Son deuil devient une source d'énergie
Les poèmes de Claire Genoux ont une force narratrice. Elle ne croit pas aux vertus de l'oubli
Née à Lausanne, cette intellectuelle de l’UNIL ne se déterminera à
écrire d’une manière littéraire qu’à l’âge de vingt-huit ans. Saisons du corps,
sa deuxième œuvre, obtient en 1999 rien de moins que le Prix Ramuz de
poésie. De vers libres en prose inspirée, Claire Genoux s’achemine peu
à peu à rédiger, en 2014, un premier roman, La Barrière des peaux, qui racontait déjà le chagrin d’une enfant qui fut détachée, à huit ans, de sa mère. Maman a disparu, est-elle morte?
Prose élégiaque
C’était encore une maman romanesque, et fictive. Une autre – ou est-ce
la même? – réapparaît avec une présence moins virtuelle dans un nouveau
texte de Claire Genoux, qui revient à l’exercice du poème. À sa
versification libre, mais aussi sous une forme de prose élégiaque. La
mère y rayonne comme une femme qui a bel et bien existé. On apprend
qu’elle s’appelait Martine Bryois. Ses trois filles, dont la poétesse,
l’ont accompagnée dans une inoubliable agonie, puis inhumée dans un
cimetière où la mort ne triomphera pas. Des enfants viendront toujours
y danser avec leur salvatrice innocence. Et Claire Genoux d’adresser à
cette génitrice à jamais disparue cet adieu qui n’en est pas un:
«Je fermerai les yeux et t’aimerai avec cette blancheur tremblée des
doigts. Je ne retournerai pas dans ma bouche les roses noires du
silence. Je ferai comme tu dis, j’inventerai le mot juste. L’obscurité
est mon vieux rêve. Je connais le soleil froid des chambres où les
fleurs sont si près d’éclore. Il y a encore des baisers pour toi,
quelque part près des lèvres, de vieux baisers lâchés dans le jour.»
GILBERT SALEM, 24 Heures
Claire Genoux écrit avec ses larmes
L’écrivaine lausannoise met en
mots la mort récente de sa mère avec une infinie beauté. Le metteur en
scène Denis Maillefer dit ici son admiration bouleversée
Claire Genoux écrit à travers les larmes, dans la brume du deuil. Elle
écrit des poèmes de mort. Ou de morte, puisqu’elle parle de sa mère,
récemment disparue. Peut-être qu’on écrit pour ne pas mourir, et aussi,
dans ce livre, pour que la personne si aimée vive encore. Un recueil de
poèmes, donc, que je lis et relis, en me disant simplement, naïvement,
ce n’est pas possible que ce soit si beau. La mort et l’amour, on écrit
toujours sur cela, sans doute. Sur ce qui est perdu, ce qu’on pensait
avoir pour toujours, et puis non.
Je pense à Philippe Forest, qui ne fait qu’écrire (sur) la mort de sa
fille. Et pourtant, ni lui ni Claire Genoux n’embellissent la mort dans
une grande et fataliste sagesse. La mort n’est que scandale, et les
écrivains sont pour cela obligés d’écrire les mots de la mort et de
l’amour, ils sont obligés de dire. Alors Claire Genoux dit tout, la
douleur, l’impossible. Écrire c’est pleurer, écrit-elle justement. Et
lire aussi, c’est pleurer. Pourquoi lire si ce n’est pour pleurer et
être soulagé que d’autres ont pleuré avant nous en écrivant, qu’ils
sont comme nous, qu’on n’est pas seuls.
«Tout ce qui avait été mis ensemble / maintenant défait.» Avec des mots
parfois lointainement ramuziens (et aussi absolument à elle), elle dit
le gouffre de celle qui était là et n’est plus là désormais. Il
faudrait citer chaque vers de Claire Genoux, qui écrit comme on murmure
des mots rares, précieux, secrets et si simples aussi. Elle écrit
dans «l’absence totale des mots / pour le dire». La mort rend muet, et
pourtant, il faut chercher et aligner les lettres, dire qui elle était,
cette mère, dire qui elle est désormais, Claire Genoux. Ce livre se
nomme Orpheline, et nous le
sommes tous avec l’auteure. Les grands auteurs nous donnent
l’impression qu’ils ont écrit exactement ce que nous, lecteurs, avions
au fond du coeur comme un secret indicible, et eux le disent,
justement, mot après mot, exactement. Claire Genoux écrit qui je suis,
elle raconte chaque lecteur, elle dit des mots que chacun voudrait
pouvoir dire, des mots comme «un jour on l’écrira / on écrira sur la
beauté qu’elle a eue / sur la jeunesse du corps / et sa solitude dans
l’été».
Dans un autre livre au titre magnifique mes mots mais c’est moi, elle
écrit dans ma langue, la langue que personne ne connaît. Claire Genoux
vit à Lausanne. Vous la croisez au marché peut-être, et vous ne savez
pas quel monde est dans ses livres, dans ses lignes. Elle dit peut-être
bonjour, des fraises, et puis aussi des ancolies, j’aime les ancolies.
Vous ne savez pas qu’elle écrit de la poésie, on ne pense jamais que
quelqu’un au marché écrit de la poésie, écrit des mots insensés comme
«dans tout ce qu’il y aura après / les livres les voyages les enfants /
on pourra seulement se souvenir comment ça avait été de l’aimer». Non,
vous ne pouvez pas savoir. On ne sait pas pourquoi les poètes sont des
poètes. Ils n’existent en vrai que dans les mots qu’ils écrivent. La Barrière des peaux,
Claire Genoux cite Duras et oui, on peut y penser de loin, à Duras, non
pas comme une influence, plutôt comme une même géographie intime: «Elle
leur a dit ça dans la nuit / qu’elle nous aimait / nous / ses trois
filles.»
Ces jours-ci, parfois, je me dis je vais l’appeler, lui dire «vous êtes
avec moi dans la nuit, je veux dire vos mots bien sûr, pas vous, vous
comprenez (je m’embrouillerais), et c’est bien». Évidemment je ne le
fais pas. Et puis, je lui dirais quoi, vraiment, à Claire Genoux, dans
la nuit. Merci. C’est beau. On ne devrait pas commenter la poésie, on
devrait dire, c’est de moi dont elle parle. Elle pleure, mais c’est
moi. C’est sa mère mais c’est nous tous. Ce ne sont pas mes mots mais
c’est moi, elle écrit dans ma langue, la langue que personne ne connaît.
Claire Genoux vit à Lausanne. Vous la croisez au marché peut-être, et
vous ne savez pas quel monde est dans ses livres, dans ses lignes. Elle
dit peut-être bonjour, des fraises, et puis aussi des ancolies, j’aime
les ancolies. Vous ne savez pas qu’elle écrit de la poésie, on ne pense
jamais que quelqu’un au marché écrit de la poésie, écrit des mots
insensés comme «dans tout ce qu’il y aura après / les livres les
voyages les enfants / on pourra seulement se souvenir / comment ça
avait été de l’aimer». Non, vous ne pouvez pas savoir. On ne sait pas
pourquoi les poètes sont des poètes. Ils n’existent en vrai que dans
les mots qu’ils écrivent. Claire Genoux cherche le sel qui est dans les
larmes, et elle organise ensuite les grains sur la feuille, patiemment.
À la fin cela forme une trace, c’est le poème, il n’est plus à elle, il
est à moi. Et à toutes celles et ceux qui le liront après elles. Elle,
Claire Genoux, si vivante. Elle, la mère de Claire Genoux, si morte.
DENIS MAILLEFER, Le Matin Dimanche
«Quelque chose de brillant qui s’est déposé dans mes yeux à moi»
Dans tes yeux, maman, qu’y avait-il? Qu’y avait-il sinon de l’amour, de
la tendresse, de l’admiration? Quelque chose qui toujours te débordait
et je le voyais depuis l’enfance quand tu me berçais la tête et le
corps dans tes longs cheveux noirs. Quelque chose de brillant qui s’est
maintenant déposé dans mes yeux à moi et dans ceux de mon enfant. Un
déploiement silencieux de larmes parfois, surgies d’un chagrin que tu
taisais, mais elles fondaient comme des rayons d’étoiles sur ton visage
pur. Toujours tu me précédais, tu voyais plus loin que moi, même au
soir de ta vie. Et ce sont tes yeux maintenant qui me guident sur ce
chemin de vertiges. Je redis ton nom, maman, je te vois qui regardes
dans les lointains du ciel avec une douceur qui apaise.»
CLAIRE GENOUX, Le Matin Dimanche
Il y a quelque deux ans, un jeudi trois avril, Claire Genoux est
devenue orpheline. À quarante-deux ans, elle a perdu sa maman, Martine
Bryois, en mémoire de laquelle elle publie maintenant ce magnifique
livre de poèmes.
Très tôt sa maman distingue Claire parmi ses trois filles:
«Elle dit qu'avec celle-ci des trois
celle qui écrit des livres
ça avait été difficile
mais qu'elle s'était habituée avec le temps
aux silences
que cette enfant-là
elle avait toujours fait ce qu'elle voulait
et que très tôt
ça avait été joué
qu'elle allait écrire
qu'elle ne s'arrêterait plus÷
S'adressant à sa maman, Claire lui donne raison:
«j’écris pour tu sois moins morte
je me fais redire dans la tête
lentement ton histoire»
Cette histoire, ce sont des souvenirs d'enfance, des choses auxquelles on pense toujours après,
«comment ç'avait été de l’aimer,»
mais aussi la vie qu'elle aurait eue sans ses filles:
«On parlerait de cette femme
qu'on aurait vue
très belle et lointaine sur la plage
on écrirait un roman d'elle
on parlerait de la totalité des choses de son corps
et comment il est traversé par le vent heurté des feuilles»
Cette histoire, c'est l'annonce de la maladie par sa mère:
«elle a dit des mots graves et très beaux
qu'il faudra s'habituer
et continuer avec le corps»
le départ pour la clinique:
«c’était le jour de la cérémonie d'ouverture
des jeux de Sotchi»
Cette histoire, ce sont
«ces jours qui restent avec elle dans la chambre
– mais combien»
le fatidique huit février:
«Ils ont tout enlevé
vidé jusqu'au fond
jusque vers le dos
ils ont fait ça sur elle
sur maman»
Cette histoire, c’est
«celle de la séparation de la mère et de la fille
elle a commencé sans qu'on le sache
elle a commencé dans l'absence totale
des mots pour le dire»
Et, quand les mots viennent, elle dit:
«j’écris par ruissellement
et les larmes pleurent aux doigts
percent entre les ongles»
Cette histoire se termine le mardi 8 avril:
«Je suis avec elle dans la grande auto grise
(…)
elle me parle avec sa voix
avec de vraies lèvres
et c'est le seul bruit»
avant le trou:
«ils ont détaché les cordes
ils ont fait rouler la boîte
ils ont dit encore des phrases
mais on n'a plus entendu
on a juste vu que la terre était grise
quand ils t'ont descendue»
Cette histoire qu'il fallait raconter parce
«que c'était une solution à la vie»
a un épilogue.
Cet homme, pour lequel elle écrit, lui dit
«que maintenant
on ne veut plus rien savoir
de la mort de sa mère»
Elle répond:
«écrire des histoires d’amour
elle ne sait pas si elle peut
elle dit qu’écrire
c'est à cause du corps»
Justement...
Blog de FRANCIS RICHARD
Claire Genoux poétesse
Orpheline
En littérature on se fout de l’authenticité. C’est bon pour les
documents chocs et les témoignages qui font pleurer dans les
chaumières. On est d’accord avec Cendrars, qu’il ait pris ou non son
Transsibérien importe peu. En littérature, on veut que ça sonne juste,
ce qui n’est pas la même chose. En littérature on se fout de la forme.
Roman, nouvelles, poésie: l’important est la puissance évocatrice, le
décollage immédiat, ou pas, qui se fait en plongeant dans le texte.
Orpheline, le nouveau
livre de Claire Genoux, née à Lausanne en 1971, Prix Ramuz de poésie
1999, sonne juste, extrêmement juste. Vous lisez ses mots et,
instantanément, vous adhérez.Vous savez ce qu’elle veut dire. Vous
éprouvez ces émotions puissantes que sont le chagrin, et son corollaire
l’espérance, vous sentez l’odeur des lieux, vous enterrez sa mère avec
elle. Et après avoir lu son livre, qui est de fait un recueil d’une
centaine de poèmes courts répartis en neuf chapitres, vous ne savez
plus vraiment si vous avez lu un roman, des nouvelles, ou vu un film,
ou fait un rêve. C’est très troublant. Et clairement dû à la puissance
de la plume de Claire Genoux. Ce que vous savez, c’est qu’un mère est
morte, que sa fille l’a accompagnée dans la maladie puis la mort, dans
sa maison entourée d’arbres, l’a enterrée avec ses deux sœurs dans un
cimetière où, très vite, les enfants ont couru entre les tombes, et
qu’elle apprend peu à peu à penser à elle sans pleurer.
Claire Genoux parle de l’écriture du deuil («Écrire est ma réponse / à
ses deux corps / jadis greffés l’un à l’autre»), de la séparation («Ça
pourrait rendre fou / d’avoir été abandonnée comme ça»). de ce qu’on
doit, ou pas, aux morts («Je te promets / je me souviendrai de tout»),
des rituels de la mort («On a fait ça ensemble / nous / tes filles / on
l’a fait comme si on avait toujours su qu’un jour on le ferait»), des
grands orphelins («L’âge qu’on a quand tu pars / maman / quarante-deux
ans / personne ne songe à le demander»). Sa langue est vertiges,
respirations, simplicité, corps, lumière et douleur. On pense à Duras,
Jaccottet, Woolf, Chessex, Ramuz. Orpheline est poignant, pudique et impudique, fluide, condensé. Aimant.
ISABELLE FALCONNIER, L'Hebdo, 2016, No 20
Claire Genoux et la mort
Dire au revoir à sa mère, qui est décédée d’une maladie foudroyante.
Voilà le thème, s’il fallait le résumer en une phrase du récit poétique
de Claire Genoux Orpheline.
Des vers libres, séquencés en courts poèmes, qui s’enchaînent les uns
aux autres pour raconter l’histoire du deuil, Trois sœurs présentes
lors de toutes les étapes, de l’hôpital au cimetière. L’auteure
lausannoise utilise un langage simple mais touchant, chargé d’une
tristesse que l’on devine toujours vivace. Un regard sur les zones
d’ombre entre les relations mère-fille est également projeté, tout en
subtilité.
«Le jardin est vide / lâché dans le vent d’hiver / ce sera tout le
temps à vif / le langage de la maison / comment elle continuera de
parler / avec une vois qui s’emballe / dans le moments d’orage.»
On repère quelques hommages à l’esthétique de Marguerite Duras, avec
des phrases comme «ça se voyait très fort / ce visage qu’elle avait»
(«Ce visage se voyait très fort», dans L’Amant).
Seul bémol, la longueur du recueil. Tournant toujours autour du même
thème, l’auteure aurait peut-être gagné en intensité à élaguer
certains poèmes pour n’en garder que les plus percutants.
MAR.G, Tribune de Genève
Les poètes aussi tiennent salon à Genève
{…} Claire Genoux a aussi a aussi eu le goût de couler son intense verve poétique dans le moule du roman, en 2014, avec La Barrière des peaux.
Un entrelacs serré de voix, comme tissées à même le corps, à la densité
étouffante. La poétesse lausannoise est de retour aux vers avec ce
recueil, Orpheline, ample et
profond tombeau de mots pour une mère disparue. En quelques 140
poèmes regroupés en neuf sections, l’auteure laboure la terre noire du
deuil, explore cette béance nouvelle en mots limpides convoquant les
souvenirs d’enfance, la mémoire des petits riens qui faisaient
l’intensité d’une relation. Et cette tentation de rouvrir la boîte, de
rejouer les scènes du passé , de faire «comme si le sang allait te
remonter aux veines / et sous le crâne les pensées»… Mais les mots
finissent par converger, patiemment, sans ponctuation, à cet abandon où
«elle demande qu’on vienne / qu’on mette ce qu’il faut dans les veines».
Nulle brutalité, nulle impudeur pourtant dans cette disparition: les
mots semblent hésiter d’une rive à l’autre de ce large Styx, évoquant
la mort pour mieux convoquer la vie. Une traversée éprouvante et belle,
chevillée au corps comme souvent chez la poétesse. Dans le dernier
poème, une voix le lui fait remarquer. Et sa réponse, profession de foi
d’une œuvre d’une rare cohérence: «elle dit qu’écrire / c’est à cause
du corps».
THIERRY RABOUD, La Liberté
Quel
monde se découvre dans l’infini d’une mère, quel vertige résonne dans
son temps déchiré… C’est avril quand elle s’en va, et la voix des
poèmes de Claire Genoux épelle le nom de l’absente, le prononce dans
l’affection de ses jours, aux heures de la maison, aux pas de
l’après-midi et du jardin, elle le dit dans l’aura des choses qui
parlent d’elle, cette voix plus tard dans l’air de la nuit.
Raconte encore
qui j’ai été
l’histoire du prénom
les premières phrases
les chutes dans les fleurs
et l’anniversaire des huit ans
dis encore
comme une terre douce
le vieux cœur du vent dans les sapins d’enfance
et pourquoi la mort
Quel dialogue ici se poursuit, dans l’intense cheminement de ces pages,
où les mots serrent de mémoire l’être perdu, donnent un visage à son
temps et vers plus loin : une parole tracée dans le don des jours.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT
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