Étienne Barilier à Hiroshima, un peu avant la bombe
Dans Réenchanter le monde
(PUF, 2023), Étienne Barilier opposait deux manières de concevoir la
beauté. Celle du Japon qui la valorise «à l’état pur», comme
toute-puissante, sans rapport avec le bien et le mal. Et celle de
l’Europe qui tolère rarement cette forme d’indifférence morale. Le
roman qu’il publie aujourd’hui transpose habilement cette dualité à
l’intérieur d’une fiction. Le narrateur de L’Ovale parfait
est un transfuge: un peintre européen ayant renoncé à son identité et à
sa culture pour se fondre dans la tradition japonaise qu’il veut
défendre contre l’influence corruptrice de l’art occidental. Devenu
Shin Asano, il aspire à un art «plus vivant que la vie». Mais c’est la
mort qui l’obsède.
Nous sommes à Hiroshima, peu avant que la foudre atomique tombe sur
cette ville où se respire déjà l’odeur de la défaite. Une ville
dépouillée de ses charmes anciens, militarisée, inquiète, sinistre,
dont l’atmosphère finement rendue n’annonce rien de bon. Dans le
quartier du port, Shin Asano tombe en arrêt devant une très jeune
fille: l’ovale de son visage lui semble parfait. Qui est-elle?
Japonaise? Chinoise? On ne sait; elle se refuse à parler. Elle va
cependant suivre le peintre qui veut faire son portrait pour exprimer
la quintessence de la beauté féminine: une œuvre si puissante qu’elle
ferait rayonner sa jeunesse à jamais. Alors, pourquoi survivre au
tableau? Dans son esprit, leur double mort devrait sceller le
chef-d’œuvre.
En réalité, le peintre asservit la jeune fille à son fanatisme
artistique et à ses désirs sexuels, mais pas autant qu’il le croit et
qu’il nous le laisse croire… Personnage complexe, loin d’être la simple
incarnation d’une conception particulière de l’art, Shin Asano
engloutit le lecteur dans le flux de ses paroles tantôt exaltées,
tantôt rageuses ou crépusculaires. On est enfermé dans sa parole comme
la jeune fille reste murée ddans son silence, ce qui donne sans doute à
ce très beau roman d’Étienne Barilier sa force narrative.
MICHEL AUDETAT, Passage du livre, Le Matin Dimanche
Les Mots pour le peindre
Éienne Barilier. Le romancier
de la peinture, de la musique, de la passion, nous entraîne au Japon
dans son dernier livre. Rencontre avec l’écrivain multifacettes:
essayiste, biographe, chroniqueur traducteur.
L’ovale parfait du visage d’une jeune femme mutique renaîtra-t-il sur
la toile du peintre? On ne racontera pas le dernier roman d’Étienne
Barilier, paru cet automne chez Bernard Campiche. Qu’il suffise de dire
qu’en suivant à Hiroshima peu avant la bombe, un peintre occidental aux
prises avec les affres de la création et celles de la chair, il aborde
de façon intensément incarnée les grands mystères de l’existence et de
l’art. En arrière-plan la documentation impeccable de Barilier sur les
écoles picturales nippones traditionnelle et occidentale nourrit le
récit d’une passion au sens premier du terme – à la fois charnelle et
artistique.
Ce onzième roman s’inscrit dans une œuvre protéiforme qui compte aussi du théâtre, des dizaines de chroniques pour le Journal de Genève, L’Hebdo et aujourd’hui pour L’Écho
et 33 essais dont huit titres de la collection Savoir suisse qui vont
de Camus à Einstein, des méfaits sociétaux des médias et de
l’informatique à la musique des compositeurs en exil aux notes B-A-C-H
dans la musique… Sans oublier un livre poignant, profond et éclairant. Absolument la vie (Labor
et Fides, 2022), tombeau de sa femme Monique, catholique à la foi
heureuse, et en contrepoint confession intime d’un fils de pasteur en
délicatesse, lui, avec la foi. S’il écrit encore, dit-il, c’est aussi
pour elle, pour «le sourire qu’elle adressait à la vie». Mais le même
Barilier a publié aux éditions Presses Inverses un truculent Don Juan malgré lui en hommage à Molière et des Exercices de style éroti-comiques, pastiche grivois de haute tenue du classique de Queneau.
Curiosité tous azimuts
D’où lui viennent cette fécondité, l’étonnante variété des thèmes et
des formes de ses livres. «Trois questions en une! J’écris, j’ai besoin
d’écrire. C’’est un élan, on se jette en avant et on se laisse conduire
vers quelque chose qu’on n’a pas pu prévoir.» Son moteur, c’est le
désir d’inventer, de créer quelque chose d’inédit – il se souvient
qu’enfant, recevant un Meccano, il écartait plans et modèles pour
fabriquer quelque chose d’original.
La multiplicité des sujets? «Je suis heureux de tout aimer, en tout cas
de m’intéresser à presque tout et de pouvoir en parler.» La forme?
Aucune théorie littéraire. «Il me semble que le besoin de créer se
cherche une forme et finit par le trouver.»
Vivre de sa plume
Né en 1947, Étienne Barilier a commencé à 20 ans à écrire Orphée,
premier roman publié. Les précédents restés dans le tiroir. Il vivait
alors chez ses parents à Lausanne. Au sortir de la faculté des Lettres,
décidé à vivre de sa plume, il ne devient pas enseignant. Vladimir
Dimitrijevic, démiurge de L’Âge d’Homme, publie Laura et L’Incendie du
château en 1971, convaincu de son avenir d’écrivain, il lui verse de
modestes acomptes mensuels sur ses hypothétiques droits d’auteur, qui
lui permettent de subsister.
Les romans s’enchaînent et les distinctions: en 1977 un Prix d’Honneur (Paris) pour Le Chien Tristan, en 1980 le Rambert pour Prague, en 1987 ceux des auditeurs de la Radio Romande, pour Le Dixième Ciel et
de la Fondation vaudoise pour la création artistique pour l’œuvre
accomplie jusqu’alors – reconnaissance réitérée en 2010 par le Prix de
la Fondation Leenaards après le Dentan en 2022 pour L’Énigme et avant le Bibliomédia en 2011 pour Un Véronèse.
Autant d’encouragements pour le jeune romancier et de protection contre
le découragement pour l’écrivain vieillissant», lâche-t-il avec un
sourire.
Entre ces fictions se glissent autant d’essais, sur des thèmes fort
divers. Romancier ou essayiste? Et comment se montrer compétent dans
tant de domaines pointus? La question l’amuse: «Je ne suis pas d’abord
romancier, mais écrivain, et mon instrument, ce sont les mots. Œuvres
de l’intelligence – essais – ou œuvres de la sensibilité et de
l’intuition – fiction –, tout est ouvert.» Et, ajoute-t-il avec son
rire retenu de pince-sans-rire capable d’autodérision, «le plus grand
philosophe de tous les temps, Platon, était aussi un grand poète».
Jusqu’à la fin du XXe siècle, de grands auteurs ont touché aux deux
genres, note-t-il en citant Camus, Sartre, Ramuz (Besoin de grandeur, Questions).
Aujourd’hui, souvent est à l’ère des spécialistes, mais l’affaire de
l’essayiste n’est pas de faire parade d’un savoir encyclopédique, c’est
de se mettre en face d’un problème avec toute sa personnalité, sa
subjectivité. Ce qui m’intéresse quand j’écris une biographie, c’est la
puissance créatrice, ce que savants ou artistes ont apporté de nouveau
à notre vision du monde.»
L’écrivain torpille au passage deux idées reçues». Non le roman n’est
pas le contraire du réel, pas même une brève escapade en dehors de lui:
«Le roman parle du réel, va à sa rencontre, voyez Balzac ou Proust.
Non, on n’écrit pas un roman sur quelque chose: cela implique une
distance. Quand j’écris un roman, j’écris quelque chose.»
Frère de ses personnages
À écouter Étienne Barilier, on saisit à quel point, essayiste ou
romancier, il se sent frère de ses personnages. Giacometti ou Sophie
Taueber-Arp pour le Savoir suisse et autant que Noor, la princesse
agente secrète de son récent roman éponyme. Dans Khartoum assiégée,
il est frère autant du général anglais Gordon que du journaliste
français rescapé de la Commune de Paris. L’écrivain s’est passionné
pour d’autres figures, Pic de la Mirandole, le penseur et condottiere
du roman Le Dixième Ciel.
Martina Hingis (un essai) ou la pianiste Yuga Wang, qui – motif de joie
– n’était pas encore célèbre quand parut le roman épistolaire Piano chinois.
Si la peinture est très présente bien avant L’Ovale parfait, notamment dans Ruiz doit mourir (Godward contre Picasso) et Un Véronèse,
la musique est une composante essentielle de l’œuvre de Barilier «Comme
la littérature, elle se passe dans le temps, elle a affaire au temps,
donc à la mort – mais une différence rend l’écrivain jaloux: avec les
mots, on a toujours un peu de monde qui nous colle aux semelles, et
puis les mots peuvent être menteurs. La musique est pure. Le langage
musical a quelque chose de plus pur qui me fascine.»
Pureté, honnêteté du langage, l’obsession de l’auteur ne quitte pas
Barilier traducteur. S’il a traduit aussi bien Dürrenmatt et Muschg que
Landolfi de l’italien et Castellion du latin, une liberté lui vient des
monstres auxquels il s’est attaqué, les Notes de Ludwig Hohl. Les 1 300 pages du Droit maternel de Bachofen et le 3 000 pages des Brouillons
de Lichtenberg, à paraître mi-avril chez Noir sur Blanc. «Rémunéré, ce
travail littéraire m’a permis de centrer ma vie sur l’écriture. Et je
m’y suis engagé comme je m’engage dans mes propres livres, avec la même
intensité.
JACQUES POGET, Le Courrier
Avant la fin du monde
En 1944, à Hiroshima, un
peintre devient obsédé par la beauté d’une jeune fille. Écrivain
prolifique, Étienne Barilier retrouve certains de ses thèmes favoris,
dans une atmosphère crépusculaire.
Depuis un demi-siècle et plus de soixante livres, il n’a cessé de
s’interroger sur la beauté et les arts, leur place dans ce monde, leur
sens dans cette vie. Avec L’Ovale parfait, Étienne Barilier poursuit cette réflexion en situant son roman au bord du précipice: nous sommes à Hiroshima en 1944.
Théo, le narrateur vit ici depuis sept ans. Son épouse japonaise l’a
quitté et ce peintre français, qui se fait appeler Shin, est resté dans
sa ville d’adoption, désormais occupée par les militaires. Il y vit
dans le souvenir de splendeurs éteintes, alors que «lentement et
sûrement, les casernes ont remplacé les théâtres, les postes de police
ont supplanté les restaurants et les lumières surtout, les lumières
n’ont cessé de décroître.»
Emporté par son désir de beauté pure, Théo-Shin semble totalement la
dissocier du Bien, contrairement à la tradition platonicienne. Il tombe
un jour sur une toute jeune fille, chinoise apparemment, dans les
«ruelles du port d’Ujina». Le quartier chaud. Il la découvre dans une
encoignure, entre deux boutiques, «pas en service, mais en fuite» et la
recueille. Victime de la guerre, elle demeure muette, lâchant seulement
son prénom, Chan.
Théo veut la peindre, obsédé par une «recherche de la beauté féminine, du bijin-go, à tout prix». Il veut créer «avant la défaite du Japon, le chef-d’œuvre du ni-hongo,
qui, peut-être, non, sûrement, permettrait au pays vaincu de regagner
sa dignité». La beauté, l’art, pour sauver le monde de l’effondrement:
le symbole et le lien avec notre époque semblent évidents.
«Un sale violeur»
Tout au long du roman, Hiroshima se prépare au pire, sans savoir que ce
sera pire encore. Théo et Chan arpentent cette ville où l’on a élargi
les rues, «afin d’établir des coupe-feu, rapport aux bombardements
possibles.» «J’ai l’impression que nous allons vers une catastrophe
chaque jour plus inéluctable et plus horrible», note le peintre. Avant
d’ajouter que «le Japon que nous aimons se renie de la plus atroce
manière, c’est en somme la fin du monde pour quiconque a aimé en lui la
beauté, la finesse et la grâce».
Dans cette déliquescence généralisée, le narrateur perd pied, lui
aussi. Sa passion pour Chan se révèle également charnelle, ce que ne
manque pas de lui reprocher Corentin, un ami peintre: «Tu es assez
cinglé pour croire que tu vas réaliser le portrait parfait, ce qui, si
je suis la logique de fou, te donnerait tous les droits de mort sur
cette gamine et, très accessoirement sur toi-même. Toi-même, ça te
regarde, mais elle, n’y touche pas, n’y touche plus! Ne porte plus la
main sur elle! Est-ce que tu te rends compte que tu n’es qu’un sale
violeur?»
Temps crépusculaires
Émaillé de références à la culture et à la peinture japonaises, L’Ovale parfait
prend ainsi une tonalité inhabituelle, sombre et malsaine. D’autant
plus que le narrateur pousse sa perversité jusqu’à espérer mourir de la
main de sa protégée. Étienne Barilier demeure toutefois trop
intelligent pour se complaire dans les bas-fonds glauques et la
provocation facile.
Son roman n’en reste pas moins troublant, avec cette vision de
l’innocente beauté emportée par la funeste obsession d’un homme et par
l’horreur de l’histoire. Comme le lâche le peintre désabusé: «Ah oui,
nous vivons des temps crépusculaires, il n’y a pas à dire.»
Étienne Barilier en trois jalons
Laura (1973)
Les débuts. «Pas de
doute, nous sommes en présence d’un livre racé, substantiel, d’une
provocante actualité», écrivait Henri-Charles Tauxe dans 24 Heures, le 15 décembre 1973. À 26 ans, Étienne Barilier publiait déjà son troisième roman, après Orphée (1971) et L’Incendie du château (1973). Et ceci à côté d’études classiques à l’Université de Lausanne. Il les conclura par une thèse de doctorat consacrée à Albert Camus, philosophie et littérature que l’Âge d’Homme publiera en 1977.
Laura préfigure ce que
confirma la suite. Barilier l’érudit, le philosophe, l’intellectuel,
écrit des romans limpides, parfois ironiques, intelligents et jamais
pédants.
Comme dans L’Ovale parfait, le
narrateur est peintre et le roman va suivre, jusqu’à Venise, la
relation de ce cynique avec une jeune femme, modèle à ses heures.
Au-delà de cette liaison ambiguë, le livre contient déjà nombre de
thèmes que l’écrivain ne va cesser d’explorer: la passion amoureuse, la
beauté, les arts, l’Italie…
Le Dixième Ciel (1986)
Un sommet. À 40 ans, Étienne Barilier a désormais publié onze romans (et quelques essais) dont Passion (1974), Le Chien Tristan (1977), Duel (1981)… Avec Le Dixième Ciel,
il se lance dans une fresque historique ambitieuse: fondé sur le
personnage de Pic de la Mirandole(1463-1494), il offre une plongée
magistrale dans la Renaissance, en offrant un fascinant panorama de la
vie florentine, peuplée de personnages marquants, comme Laurent le
Magnifique, Savoranole, Botticelli… Le livre, qui reçoit le Prix des
auditeurs de la RSR 1987, parvient avec une aisance épatante à mêler
les hautes réflexions philosophiques à une intrigue romanesque
parfaitement ficelée.
Désormais, Étienne Barilier est une figure majeure des lettres
romandes. Un intellectuel de haut rang qui tient une chronique de
télévision au Journal de Genève, un romancier à succès et un essayiste qui ne craint pas le combat d’idées, comme dans le cinglant pamphlet Soyons médiocres (1989).
Réenchanter le monde – L’Europe et la beauté (2024)
L’essayiste. En cinquante
ans, Étienne Barilier a publié une trentaine de romans et autant
d’essais. Ils ont trait à ses thèmes favoris, l’art, la musique (Alban Berg, essai d’interprétation, B-A-C-H, histoire d’un nom dans la musique…) mais aussi à des réflexions plus générales sur la société (Contre le nouvel obscurantisme, Après les idéologies, Nous autres civilisations…), la politique, voire sur des thèmes plus triviaux, comme Martina Hingins, ou la beauté du jeu.
Avec Réenchanter le monde, paru en début d’année, il reprend un de ses sujets favoris (que l’on retrouve dans L’Ovale parfait), la beauté. Le livre s’interroge en effet sur l’idée du Beau, héritée de Platon, et, avec elle, sur celles du Bien et du Vrai.
C’est l’occasion d’une riche balade méditative à travers des œuvres
phares de la culture occidentale et d’une réflexion sur sa décadence:
«La beauté se venge, par le kitsch ou la laideur, comme on le voit
désormais, dans nos musées et nos espaces d’exposition.»
ERIC BULLIARD, La Gruyère
C’est l’histoire d’une passion totale, dans la ville d’Hiroshima telle
qu’elle était avant d’être détruite par la bombe: militarisée, sombre,
où règnent le culte de la guerre et le pressentiment de la défaite.
Mais sur son estuaire, avec son château, ses jardins, cette ville
exerce un charme étrange. C’est là qu’un peintre occidental, obsédé par
le désir d’immortaliser la beauté pure, rencontre une toute jeune
fille, sans doute chinoise et victime de la guerre, qui accepte de le
suivre mais demeure muette. Pris pour elle d’une passion féroce, il
passe ses jours et ses nuits à la peindre et à l’aimer, la rage
amoureuse de l’homme décuplant la fièvre de l’artiste.
Il n’arrête de peindre et de faire l’amour que pour errer avec sa
compagne dans la ville crépusculaire. Il y rencontre les rares
personnes de sa connaissance, se confie à elles, ou les défie. Il a
deux buts qui n’en font qu’un: réaliser l’oeuvre suprême, et mourir de
la main de celle qu’il aura peinte. Mais le silence de la jeune fille
et son apparente soumission ne l’empêcheront pas d’exercer sa liberté.
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