexion en situant son roman au bord du précipice: nous sommes à Hiroshima en 1944.
Théo, le narrateur vit ici depuis sept ans. Son épouse japonaise l’a
quitté et ce peintre français, qui se fait appeler Shin, est resté dans
sa ville d’adoption, désormais occupée par les militaires. Il y vit
dans le souvenir de splendeurs éteintes, alors que «lentement et
sûrement, les casernes ont remplacé les théâtres, les postes de police
ont supplanté les restaurants et les lumières surtout, les lumières
n’ont cessé de décroître.»
Emporté par son désir de beauté pure, Théo-Shin semble totalement la
dissocier du Bien, contrairement à la tradition platonicienne. Il tombe
un jour sur une toute jeune fille, chinoise apparemment, dans les
«ruelles du port d’Ujina». Le quartier chaud. Il la découvre dans une
encoignure, entre deux boutiques, «pas en service, mais en fuite» et la
recueille. Victime de la guerre, elle demeure muette, lâchant seulement
son prénom, Chan.
Théo veut la peindre, obsédé par une «recherche de la beauté féminine, du bijin-go, à tout prix». Il veut créer «avant la défaite du Japon, le chef-d’œuvre du ni-hongo,
qui, peut-être, non, sûrement, permettrait au pays vaincu de regagner
sa dignité». La beauté, l’art, pour sauver le monde de l’effondrement:
le symbole et le lien avec notre époque semblent évidents.
«Un sale violeur»
Tout au long du roman, Hiroshima se prépare au pire, sans savoir que ce
sera pire encore. Théo et Chan arpentent cette ville où l’on a élargi
les rues, «afin d’établir des coupe-feu, rapport aux bombardements
possibles.» «J’ai l’impression que nous allons vers une catastrophe
chaque jour plus inéluctable et plus horrible», note le peintre. Avant
d’ajouter que «le Japon que nous aimons se renie de la plus atroce
manière, c’est en somme la fin du monde pour quiconque a aimé en lui la
beauté, la finesse et la grâce».
Dans cette déliquescence généralisée, le narrateur perd pied, lui
aussi. Sa passion pour Chan se révèle également charnelle, ce que ne
manque pas de lui reprocher Corentin, un ami peintre: «Tu es assez
cinglé pour croire que tu vas réaliser le portrait parfait, ce qui, si
je suis la logique de fou, te donnerait tous les droits de mort sur
cette gamine et, très accessoirement sur toi-même. Toi-même, ça te
regarde, mais elle, n’y touche pas, n’y touche plus! Ne porte plus la
main sur elle! Est-ce que tu te rends compte que tu n’es qu’un sale
violeur?»
Temps crépusculaires
Émaillé de références à la culture et à la peinture japonaises, L’Ovale parfait
prend ainsi une tonalité inhabituelle, sombre et malsaine. D’autant
plus que le narrateur pousse sa perversité jusqu’à espérer mourir de la
main de sa protégée. Étienne Barilier demeure toutefois trop
intelligent pour se complaire dans les bas-fonds glauques et la
provocation facile.
Son roman n’en reste pas moins troublant, avec cette vision de
l’innocente beauté emportée par la funeste obsession d’un homme et par
l’horreur de l’histoire. Comme le lâche le peintre désabusé: «Ah oui,
nous vivons des temps crépusculaires, il n’y a pas à dire.»
Étienne Barilier en trois jalons
Laura (1973)
Les débuts. «Pas de
doute, nous sommes en présence d’un livre racé, substantiel, d’une
provocante actualité», écrivait Henri-Charles Tauxe dans 24 Heures, le 15 décembre 1973. À 26 ans, Étienne Barilier publiait déjà son troisième roman, après Orphée (1971) et L’Incendie du château (1973). Et ceci à côté d’études classiques à l’Université de Lausanne. Il les conclura par une thèse de doctorat consacrée à Albert Camus, philosophie et littérature que l’Âge d’Homme publiera en 1977.
Laura préfigure ce que
confirma la suite. Barilier l’érudit, le philosophe, l’intellectuel,
écrit des romans limpides, parfois ironiques, intelligents et jamais
pédants.
Comme dans L’Ovale parfait, le
narrateur est peintre et le roman va suivre, jusqu’à Venise, la
relation de ce cynique avec une jeune femme, modèle à ses heures.
Au-delà de cette liaison ambiguë, le livre contient déjà nombre de
thèmes que l’écrivain ne va cesser d’explorer: la passion amoureuse, la
beauté, les arts, l’Italie…
Le Dixième Ciel (1986)
Un sommet. À 40 ans, Étienne Barilier a désormais publié onze romans (et quelques essais) dont Passion (1974), Le Chien Tristan (1977), Duel (1981)… Avec Le Dixième Ciel,
il se lance dans une fresque historique ambitieuse: fondé sur le
personnage de Pic de la Mirandole(1463-1494), il offre une plongée
magistrale dans la Renaissance, en offrant un fascinant panorama de la
vie florentine, peuplée de personnages marquants, comme Laurent le
Magnifique, Savoranole, Botticelli… Le livre, qui reçoit le Prix des
auditeurs de la RSR 1987, parvient avec une aisance épatante à mêler
les hautes réflexions philosophiques à une intrigue romanesque
parfaitement ficelée.
Désormais, Étienne Barilier est une figure majeure des lettres
romandes. Un intellectuel de haut rang qui tient une chronique de
télévision au Journal de Genève, un romancier à succès et un essayiste qui ne craint pas le combat d’idées, comme dans le cinglant pamphlet Soyons médiocres (1989).
Réenchanter le monde – L’Europe et la beauté (2024)
L’essayiste. En cinquante
ans, Étienne Barilier a publié une trentaine de romans et autant
d’essais. Ils ont trait à ses thèmes favoris, l’art, la musique (Alban Berg, essai d’interprétation, B-A-C-H, histoire d’un nom dans la musique…) mais aussi à des réflexions plus générales sur la société (Contre le nouvel obscurantisme, Après les idéologies, Nous autres civilisations…), la politique, voire sur des thèmes plus triviaux, comme Martina Hingins, ou la beauté du jeu.
Avec Réenchanter le monde, paru en début d’année, il reprend un de ses sujets favoris (que l’on retrouve dans L’Ovale parfait), la beauté. Le livre s’interroge en effet sur l’idée du Beau, héritée de Platon, et, avec elle, sur celles du Bien et du Vrai.
C’est l’occasion d’une riche balade méditative à travers des œuvres
phares de la culture occidentale et d’une réflexion sur sa décadence:
«La beauté se venge, par le kitsch ou la laideur, comme on le voit
désormais, dans nos musées et nos espaces d’exposition.»
ERIC BULLIARD, La Gruyère
C’est l’histoire d’une passion totale, dans la ville d’Hiroshima telle
qu’elle était avant d’être détruite par la bombe: militarisée, sombre,
où règnent le culte de la guerre et le pressentiment de la défaite.
Mais sur son estuaire, avec son château, ses jardins, cette ville
exerce un charme étrange. C’est là qu’un peintre occidental, obsédé par
le désir d’immortaliser la beauté pure, rencontre une toute jeune
fille, sans doute chinoise et victime de la guerre, qui accepte de le
suivre mais demeure muette. Pris pour elle d’une passion féroce, il
passe ses jours et ses nuits à la peindre et à l’aimer, la rage
amoureuse de l’homme décuplant la fièvre de l’artiste.
Il n’arrête de peindre et de faire l’amour que pour errer avec sa
compagne dans la ville crépusculaire. Il y rencontre les rares
personnes de sa connaissance, se confie à elles, ou les défie. Il a
deux buts qui n’en font qu’un: réaliser l’oeuvre suprême, et mourir de
la main de celle qu’il aura peinte. Mais le silence de la jeune fille
et son apparente soumission ne l’empêcheront pas d’exercer sa liberté.
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