«Oiseau de hasard,
Alexandre Voisard»? C’est ainsi que l’a surnommé un colonel de l'armée
suisse. Sobriquet que le poète a retenu comme titre de son dernier
récit dans lequel il narre les «trois vies» de son grand-père fantôme,
Jacques Eugène Louis dit Louis. Ce grand-père, personne n’en parlait
dans sa famille: «Quant à mon père, je ne l’ai jamais entendu parler du
sien lorsqu’il narrait quelque épisode de son enfance. Et il y aurait
eu sans doute suffisamment de matière à récit puisque papa avait
dix-huit ans à la mort de son géniteur».
Louis, le «grand-père des oubliettes», est avant tout un turlupin
«vif-argent», qui aime s’amuser dans les estaminets de Fontenais et
jouer du cornet à pistons: «Les notes, […] ça lui entre comme les
hirondelles dans leur nid…». Tout comme son frère aîné, il deviendra
horloger mais sera très vite happé par un drame à l’âge de vingt
ans: la perte de sa première épouse, Marie, enceinte, morte
accidentellement six mois après leurs noces. Déboussolé, Louis prend la
fuite en France voisine, à Montbéliard, puis à Belfort, et finit par
s’engager dans la Légion étrangère, en Algérie, non loin de Tlemcen:
«L’exil, désormais, c’est l’errance et bientôt le souci de la survie
tant qu’on n’a pas le cran d’aller se jeter au Doubs. Et la survie
passe par les rares prodigalités de la saison, en maraude des premières
cerises et dans l’attente des framboises et des fraises des bois dont
le carmin commence à éclairer les orées. L’errance vous pousse au bout
de vous-même, non seulement pour garder quelques forces en vous
alimentant comme un feu en hiver picorant au fumier».
Alexandre Voisard a mis quatre ans pour écrire cet ouvrage peu
ordinaire, et cela se comprend aisément: pour construire l’existence
imaginée de son grand-père, il n’a eu à sa disposition qu’un livret
militaire, quelques anecdotes cueillies çà et là, et quelques
informations obtenues auprès des services de l’État civil. Pour le
reste, tout n’est que le fruit de son imagination. Coïncidence
amusante, le poète semble avoir été turbulent dès son enfance et fut
même un saute-frontière en temps de guerre et, tout comme son aïeul, le
poète dessine. Beaucoup de tendresse émane de cet ouvrage, une belle
marque de respect de la part d’un petit-fils envers son grand-père.
Selon ses propos, l’écriture de ce livre s’est heurtée à la difficulté
de placer le récit dans un cadre réaliste empreint de vérité et
d’intimité. Le coucher sur papier, sous liberté surveillée, ne fut
guère aisé. Pari réussi, le poète a donné vie à son grand-père.
Merci «Monsieur Buvard» alias Monsieur Voisard. Vous avez «frisé» la
poésie pour le plus grand bonheur de vos lecteurs et lectrices!
À bientôt 84 ans, Alexandre Voisard est aujourd’hui l’un des plus
grands poètes vivants de Suisse romande, qui n’a rien à envier aux
poètes Cendrars, Chessex, Jaccottet et bien d’autres encore. Affublé
tour à tour d’épithètes réductrices telles que «poète politique»,
«poète de l’amour» ou «poète de la nature», il les récuse toutes même
s’il est fier d’avoir été de ces « poètes de la libération »
du Jura. Il affirme parfois également avoir été «le premier poète
écologiste après saint François d’Assise». Poète donc avant toute chose
(Liberté à l’aube; La Claire Voyante; Les Rescapés; Toutes les vies vécues; Le Dire et le Faire; Une enfance de fond en comble), il est aussi un conteur subtil et ironique (Louve; Un train peut en cacher un autre; L’Année des treize lunes; Maîtres et valets entre deux orages).
Depuis 1990, il siège parmi les trente membres de l’Académie Mallarmé,
à Paris. La parution de «L’Intégrale» d’Alexandre Voisard, en neuf
volumes, sous la direction d’André Wyss, a paru au printemps 2008 et le
poète a reçu le Prix Édouard-Rod la même année.
VALÉRIE DEBIEUX, La Cause littéraire
L’auteur conte l’histoire de ce grand-père dont l'opprobre
familial a effacé le souvenir. C’est vrai qu’il a mené une vie de
«drille de petite mémoire, de bougre d’inidividu, de taborniau». Marié
à vingt, veuf six mois plus tard, il a porté toute sa vie le poids de
ce deuil, accident dont il se sentait coupable. Et l’auteur, tout en
suivant les méandres de cette existence de heurts et de malheurs
laisse percer son affection pour ce chenapan.
Son récit donne un tableau très sombre des conditions de vie de l’Ajoie
entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, entre chômage et
misère, mais il retrouve son âme de poète pour parler de ce Jura qu’il
connaît si bien. «Des mots simples qui donnent des couleurs et du sel à
la vie».
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine, No 297-298
Alexandre Voisard, le livre
Le temps à la trace
Un nouveau livre d’Alexandre Voisard, Oiseau de Hasard…
Mais quelle histoire ici fait son chemin, quelle vie s’envisage dans la
foulée de ces pages? Cette histoire que l’écrivain découvre, c’est
celle de son grand-père paternel, l’absent de la famille, l’aïeul dont
a été refoulée la trace. Sinon qu’il a bien été là, voici son «livret
militaire écorné et jauni», voici cette photographie où on le voit dans
les rangs de la fanfare. Et Alexandre Voisard, dans une belle et
intense traversée, au tournant des siècles derniers, le sort de la nuit
et lui donne une mémoire. Le montre dans son désarroi (sa première
femme est morte sous son coup, accidentel), le suit dans son exil et
jusque dans son engagement à Sidi Bel Abbès, dans ses frasques, son
retour dans le Jura…Ce «sacripant de Louis» par qui le temps se dit, et
revient.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coopération
Alexandre Voisard
Un petit-fils recrée son grand-père
Un soir de plus où Louis rentre ivre à la maison, une violente dispute
éclate avec sa jeune femme, Marie, enceinte de leur premier enfant.
Hors de lui, voulant une bonne fois pour toutes faire taire ces
reproches, Louis pousse sa femme dans l’escalier. Horrifiante, cette
chute non seulement fracasse plusieurs rêves de bonheur, mais elle
conduit aussi au bannissement, dans la famille, de toute évocation de
cet époux criminel.
C’est donc autour de ce lourd silence, de ce vide angoissant à propos
de son grand-père Louis que se construit le récit d’Alexandre Voisard, Oiseau de Hasard.
Afin de réparer l’injustice faite à cet ancêtre né en 1867, chassé de
la mémoire familiale comme on se hâte de chasser, au matin, les
fantômes d’une nuit de cauchemars. Et l’écrivain de se mettre en quête,
et l’écrivain de reconstituer avec humilité et compassion la vie de ce
Louis joyeux luron un peu roublard, surtout fêtard qui préfère, à ses
responsabilités d’époux et de père de famille, les boulots à la petite
semaine, les bamboches et ribouldingues entre copains.
Mais comment habiller de vie ces squelettes de souvenirs, comment leur
donner chair? Avec ces deux maigres documents qui attestent le passage
de Louis ici-bas? Pour l’un, une photographie du jeune homme à
Porrentruy dans son costume de fanfare, «la trentaine saine et
gaillarde», «l'œil clair sous le sourcil bien dessiné»; pour l’autre,
un livret militaire «écorné et jauni». Non, pas de quoi en faire toute
une histoire, encore moins un roman… si ce n’était ce sceau, ce sceau
de la Légion étrangère. Ah, c’est donc là que c’est noué le drame de
Louis: après le terrible accident de Marie, un seul recours possible:
la fuite, l’exil, se faire oublier… tenter, aussi, d’oublier.
S’arracher à ce Jura apaisant dont il aime les gens et les bêtes, les
vallons et les forêts sombres pour essayer, dans cette «terre
d’Afrique» brûlante et désolée, de devenir un autre homme.
Quant au reste, à toutes ces zones d’ombre encore à éclairer dans la
vie de ce «drille de piètre mémoire», c’est à l’imagination de
l’écrivain qu’il convient de les confier. Une imagination féconde de
conteur qui va prendre le relais. Dans un langage vif et truculent,
sans fioritures ni chichis afin d’exprimer aussi près que possible
l’âme humble de ce «loustic insaisissable», c’est elle qui désormais
dictera l’histoire. Grâce au talent de prosateur d’Alexandre Voisard
connu avant tout comme poète, voilà la vie de Louis rendue à ses
descendants: «On voulait t’oublier, tu ris sous cape, un verre à la
main, au hasard des oiseaux.» Une vie où, si rien n’est vrai, tout est
pourtant vraisemblable.
ANNE MOOSER, La Liberté
Un destin de jadis
Dans l’histoire familiale d’Alexandre Voisard, un vide. «Du côté
maternel un grand-père et une grand-mère (…). Du côté paternel, une
grand-mère…» Le poète jurassien, né en 1930, part à la recherche de cet
aïeul manquant, ce grand-père Voisard dont personne ne parle jamais. Il
en tire un récit haletant, celui du destin peu ordinaire de ce «drille
de piètre mémoire, ce bougre d’individu, ce loustic insaisissable».
Né en 1867, Jacques Louis, dit Louis Voisard, prend ainsi forme et vie.
Il est tour à tour horloger comme son père, paysan, fuyard,
légionnaire… La vie de ce joyeux fanfaron est marquée par un drame, la
mort de sa première femme, à la suite d’une dispute, qui le pousse à
partir. Alexandre Voisard tire le fil de cette existence, jusqu’à la
mort pitoyable de son aïeul, en 1916. Sa plume de poète se double d’un
vrai talent de narrateur et permet aussi de faire revivre une époque
révolue au cœur de ce Jura qui lui est si cher.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Un cadre vide, des questions éludées, voilà qui trahit un de
ces secrets qui plombent les familles. Il a fallu qu’Alexandre Voisard
atteigne l’âge de 80 ans pour qu’il retrouve ce grand-père chassé de la
mémoire des Voisard. Grâce à l’état-civil et à un livret de la Légion
étrangère, il retrace les lignes tordues des «trois vies de Jacques
Louis dit Louis», inventant ce que le temps a effacé. Maladroit,
malchanceux, malheureux, rebelle, ami de la bouteille, cet «oiseau de
hasard» semble sorti d’un feuilleton, un personnage emblématique de la
pauvreté du peuple jurassien, de part et d’autre de la frontière, à la
fin du XIXe siècle. Son petit-fils lui dresse un beau tombeau, empreint
d’empathie.
ISABELLE RÜF, Le Phare
De nos jours, comme nous vivons plus longtemps, il n’est pas
rare que plusieurs générations se connaissent, même si elles s’espacent
un peu. Car on se marie et on a des enfants plus tard.
À ma génération, et a fortiori, à celle d’Alexandre Voisard, né en
1930, on côtoyait tout au plus ses grands-parents. Et encore. Pour sa
part, il a encore eu la chance d’avoir deux grands-mamans et un
grand-papa.
Jamais, dans la tribu familiale des Voisard, on ne parle du grand-père
«qui eût fait le compte de ce qui va par deux pour le meilleur comme
pour le pire des vies humaines». Pourquoi ne parle-t-on pas de Jacques
Louis dit Louis Voisard, «ce drille de piètre mémoire, ce bougre
d’individu, ce loustic insaisissable»?
Il a pourtant bel et bien existé, puisqu’il reste de lui un «Livret de
service établi par le bureau de recrutement de la Légion Étrangère» et
une photographie de groupe, prise au tournant du XXe siècle,
celle de la fanfare de Porrentruy où il figure avec ses quatre fils.
Partir en quête de ses origines est chose naturelle.
Alexandre Voisard, dont le creuset familial ne va pas au-delà de la
génération précédant ses parents a au moins voulu dresser le «portrait
de cet ancêtre qui n’était jusque-là que fantôme reclus en la prison de
l’innommé», pour lui-même mais aussi pour ses enfants et leurs enfants
à qui il dédie ce livre.
Louis Voisard est né en 1867, le 23 janvier, à Fontenais, dans une
famille pauvre – le père n’a pas de travail tous les jours et complète
son ordinaire en cultivant son jardin et en s’approvisionnant de bois
en forêt.
Louis, quoique doué, est un enfant plutôt dissipé en classe et plutôt
porté sur le larçin, ce qui lui vaut quelques punitions.
Après l’école obligatoire, il accomplit des petits boulots avec ardeur,
mais, avec des compagnons de bringue, il court les filles et boit sans
soif. Cependant, il acquiert alors des compétences multiples qui vont
lui servir sa vie durant, notamment en horlogerie, en soins des
chevaux, en culture du jardin, en musique – il a hérité d’un cornet qui
va le suivre partout.
La vie de Louis n’est pas un long fleuve tranquille. Après avoir
été déniaisé par une prostituée, il séduit une jeune fille, Marie,
de trois ans son aînée, qui tombe enceinte. Il doit réparer et
l’épouse. Au cours d’une dispute entre les deux jeunes époux, Marie
fait une chute accidentelle dans un escalier et meurt avec l’enfant
qu’elle porte.
Louis s’enfuit après l’enterrement et se rend en France. Chemin faisant
il rencontre un fripier, Léon, qu’il aide à vendre sa marchandise sur
un marché. Ce dernier n’a toutefois pas suffisamment de travail pour le
garder avec lui. Il lui trouve un logement pour une semaine dans une
auberge d’Audincourt. Pendant des semaines, il y devient le factotum de
la patronne, Emma, dans les tâches domestiques et même au lit...
Un jour, un des clients de l’auberge, Ariste, l’informe que des
fabriques ouvrent dans le coin. Après essai concluant, il est embauché
dans l’une d’elles, une fabrique horlogère, et, peu à
peu, il prend ses distances avec Emma, qui finit par le mettre
dehors, parce qu’il n’est plus d’accord pour lui donner la moitié de ce
qu’il gagne...
Au cours d’une bagarre, lors d’une virée à Montbéliard, il est blessé
au pouce et ne peut plus travailler à la fabrique. Il s’engage alors
dans la Légion Étrangère pour cinq ans avec un de ses compagnons de
bringue, Hansi, un Alsacien. Après un périple en France, ils sont
envoyés tous deux par bâteau en Afrique du Nord, à Sidi Bel Abbès.
À la Légion, son surnom d’«Oiseau de Hasard» lui est donné par un
commandant qui l’a pris comme palefrenier pendant le
rétablissement du titulaire qui s’est luxé l’épaule – il avait de
même assuré l’intérim du service de clairon en l’absence de
l’attitré. Quand le commandant lui a demandé comment il s’appelait,
Louis a dit Ouasard, car c’est aini que l’on prononce les v dans
son village:
«Alors, toi, mon gaillard, on peut dire que tu es un Oiseau de Hasard.»
C’est à la Légion encore qu’il apprend comment on soigne les chaudes-pisses...
Ayant attrapé la fièvre jaune il est rapatrié à Marseille, d’où il
déserte pour retourner en Helvétie, après trois ans d’absence.
Bis reptita placent, il est surpris par Madame Marchand qui
emploie Cécile comme domestique, pendant qu’il la lutine dans
la cave. Louis prend une nouvelle fois ses responsabilités et
épouse la jeune femme déshonorée... Mais ce mariage ne sera pas plus
heureux que le premier et la fin du pauvre Louis sera tragique.
Jacques Louis dit Louis aura donc eu plusieurs vies, au moins trois
selon l’auteur, que les grandes lignes de sa vie rappelées
ci-dessus ne font qu’esquisser. Car Louis Voisard aura été
tout à la fois «mauvais époux et piètre papa, horloger, musicien,
légionnaire, déserteur, bûcheron, fripier, domestique, oiseleur,
palefrenier, guignol et bon samaritain».
Son petit-fils a dessiné avec ce livre le portrait d’un personnage
contradictoire - mais ne le sommes-nous pas tous, peu ou prou – qui
dévoile «vaguement confondus les vices et valeurs masqués par les
contradictions d’une existence sempiternellement à cheval entre égoïsme
et générosité, entre dévouement et vilenies, exaltation et mauvais
sort, exubérance et abattement.»
Au-delà de ce portrait nuancé d’un homme, toute une époque est
restituée et cette restitution nous permet de mesurer à quel point les
mœurs ont changé en l’espace d’un peu plus d’un siècle...
Blog de FRANCIS RICHARD
Dès les premières pages du récit autobiographique de ses jeunes années, Le Mot Musique,
Alexandre Voisard évoque ses grands-parents et note que jamais il
n’entendit évoquer son grand-père paternel, décédé à moins de cinquante
ans dans des conditions demeurées obscures. Il laissait une veuve
(devenue sa Grand-Maman des Poules) et sept orphelins dont la vie fut
marquée par un grand dénuement. Pourtant, «ce drille de piètre mémoire,
ce bougre d’individu, ce loustic insaisissable» ne cesse de hanter
l’écrivain et il décide de composer un Tombeau à sa mémoire, comblant
par des mots le trou noir de sa destinée. Neuf ans après, paraît ce
touchant Oiseau de Hasard
(Oussard, prononce Louis lorsqu’il décline son identité, peinant à
prononcer le V de son patronyme), dans lequel Alexandre Voisard redonne
vie et couleurs à cet «ancêtre qui n’était jusque-là que fantôme reclus
en la prison de l’innommé». Il y porte au plus haut sa virtuosité
narrative, son talent de «portraitiste», son regard pétri d’humanité et
sa sensibilité de poète.
À partir d’une maigre poignée de renseignements et de quelques dates et
événements (Louis naît le 23 janvier 1867 à Fontenais et meurt
accidentellement le 21 septembre 1916), il reconstitue les étapes de
cette vie à la fois humble et désordonnée, comblant les lacunes grâce à
un délicat mélange d’empathie, de souvenirs, d’imagination et de
documentation sur l’époque. Creusant profond sous la surface de cette
destinée calamiteuse, Alexandre Voisard met à nu le cœur de «ce
chenapan sans foi ni loi» qui possédait aussi bien des richesses –
l’habileté dans son métier d’horloger, le goût de la musique, la
passion des chevaux, le sens de la camaraderie, la gaieté. Elles
auraient pu conduire Louis sur des chemins plus heureux. Pourquoi ne
s’est-il fié qu’à sa mauvaise étoile, semant la mort et le malheur
autour de lui? Autour de cette énigme singulière, Alexandre Voisard
déroule un récit tout empreint d’universel et composé de main de
Maître. Lui, l’écrivain accompli, tend la main à cet ancêtre qui a mal
tourné, son double peut-être, et lui restitue avec affection sa place
dans la généalogie familiale.
Tous ceux qui ont aimé Le Mot Musique,
et ils sont nombreux, retrouveront avec grand bonheur un cortège de
personnages émouvants et truculents, l’atmosphère immémoriale de la vie
campagnarde ajoulote, des dialogues pleins de verdeurs et truffés
d’expressions idiomatiques.
CHANTAL CALPE-HAYOZ, Jura l’original
Vendredi 6 décembre 2013, entretien au sujet d’Alexandre Voisard, «Zone critique», RTS, «Espace 2».
Lundi 25 novembre 2013, entretien d’Alexandre Voisard, «Journal de midi», RTS, «La Première».
Le grand-père d’Alexandre Voisard
Alexandre Voisard est un immense poète, l’un des plus grands du monde
francophone. Avec le temps, il affectionne aussi le conte. L’âge
vénérable – le Jurassien a désormais 83 ans – rapproche autant de la
mort que de l’enfance, ce seuil de la vie. Avec le firmament et
l’étoile du berger en guise de magnifique ouverture symbolique, il se
penche sur le berceau familial précisément sur son grand-père maternel
dont la photo manquante le hante. Oiseau de Hasard. Les trois vies de Jacques Louis, dit Louis
flaire les traces d’un «loustic insaisissable», un «taborniau» qui mena
une vie de bamboche et s’enrôla dans la Légion étrangère en Algérie. La
chronique nostalgique, étonnamment drôle, d’un antihéros du Jura
d’autrefois, par-delà les frontières. Et une leçon personnelle de
psychogénéalogie.
THIBAUT KAESER, L’Écho Magazine
Alexandre Voisard invente Louis, l’aïeul indésirable
Secret de famille. Avec Oiseau de Hasard,
l’écrivain jurassien imagine la vie jamais évoquée de son grand-père
paternel. Ce faisant, il casse ce qu’il considère comme une injustice:
le déni de l’existence d’un être
Il y a très longtemps déjà, vingt ans en fait, qu’Alexandre Voisard
pensait recréer l’histoire de son grand-père paternel, celui sur qui la
famille avait observé un mutisme à peu près absolu. Avec Oiseau de Hasard. Les trois vies de Jacques Louis dit Louis,
paru dernièrement aux Éditions Bernard Campiche, l’auteur casse ce
qu’il considère comme un injuste silence: celui qui a consisté à ne
jamais parler de l’existence d’un être. Sa grand-mère Cécile – l’épouse
du quasi-fantôme – ainsi que ses grands-tantes, avaient parfois lâché
quelques anecdotes et propos peu amènes sur l’ancêtre, donc il existait
bel et bien, cet homme, ce père et grand-père, il n’était pas un
spectre ou un oiseau de passage, d’ailleurs un livret militaire de
légionnaire et une photographie de fanfare prouvaient son appartenance
à la société très organisée des humains.
Un chant au pays natal
Pour apaiser l’angoisse du secret de famille, quoi d’autre pour le
petit-fils devenu écrivain que de prendre sa plume et d’inventer un
cheminement avec pour petits cailloux blancs quelques faits connus. «Ce
drille de piètre mémoire, écrit-il, ce bougre d’individu, ce loustic
insaisissable. Peut-être ce taborniau
qui dans la bouche de mon père désignait quelque être méprisable»,
allait prendre enfin vie de la naissance à la mort, au gré d’une
histoire couchée sur le papier. Dans ce récit empreint de simplicité –
mais aussi une quasi expérience de pèlerin-écrivant et d’apaisement
personnel – l’auteur use du verbe truculent qu’on lui connaît, de sa
poésie, et aussi parfois, lorsque l’histoire arrive à son épilogue, de
quelques mots et phrases qui ressortent plus du commentaire sur sa
quête personnelle. Le lecteur appréciera de ressentir l’émotion d’un
auteur qui va à la rencontre de son aïeul en l’inventant. «Oiseau de
Hasard» ressort de la tragédie en même temps que de la fresque sociale,
la fiction encadrant, comme un tableau classico-bucolique, un morceau
de XIXe siècle en terre jurassienne et transfrontalière – avec une
parenthèse algérienne sous les képis de la Légion française – et dans
lequel Louis, personnage central, ne se remet jamais de la mort de
Marie, sa première femme, et se laisse venter par les turbulences de la
vie, heureuse parfois, malheureuse souvent.
«Je me suis mis au travail il y a cinq ans, avec suffisamment de
matériaux, un travail pas si littéraire que ça, car j’ai décidé que le
ton serait familier, ça devrait être un livre facile à lire,
accessible, donc je visais un public populaire…», explique Alexandre
Voisard. Il réalisera une fois le travail achevé, qu’au travers du
portrait d’un être qu’il a extirpé des limbes acides de l’exclusion, il
a aussi créé un poème, «un chant de reconnaissance à sa terre natale,
ce petit pays d’Ajoie qui lui est si cher». L’écrivain se réjouit par
ailleurs de voir comment sa famille réagira à cette fiction
particulière, il se demande avec une certaine malice si les siens
auraient inventé différemment le mystérieux aïeul.
Lorsqu’on évoque la tristesse que le lecteur peut éprouver, en suivant
le destin tragique de Louis, Alexandre Voisard répond ainsi:
— Oui, mais c’est aussi la vie des hommes, c’est souvent comme cela,
elle est foncièrement tragique la vie des hommes, il n’y a pas
d’échappatoire, c’est pour cela que je m’en remets aux étoiles, ça
finit sur des étoiles, des contemplations de voûte céleste, il faut
s’en remettre à la poésie. C’est un appel vers le haut, quoi qu’il en
soit.
— Pour la dédicace de ce livre,
vous avez écrit: «Ce portrait d’un indésirable, fantôme réhabilité.»
Vous pensez donc qu’il y a une injustice dans le silence, dans
l’occultation de l’existence de ce grand-père, et qu’il fallait faire
une réhabilitation?
— Oui, c’est cela, il y a une injustice dans ce silence, ce n’était pas
acceptable que les devanciers de la génération de mes parents n’aient
jamais voulu évoquer cet être-là qui était quand même un être
essentiel, central dans toutes nos vies, et ne rien savoir m’était
devenu insupportable. Il fallait qu’il existe d’une certaine manière,
je n’avais que la ressource de la littérature pour y parvenir. Mais au
moment où je me suis lancé dans l’aventure de l’écriture, je m’étais
dit que je ne pouvais pas faire le portrait d’un salaud, parce que si
c’était un vulgaire salaud, sans aucune qualité humaine, je n’aurais
pas eu envie de le faire, pour moi cet homme-là avait quelque valeur
humaine, enfin c’est maintenant que je le comprends, étant parvenu au
bout de ce travail de portrait. Moi, je comprends que ce personnage a
été happé par un être, cette Marie qui était un être insaisissable,
c’est peut-être ce personnage-là qui est le principe actif de la
tragédie, la tragédie tourne autour d’elle et je pense moi, que ce
Louis a été hanté toute sa vie par cette Marie dont il n’a jamais pu
pénétrer le secret d’ailleurs, elle ne s’est jamais livrée
complètement, c’est un être énigmatique, la rencontre entre les deux ne
s’est pas faite, elle s’est terminée tragiquement, et il a porté le
poids toute sa vie sans pouvoir et sans oser le dire. Moi c’est ma
thèse, mais je m’en suis rendu compte quand je suis arrivé à la fin, je
me suis dit c’est ça son malheur, cet être-là, sa vie a été à
vau-l’eau, tout ça repose sur le mystère de sa première épouse Marie,
et ça, ce n’est pas résolu (…) Toute ma démarche a été une
interrogation. Qu’est-ce qu’a pu être cette vie-là? Ça s’est doublé
d’un travail littéraire parce que forcément, faut passer par le stade
artisanal, mais foncièrement, c’était cela, c’était l’interrogation sur
la nature réelle du personnage. Au bout du compte, j’en arrive à cette
conclusion que lui aussi est une victime, il a semé pas mal de malheurs
autour de lui, mais il a aussi été une victime.
PASCALE STOCKER, Le Quotidien jurassien
Tire-d’aile
Quand l’écrivain jurassien Alexandre Voisard part à la recherche de son
grand-père, le voyage mène de Fontenais, dans le Jura, jusqu’en
Algérie. De cet aïeul, que la famille aurait préféré oublier, le poète
retrace le parcours de vie hors norme à l’aide de quelques documents
officiels. Dans Oiseau de Hasard,
Voisard (Alexandre) dépeint Voisard (Louis) avec une plume tendre et
lucide. Pourquoi Louis s’est-il engagé dans la Légion étrangère? Quelle
mort fuyait-il? Alexandre reconstitue le puzzle émietté d’une vie de
patachon, d’un homme simple que le destin marque à jamais alors qu’il
n’a que vingt ans. Trop souvent au café, Louis délaisse femme et
enfants pour se consacrer à la trompette et aux beuveries qui suivent
les vagues répétitions. Alexandre l’écrit: «Elle n’aurait pas dû,
Marie, éloigner son Louis du logis, car quand le serin a goûté à l’air
libre, il oublie volontiers sa volière.» Une belle plume pour un envol.
JEAN-LUC WENGER, Vigousse
Mardi 26 novembre 2013, entretien d’Alexandre Voisard, «Entre les lignes», RTS, «Espace 2».
Alexandre Voisard à tire-d’aile
Dans le salon familial, le petit Alexandre Voisard croisait le regard
de ses ancêtres. Ils étaient là, accrochés au mur, chacun dans son
cartouche. Mais l’un d’eux restait vide: il manquait la photographie du
grand-père paternel que la famille avait préféré occulter. Qui était
donc cet «ancêtre-fantôme»? Pour écrire Oiseau de Hasard,
Alexandre Voisard n’avait presque rien dans sa besace. Quelques
allusions à ce grand-père entendues dans son enfance. Une photo qui le
montre au milieu de la fanfare de Porrentruy. Et un livret de service
de la Légion étrangère. Alors l’écrivain a imaginé. Il a laissé venir à
lui l’histoire du réprouvé qui semblait lui faire signe «de sa pauvre
lanterne». Et il a rempli le cartouche vide en y dessinant, de son
trait merveilleusement précis et léger, le portrait mélancolique d’un
ancêtre qui cédait facilement à ses faiblesses.
Alexandre Voisard ne se paie pas de mots. Il reste à la hauteur
d’homme. Il suit d’un pas tranquille le destin d’un chenapan d’Ajoie,
indiscipliné, bientôt noceur, brouillé toute sa vie avec le travail
salarié mais pas avec la musique, qui a épousé deux femmes et a connu
deux grands malheurs familiaux. Louis a été cet «oiseau de hasard»,
comme on l’a surnommé à Sidi Bel Abbès où il est resté cinq ans sous
l’uniforme de la Légion étrangère.
Peu doué pour le bonheur, ce grand-père fait partie des humbles que la
vie a étrillés. Et Alexandre Voisard le tire de l’oubli avec une même
humilité, sans le juger, en l’inscrivant dans le monde qui fut jadis le
sien. À petites touches, le récit évoque ce coin de Jura avec ses
paysages, ses estaminets, ses charivaris du Mardi gras, ses mœurs
paysannes, ses misères horlogères et la gare de Porrentruy où
conduisaient alors les promenades dominicales. Rien ne pèse: c’est un
livre porté par une grâce ailée.
MICHEL AUDÉTAT, Le Matin-Dimanche
Alexandre Voisard fait ressurgir un ancêtre des limbes
L’écrivain jurassien invente et
raconte avec force détails le destin peu glorieux, mais plutôt
rocambolesque d’un certain Jacques Louis Voisard, que sa famille avait
condamné aux oubliettes
L’adresse d’Oiseau de Hasard: «À mes enfants, à leurs enfants, un portrait d’ancêtre qui n’était jusque-là que fantôme reclus en la prison de l'innommé»
Alexandre Voisard a passé quatre-vingt ans – il est né en 1930 –, mais
il s’intéresse avec passion à ses jeunes… ancêtres. Le voilà, après
bien des recueils de poèmes, après bien des livres, publiant soudain un
récit, où on le retrouve taraudé par un certain Louis Voisard, son
grand-père. Un ancêtre dont la photographie manque au salon de famille,
là où trônent celles de son autre grand-père et de ses grands-mères.
L’une de ces grands-mères nommée Cécile pose fièrement sans mari, peu
pressé paraît-il de se souvenir du galopin qui fut son époux et qui lui
fit des enfants avant de mourir assez jeune. Le silence règne donc sur
l’existence de ce «drille de piètres mémoires», «bougre d’individus»,
«lousitc insaisissable», «ce taborniau»
raconte Alexandre Voisard, qui se régale, au passage, d’épithètes. Un
mauvais sujet en tout cas, aux vues de la famille, et dont il subsiste
peu de traces: une photo de groupe, en compagnie d’amis de fanfare à
Porrentruy – le grand-père était musicien –, un livret militaire
«écorné et jauni» et une photographie où il a fière allure avec sa
jolie moustache et sa fossette au menton. De ces non-dits et de ses
traces fugaces, Alexandre Voisard tire un récit plein de vie,
fourmillant de détails, peuplé d’une foule de gens. Et pourtant, c’est
un fantôme qui lui fait signe par-delà les siècles, puisque ce Jacques
Louis Eugène dit Louis est né en 1867…
Héros de pacotille
Alexandre Voisard est «poète avant tout», dit de lui sur son site son
éditeur Bernard Campiche. Mais c’est aussi un conteur, qui s’y entend à
tisser des histoires. Et le voilà parti, suivant les chemins du conte,
les détours de son imaginaire à la rencontre de ce loustic revenu du
fond des âges… «Nous avons à imaginer (c’est ici le dessein
irrésistible du chroniqueur) ce qui constitua la vie heurtée et
ténébreuse d’un héros, fût-il de pacotille ou de médiocre aloi, {…} Il
sera ce que l’histoire qui est devant moi voudra bien m’en dicter.»
Comme d’un morceau de papier japonais jeté dans une tasse d’eau surgit
alors tout un monde, sorti comme par magie de l’imaginaire du conteur.
Nous voici à Fontenais, dans le Jura, côté suisse, où l’on est ouvrier
horloger à la petite semaine, où l’on est brodeuse et ravaudeuse
lorsqu’on n’a pas de biens. Toute une marmaille galope, entre vos
jambes et vos jupons et souvent, le pain manque. Mais c’est joyeux. Il
y a l’école où le maître se démène, la musique qu’on joue, les fermes
des environs, les bois, les foires au bourg voisin, les fêtes de la
jeunesse où l’on boit plus qu’il ne faut, où on joue du cornet, où
lutine les filles. Ça va trop loin et hop! vous voilà mariés soudain
sans beaucoup d’amour. C’est qu’un bébé est en route et qu’il faut
réparer. Mais tout va mal tourner et voilà le jeune Louis lancé sur les
routes, en rupture de famille. Alexandre Voisard en profite pour
décrire alors un autre Jura, celui d’en face, de l’autre côté du Doubs,
cette «France voisine» où s’aventure son Suisse de grand-père. Petits
boulots, errances, beuveries, amours d’occasion, et puis, un jour, il
signe et c’est la Légion étrangère et l’Algérie. Mais l’inconstance est
la règle dans la vie de Louis, il s’en revient vite parader et montrer
ses muscles au pays natal. Remariage, mais rien ne s’arrange, au grand
désespoir du père de Louis, Alexandre: «Fallait-il que tu recommences
tes bringues à peine marié? a grommelé Alexandre le lendemain devant le
pot de café au lait.
— C’était le 14 juillet, a rétorqué Louis en guise d’excuse.
— Ouais… et après le 14 juillet vient la guillotine.»
Frasques et frusques
L’humour et la vie président à cette chronique d’un antihéros.
Alexandre Voisard ne cherche pas à embellir son grand-père, cet «oiseau
de hasard» qui se laisse porter au gré des vents suivant ses instincts
de buveur et de viveur. Mais le conteur s’amuse néanmoins, un rien
grandiloquent, un peu nostalgique et passéiste et forcément
terriblement indulgent, en secouant la poussière des frasques et des
frusques de son ancêtre: «Voilà donc ton histoire et ton souvenir va
perdurer dans la chronique des générations. On voulait t’oublier, tu
ris sous cape, un verre à la main, au hasard des oiseaux.»
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps, Samedi culturel
Une fresque familiale à la Zola en pays ajoulot
À travers le destin de son
grand-père, Alexandre Voisard peint une fresque sociale de l’Ajoie au
tournant des XIXe et XXe siècles
Faut-il présenter Alexandre Voisard? Né à Porrentruy en 1930, il milite
activement dans le Rassemblement jurassien dès 1947. Avec Jean Cuttat,
il devient l’un des chantres du mouvement autonomiste: ainsi son fameux
recueil de poésie Liberté à l’aube.
Après la création du nouveau canton, il remplit des fonctions
officielles. Il est député socialiste au Parlement jurassien de 1979 à
1983. Mais surtout, il a derrière lui une œuvre très abondante en
poésie et en prose, qui lui a valu plusieurs prix, dont le prestigieux
Prix Schiller en 1969 et 1993. Une partie de ses textes est parue chez
Bernard Campiche.
Cet éditeur vient de publier le dernier opus de Voisard, Oiseau de Hasard. Le lecteur saisira le pourquoi de la similitude entre les deux mots. Les trois vies de Jacques Louis dit Louis
(sous-titre que porte le récit) racontent la vie du grand-père paternel
de l’auteur. Un grand-père occulté de la mémoire familiale, marquée par
l’opprobre de ses contemporains et de ses descendants. On sait assez
peu de chose sur lui. Et l’écrivain de reconstituer ce parcours de vie
tout sauf édifiant. Louis Voisard naît en 1867. Très tôt, il est porté
vers les copains, la fête et surtout la bouteille. À vingt ans, il
engrosse la jeune Marie. Un terrible drame familial mettra fin à cette
première partie de sa vie, laquelle se joue comme une pièce en trois
actes. Louis, qui sera habité jusqu’à sa mort par un profond sentiment
de culpabilité, quitte alors l’Ajoie, erre quelque temps en France
voisine. En 1889, il s’engage dans la Légion étrangère. Envoyé en
Algérie, il connaît l’abrutissement de la vie militaire, la chaleur du
bled, les amours tarifées des moukères. Comme lui, «la plupart des
hommes qui composent ce régiment ont débarqué ici moins pour trouver
une vie à leur mesure que pour fuir un malheur sinon un mauvais coup
qui ne se conte jamais.» Malade, rapatrié en France, il déserte et
retrouve son pays natal: «Ici, devant ce pays qui s’étale des flancs de
la montagne a ses pieds, c’est maintenant tout ce qu’il en a reçu et
qui constitue, dès l’origine qui se met à battre et à griser, sang et
âme, cœur et jarret». On sent bien là l’attachement profond de l’auteur
à son Jura. Tout n’est pas mauvais chez ce grand-père, pour lequel
l'auteur éprouve une certaine tendresse apitoyée. Il aime soigner les
chevaux et aurait rêvé d’être paysan. Il est habile de ses mains et
aurait pu rester un bon ouvrier horloger. Il joue fort bien de la
trompette, est apprécié à la fanfare. Mais son penchant naturel, ou la
culpabilité qui le ronge, le poussent à boire de plus en plus, allant
de café en bistrot pour y raconter ses souvenirs embellis et héroïsés
de la Légion. Il devient peu à peu une épave et mourra en 1916 d’une
mort à la fois stupide et horrible. Avant cela, il aura eu le temps de
faire sept gosses à sa seconde épouse, qu’il laisse sans le sou…
À travers ce destin individuel pitoyable, Alexandre Voisard peint un
véritable tableau social assez noir, «à la Zola», de son Ajoie natale.
Il y règne la misère: «On achète une miche de pain pour la semaine à
ménager, c’est quand même deux sous et demi. Après le déjeuner, on
ramasse les miettes qu’on gardera dans une vieille boîte à biscuits.»
C’est un Jura sans grandes industries, fortement agricole, où végètent
cependant des ouvriers horlogers à domicile ou en petits ateliers,
lorsqu’il y a du travail. Car le chômage y est endémique. Et surtout
l’alcoolisme que tout est bon à nourrir (bière, vin, eau-de-vie) y fait
des ravages, détruisant des familles, où la mère chargée d’enfants est
contrainte de faire des ménages pour leur donner à manger. L’auteur
n’est pas toujours tendre avec ses compatriotes d’il y a un siècle,
volontiers hâbleurs: ainsi pendant la guerre de 1914-18, où ces
francophiles déclarés font de la stratégie d’estaminet. On perçoit
aussi l’anticléricalisme de l’auteur. C’est enfin l’évocation d’un Jura
disparu, avec ses charrettes à chevaux, ses colporteurs ambulants,
celle d’une époque où l’on va comme au spectacle voir la locomotive qui
crache sa fumée à la gare de Porrentruy.
La langue de Voisard est virile, musclée, rythmée, sobre et imagée: «De
la tâche, il y en a, de la rude, de l’ordinaire et de la bonne, du
jardin au cellier et de la forêt au bûcher. On n’est pas des bras
cassés. La framboise est au bois et la soupe dans l’oseille du pré.» Ou
encore lorsqu’il évoque «les ribouldingues», les «turlupinades» et les
«bamboches» de son personnage. Rares sont deux qui, comme Alexandre
Voisard, ont su aussi bien dire le Jura, sa terre, ses habitants.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
À la recherche du grand-père perdu
Alexandre Voisard part, dans Oiseau de Hasard, sur les traces de Louis, gommé de la mémoire familiale
Tout ce que le poète jurassien Alexandre Voisard savait était ceci:
Jacques Louis Eugène, dit Louis, père de son père, Alexandre, né en
1867 à Fontenais, avait passé deux ans dans la Légion étrangère,
s’était marié, avait eu six enfants, puis était mort en 1916 à
Porrentruy, laissant une veuve qui n’avait jamais reparlé de lui et des
orphelins, dont son propre père Alexandre, qui n’avaient jamais non
plus parlé de lui à leurs propres enfants.
Tout ce qu’Alexandre Voisard avait était ceci: un livret de service
militaire écorné établi le 24 mai 1889 par le bureau de recrutement de
la Légion à Belfort et une photographie de la fanfare de Porrentruy –
Louis est là, parmi quarante autres, en képi, cravate noire à large
nœud, l’air fiérot, la moustache bravache.
Ce Louis, c’est son grand-père. Mais c’est aussi l’ancêtre fantôme, le
bizarre petit secret de famille poussé sous le tapis avec la poussière
par une magistrale conjuration du silence. Jamais son père, qui avait
dix-huit ans à la mort de Louis, ne parlait du sien. Jamais sa
grand-mère, restée veuve, morte à l’âge de quatre-vingt-quatre ans,
n’évoquait son époux lointain, «sinon pour une réflexion acerbe qui
surgissait d’une remémoration pénible».
Une rare anecdote aurait pu mettre la puce à l’oreille de ses
descendants: des dames de la paroisse avaient amené à la vieille dame
un transistor pour lui tenir compagnie. Elle fait cette réponse
incroyable à son petit-fils Alexandre, qui lui demande pourquoi elle ne
l’écoute jamais: «Je ne l’allume pas car il y a de la musique militaire
et cela me rappelle trop mon pauvre mari.» Ce qui fait dire au
petit-fils, octogénaire à son tour: «Elle devait vivre avec le souvenir
de Louis sans que nous le sachions.»
C’est à la mort de son père, en 1989, que l’écrivain commence à
gamberger autour de Louis. «Je ne comprenais pas ce silence, cette
indifférence pleine d’opprobre. L’oubli de cet homme à la vie peu
banale me semblait inacceptable. Il y avait quelque chose é compenser.»
L’écrivain se fait enquêteur pour tenter de combler les blancs d’une
existence oubliée de tous. En fouillant les archives de l’état civil,
il apprend que Louis s’était marié une première fois à l’âge de vingt
ans avec une Marie, vingt-trois ans, décédée six mois après leur
mariage. Il apprend aussi que Louis, plus tard, a perdu un fils de six
ans. Cause du décès: «absorption de bière sur des cerises». «L’histoire
qui se dessinait n’avait rien à voir avec ce que la légende familiale,
même pauvre, laissait entendre. Personne n’avait jamais évoqué cette
première épouse. Se marier à vingt ans, c’était tôt. Cette Marie de
vingt-trois ans avait dû se retrouver piégée, enceinte. J’ai imaginé un
accident, une chute suite à une dispute.» Le livret militaire montre
que Louis s’engage un an et quatre jours après la mort de Marie, qu’il
avait fui son village comme on fuit un événement honteux. La légion
n’était pas une vocation: engagé pour cinq ans, il déserte après deux
ans et se remarie avec Cécile, «petite protestante d’Erguël échouée en
pays catholique au service domestique de paroissiens aisés». Ils auront
six enfants, mais Louis se fabrique un deuxième fantôme en laissant –
peut-être, sans doute – son fils de six ans sans surveillance un jour
de fête au village, vider les fonds de verre et en mourir. «La vie de
mon ancêtre, c’est la vie d’un homme qui souffre. Je pense qu’il a
porté toute sa vie le poids de ces morts et que Marie est le personnage
central de son destin.»
En ce jour de mi-novembre, Alexandre Voisard sort de chez le médecin.
Une méchante griffure sur la main à soigner: un fil de fer inopportun
en se promenant avec sa jeune chienne Kali, qui a succédé à Olaf, mort
il y a deux ans après quatorze ans de loyaux services. Il s’apprête à
fêter en famille le Revira de la Saint-Martin. Il sourit, bon vivant,
coquin: «C’est la même chose, mais en plus léger…» Gelée, boudin,
choucroute, Tête de Moine, striflates avec crème vanille. «C’est
important, la Saint-Martin! On rassemble les enfants, les amis…»
Une vie au service du Jura
À quelques jours de la votation du 24 novembre sur la création d’une
constituante chargée de dessiner les contours d’un nouveau canton
englobant le Jura bernois, l’ancien militant du Jura libre, dont la vie
a changé depuis ce jour de 1967 où la foule de la Fête du peuple
jurassien a repris en chœur son Ode au pays qui ne veut pas mourir,
est «surpris et déçu par le refus de la réflexion du côté probernois».
«La décision du parti probernois de boycotter le processus provoque
l’éclatement de leur région. Il y aura davantage de communalisme, ce
qui va leur faire du tort. La situation économique est l’ennemie de la
pédagogie, hélas.»
Après une vie au service de la culture et du Jura, l’écrivain a
emménagé, voilà vingt ans, dans la maison de famille de sa femme, à
Courtelevant. Il a deux filles, trois garçons et onze petits-enfants.
«Dans la famille, il est de tradition de faire deux filles et quatre
garçons. J’ai rompu avec la tradition.» Il n’a pas non plus voulu
appeler un de ses fils Alexandre, comme son père et son
arrière-grand-père. «Cela m’a trop longtemps embarrassé de porter le
même nom que mon père.» Compagnon de route de la bande à Bertil
Galland, des Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Nicolas Bouvier,
Jean-Pierre Monnier, il se sent «seul». «Mes amitiés me manquent. Avec
Chappaz, nous étions si complices. Je leur parle encore.»
Il se couche tard, vers deux heures du matin, se lève à neuf heures.
Répond à son courrier, à la main. Il promène son chien, fait la sieste,
puis travaille sur ses manuscrits ou des rééditions. «J’ai une vie
réglée, tranquille. Ça n’a pas toujours été le cas.»
Écrire Oiseau de Hasard a été
«plus difficile» que prévu. «J’avais quelques données de base. Mais
comment raconter une vie dont on ne sait rien? C’est une biographie que
je voulais aussi œuvre littéraire: Louis m’a donné la matière, je
devais lui rendre honneur avec mon texte. J’avais des réserves morales:
je ne pouvais pas raconter n’importe quoi. Mes principes directeurs ont
été la vraisemblance et la sincérité.»
Transmission
Il sait qu’avec ce livre, dédié à ses «enfants» et «à leurs enfants»,
il étonne ses frères et ses sœurs, ses cousins. Il est bien seul à être
curieux de la vie de leur aïeul. «Louis est une légende sans influence.
Certes, mes oncles lui doivent des caractéristiques génétiques, un
talent pour la musique, mais il est devenu invisible.» Il ne sera pas
étonné si son livre ne suscite qu’«indifférence» de leur part. «Chez
moi, on ne parle pas de mes livres. Ni mes frères et sœurs, ni mes
enfants, ni mes amis. Par pudeur, sans doute.» Mais cette fois, il ne
veut pas de cette indifférence. Du coup, d’ici à une quinzaine, il a
invité ses enfants en Alsace dans une bonne auberge pour fêter la
sortie d’Oiseau de Hasard. Il
leur a donné à chacun un exemplaire, s’est assuré qu’ils le lisent. «Je
ne veux pas que rien ne se passe autour de ce livre. Je ne sais pas
pourquoi, mais c’est important.»
En 2004, il avait publié Le Mot musique ou L’enfance d’un poète
parce qu’il y avait des légendes qui circulaient sur sa jeunesse
turbulente et qu’il voulait «rétablir la vérité». Cette autobiographie
s’arrêtait à ses vingt-cinq ans.«Ensuite, ma femme ne veut pas que je
raconte ce qui la concerne aussi. Et puis il y a des traces, des
témoins. Des enfants. J’ai envie de leur dire: à vous de raconter,
maintenant.»
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
Haut de la page
Alexandre Voisard se nourrit de sa famille et c’est une
digestion lente, qui prend du temps, mais se savoure avec d’autant plus
d’appétit, qui, le concernant, vient en mangeant, et en prenant de
l’âge: le poète a fêté ses 83 ans. Et pour notre plaisir, il sort son
meilleur livre de prose, un roman familial qui fait suite à Le Mot Musique,
portrait fraternel de son père, écrit il y a dix ans déjà, et qui dans
son ton, en un peu plus compassé, fait penser à cet Oiseau de Hasard.
Ici, c’est le grand-père qui fait le modèle, un grand-père absent de la
saga familiale, un nom tu par la mémoire familiale comme un secret trop
lourd à porter: c’est que le Louis était un sacré oiseau, noceur comme
pas deux, un peu voleur, doué pour trousser les femmes autant que
réparer des montres. C’est un chant entre deux siècles, la fin du XIXe
et le début du XXe, un temps de petite misère mais aussi d’échappées
belles, de rencontres au marché, de départ à la légion… Voisard excelle
dans ce récit de vie dont il a dû inventer quelques pièces pour que ça
tienne debout, car, en plus du silence familial, il y a peu de traces
(une photo de groupe, un carnet militaire) de celui que l’on suit sur
ses chemins de traverse, sans en perdre une miette, tant le poète
devenu rhapsode sait faire corps avec son aïeul «parmi les brumes où il
est censé avoir disparu, ces brumes acides des souvenirs que les
vivants repoussent comme des mouches».
C’est un bon et salutaire remue-ménage, et si le Louis n’en sort pas
forcément grandi (mais quoi, chacun son pauvre destin!), son petit-fils
en le ramenant sous le quinquet du souvenir nous donne à lire une
sacrément belle histoire.
PASCAL REBETEZ, Blogres, le blog d’écrivains
Le personnage s’était comme évanoui dans la nuit, comme si son nom
avait été rayé de la distribution des rôles. Sans l’état civil et un
document irréfutable parvenu jusqu’à moi par miracle, ce Livret de
service établi par le bureau de recrutement de la Légion étrangère,
dont j’aurais à tirer quelques enseignements, chacun de ses descendants
eût été en droit de douter de son existence en qualité de pater
familias. Après tout, tant de braves filles furent engrossées par des
enjôleurs sans nom.
Donc ce Voisard-là fut bel et bien. Mais qui était-il, notre grand-père
des oubliettes? Dans le flou de sa légende, je le vois, moi, Voisard dit
«Quéquan» de la troisième génération, je le vois qui me fait signe de
sa pauvre lanterne parmi les brumes où il est censé avoir disparu, ces
bruines acides des souvenirs que les vivants repoussent comme des
mouches. Je le suis dans sa nuit où l’étoile du Berger lui aura de
tout temps fait faux bond.
Le livret militaire écorné et jauni était une preuve d’existence. Il y
en aurait une deuxième comme par raccroc, une photographie de groupe de
la fanfare à laquelle il appartenait alors, dans la force de l’âge, à
Porrentruy, chef-lieu de l’Ajoie. Ils sont une quarantaine rangés là,
en képi, col dur, cravate noire à large nœud, baudrier orné d’une lyre
de bronze bordée de lauriers en couronne. On n’est pas étonné de le
trouver là, ses quatre fils, à ce qui nous fut démontré dès notre plus
tendre enfance, ayant été de talentueux musiciens. On disait d’eux:
«Ah, les Voisard, ils en ont au bout des lèvres et des doigts!» Il
devrait donc y avoir eu, côté musique, quelque relais génétique.
Un extrait du récit:
Le voilà donc, ce drille de
piètre mémoire, ce bougre d’individu, ce loustic insaisissable.
Peut-être ce taborniau qui dans la bouche de mon père désignait quelque
être méprisable, un fainéant ou un chenapan sans foi ni loi, un madré
combinard. Je le vois enfin de mes yeux, cet ancêtre fantôme
dont je n’ai jusqu’ici jamais pu imaginer
l’existence.
Il est donc devant moi, il ne me regarde pas en face. Légèrement de
trois-quarts, il semble fixer un point que lui a désigné, de son doigt
tendu, le photographe Husser. L’œil est clair sous un sourcil bien
dessiné, le nez modeste au-dessus d’une moustache plutôt fine aux
extrémités effilées, le menton est rond et marqué d’une légère fossette
qui ne se retrouve pas chez son fils mon père. L’air de quelqu’un à qui
on ne la fait pas, l’image, somme toute, d’un personnage équilibré,
dans la force de l’âge, une trentaine saine et gaillarde. N’était sa
drôle de légende, ce seul portrait m’apporterait l’image d’un homme
pondéré, bien dans sa peau, apte à prendre, par hypothèse, du service
dans les douanes helvétiques.
À l’époque de cette photographie nous sommes au tournant du siècle, sa
seconde épouse, Cécile, lui a déjà donné quatre enfants et elle lui en
réserve trois autres dont le dernier, une fille, fera son apparition en
1910. Mais nous n’en sommes pas là, il s’en faut, puisque nous avons à
imaginer (c’est ici le dessein irrésistible du chroniqueur) ce qui
constitua dès l’origine la vie heurtée et ténébreuse d’un héros, fût-il
de pacotille ou de médiocre aloi. Il nous faut donc esquisser puis
portraiturer celui-là en incontestable maillon de notre ascendance. Il
sera ce que l’histoire, qui est devant moi, voudra bien m’en dicter.
|