Étonnant ouvrage où l’auteur raconte dans deux histoires, présentées tête-bêche comment ses personnages cherchent à survivre.
Muscles est une sorte
d’invocation à la deuxième personne comme si un observateur commentait
sans cesse les efforts du jeune homme qui se venge de la vie en forçant
son corps à se muscler, à gonfler, exercices et dopages savamment
combinés jusqu’à l’explosion finale.
La Maison est un
personnage, cadre de l’amour ou souvenir pesant d’un temps passé mais
pas oublié, cauchemar d’un sentiment qui se fait, se défait, revient,
apparition fugitive qu’il faut tuer pour survivre.
L’auteur s’implique et implique le lecteur par le tutoiement des
personnage. Et bien que les deux histoires semblent très différentes,
on retrouve chez chacune d’entre elles, sous la dureté de certaines
scènes, la tendresse et la poésie de l’auteur.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Écrire le corps
La dernière parution du Vaudois Julien Burri donne lieu à bel objet
éditorial: son éditeur Bernard Campiche publie un double livre, soit
deux textes tout à fait autonomes rassemblés en un seul volume. Une
première couverture annonce un roman, Muscles, et une seconde de
l’autre côté du livre, des «morceaux» réunis sous le titre La Maison.
Si les deux textes ne partagent pas d’histoire commune, ils se
rejoignent à des niveaux tant thématiques que formels. L’un et l’autre
réinterprètent des sujets empruntés au répertoire de l’auteur. Ainsi le
corps et le regard qu’on lui porte demeurent centraux, tandis que les
transformations du physique donnent le fil rouge des récits.
L’obsession de soi, de ce corps que l’on s’efforce à garder sous
contrôle, pousse les personnages à l’isolement et, inévitablement, les
relations amoureuses aboutissent à rupture, faute de communication. Du
côté de la narration, on retiendra cette interpellation en «tu»,
récurrente aux deux textes. Un effet d’immédiateté un peu déroutant qui
entraîne le lecteur au cœur de l’histoire, superposant sa lecture au
point de vue du personnage principal.
Journaliste critique à l’Hebdo,
écrivain principalement publié chez Bernard Campiche, Julien Burri
s’est distingué par sa maîtrise de la forme brève. Il a également signé
quelques romans (Poupée, entre autres) qui empruntent des éléments
stylistiques aux genres plus courts dans leur manière de découper
l’histoire en petits chapitres, comme autant d’instantanés. On
reconnaît à l’auteur de 34 ans une attention particulière portée au
dépouillement, polissant sa phrase jusqu’à l’os pour dégager en
quelques traits le caractère de ses personnages. Un talent qui lui a
valu le Prix culturel Network pour son roman Beau à vomir
(Campiche 2011). Décernée cette année à Soleure, cette distinction
prime entre autres des auteurs homosexuels qui participent à soutenir
la culture gay dans leurs créations littéraires.
Discipline
Muscles tire un
parallèle entre la beauté d’un corps, ici démesurément musclé, et
l’acceptation de soi. Le roman conte l’histoire d’un bodybuilder qui
s’acharne à faire gonfler son corps en enchaînant entrainements, shakes
de protéines et injections. Alors que l’envie de sculpter son physique
lui est née du souci de plaire, la rigueur de l’exercice finit par
imposer un rythme de vie qui contrarie sa relation amoureuse. Sa femme
Amélie se plie d’abord gracieusement aux exigences de ce corps, le
caresse, le choie. Mais la masse de muscles va jusqu’à compromettre les
mouvements. L’hygiène physique instaure une discipline qui les sépare
peu à peu, puis les isole.
Il est surprenant d’assister à cette métamorphose du physique qui, un
peu paradoxalement, mène à nier les fonctions du corps, son utilité.
Celui-ci n’est plus au service de rien, tant et si bien qu’il devient
image, une apparence que redessine sans cesse une volonté de fer. Le
corps s’impose alors de lui-même, devient un obstacle insurmontable
entre le personnage et ses proches. Il va jusqu’à prendre le relais de
la parole: les dialogues sont évacués du roman de Julien Burri.
L’accent est plutôt mis sur la description. L’écriture détaille une
situation avant d’avoir recours à l’ellipse pour accéder à la suivante,
laissant au lecteur le soin de remplir les vides. C’est une succession
de scènes que la plume de l’auteur décompose «en milliers d’images
fixes». Ce faisant, il met en lumière les ambivalences, de l’adulation
du corps jusqu’au dégout total que sa superficialité inspire.
Genèse du corps
Tout corps a une histoire, et une dizaine de chapitres donne la genèse
de celui du personnage principal. Il s’avère être le résultat d’une
enfance grise et solitaire. Le lecteur apprend en filigrane le décès
abrupt de sa mère aimée, la surveillance maniaque de son père, puis les
années passées chez des grands-parents végétant dans «une poche de
passé». À deux reprises, le roman inclut des extraits du livre de
poèmes de la mère, que le fils lit en tentant d’y retrouver une douceur
perdue. On peut mettre en doute la pertinence psychologique de cet
interlude, cependant il ancre le roman dans un contexte bienvenu.
Ainsi le contrôle que gagne le personnage sur son corps est analogue à
celui qu’il aimerait exercer sur sa vie: «ton corps, tu l’as maté,
humilié, tu lui as fait mordre la poussière – ton corps t’obéit.» Car
si le personnage de Julien Burri voit dans la douleur de l’entrainement
la signature de sa masculinité, il trouve aussi dans la contrainte un
exutoire à ses souvenirs. Ce corps gigantesque s’avère être
l’expression des tourments du personnage: «plus tu prends du volume,
plus tu t’évides au cœur».
Morceaux
Le roman Muscles une fois terminé, le lecteur retourne le livre pour entamer le second texte, La Maison.
Ces fragments de récit flirtent avec la prose poétique, tant dans leur
choix de mots que dans leur brièveté. L’écriture se ressert autour d’un
couple d’hommes établis dans une maison de campagne. Elle est leur «île
de Robinson», le lieu unique de leur relation, puis le théâtre de leur
séparation.
À nouveau, la narration adopte la seconde personne du singulier pour
infiltrer le regard d’un homme. Celui-ci est écrivain. On le sent
sensible à cette nature qu’il voit par la fenêtre, à ce paysage qui se
métamorphose lentement au fil des saisons. Il semble vivre à la fois
dans une contemplation passive et dans la perpétuelle attente du retour
de Jaël, son partenaire souvent absent, distant même durant leurs
moments intimes. Jaël cultive une étrange passion pour les oiseaux,
qu’il «collectionne» et retient dans des volières installées autour de
la maison. Les deux hommes forment un couple bien asymétrique: l’un
statique, l’autre volage, ils se dirigent vers la rupture. Bientôt,
Jaël choisit de vivre avec un autre.
Dirigé par la métaphore, ces «morceaux» donnent à voir un homme qui,
aussi docile qu’un oiseau privé de liberté, se laisse enfermer à la
fois dans la maison et sa relation amoureuse – des cages qu’il ne
parviendra plus à quitter. Il restera pris dans les filets de ses
souvenirs, rejoignant en rêve la maison et son ancien amant. Plus court
que Muscles, plus discret dans son propos, le récit manque cependant
d’épaisseur et de nuance, l’écriture de curiosité. On regrette aussi
que l’auteur ne donne pas véritablement chair à ses personnages, de
sorte que leurs émotions puissent mieux s’affirmer.
Immatérialité
L’écriture de Julien Burri s’est sans conteste affinée au fil des
publications: son verbe est efficace, ses sujets bien définis. Et
malgré tout, ses romans peinent à convaincre. Ils sont comparables à
des poignées de sable qu’on laisserait s’écouler entre ses doigts – si
la sensation demeure, la matière s’échappe trop rapidement. D’une façon
un peu similaire, longtemps après la lecture des récits de Burri, on se
souvient des ambiances, tandis que leurs contenus s’effacent.
Une conséquence au dépouillement du style? À cette volonté de décrire
les situations sans vraiment s’y tremper? Ou au malaise auquel l’auteur
confronte son lecteur en l’apostrophant avec ce «tu» frontal,
établissant un point de vue unique? L’écriture est à ce point précise
qu’elle manque de générosité, renonçant à esquisser un contexte,
planter un décor, ouvrir les perspectives. C'est dommage que la plume
pourtant acérée de Julien Burri s’arrête au seuil du roman. Ses textes
regorgent de phrases et de situations touchantes, mais doivent encore
s’enrichir pour s’imposer vraiment.
ÉLISABETH JOBIN, Viceversa littérature
Un bel objet intrigant que ce livre qui en compte deux, tête-bêche: d’un côté un roman, Muscles. De l’autre, des «morceaux» qui composent La Maison. Le héros de Muscles est un adepte du body building,
un colosse un peu raide et engoncé. Julien Burri sait très bien rendre
les efforts du corps, maté, humilié, tatoué, obéissant; les muscles qui
gonflent et forment une armure. Dans la vie de ce grand enfant à qui
l’auteur s’adresse en le tutoyant, il y a Amélie, qui le rassure et le
domine. Et Édouard et Leila, les deux chats qui leur servent de bébés
avant qu’arrive le vrai. Les souvenirs d’enfance, anodins puis cruels,
se mêlent à l’odeur des salles d’entraînement et des piscines, la
répétition du malheur s’entrelace aux poèmes écrits par la mère. Sobre
et léger, le récit dévoile des abîmes très noirs. La Maison
est un livre de deuil, l’évocation d’un amour perdu à travers les lieux
qui l’ont enchanté. Ils sont magiques: paons, perroquets, perruches,
chiens et roses, le lac n’est pas loin. Des souvenirs s’y accumulent:
un petit coeur en fil de fer forgé, les films vus ensemble, les moments
de sensualité, des visions de l’enfance. Très vite, entre les courts
fragments, se dessine une fracture, comme une menace: suicides,
disparitions suspectes, l’ombre de la mort, le froid, l’hiver. Et Jaël,
l’ami, ne revient plus. La maison qui était abri, paradis, s’écroule,
devient danger, agression. Julien Burri est poète, jusque dans ses
proses, imagées, évocatrices, qu’il dessine en quelques mots précis.
ISABELLE RÜF, Le Phare, Centre culturel suisse, Paris, jounal No 18
De corps et de cris
Deux livres en un, tête-bêche. Pour mieux y déceler les échos, les
renvois. Deux textes écrits au «tu» comme pour impliquer le lecteur,
entrer plus avant dans l’intimité. D’un côté, Muscles, le roman effrayant d’un jeune homme qui tente de soigner ses blessures en sculptant son corps jusqu’à se perdre. De l’autre, La Maison abrite un amour qui s’effrite, par bribes, où chaque bref chapitre frappe dur et sec.
Dans les deux textes, le poète et journaliste vaudois Julien Burri
régale par sa finesse d’écriture, son sens de l’image et du mot juste.
«Tu cries dans le bois, sous la pluie, devant la falaise de molasse.
Cri déroulé comme corde, jusqu’à ce que la bobine soit vide – jusqu’à
plus d’airs. Cri aussitôt éteint par le paysage.« Un mélange de douceur
douloureuse et de violence crue qui rend la lecture troublante,
dérangeante, mais profondément marquante.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
Bernard Campiche vient d’éditer deux livres en un, signés Julien
Burri. Il suffit de faire tourner ce bel objet de cent quatre-vingt
degrés dans le sens longitudinal pour passer de l’un à l’autre; de La Maison et Muscles, dont les couvertures sont illustrées par Yann Amstutz, et vice-versa.
Dans les années 1960, Berger-Levrault avait édité une collection «Pour
ou contre», qui utilisait le même dispositif pour servir à de vifs
débats, solidement argumentés, qui permettaient de voir les choses sous
au moins deux angles différents, donnaient matière à réflexion et
ouvraient l’esprit à des possibles inenvisagés...
En l’occurrence Muscles ne répond pas à La Maison.
Ils n’ont qu’une opposition spatiale. Ils ont même un point commun,
singulier. Le narrateur, dans l’un et l’autre livre, parle à la
deuxième personne du... singulier. Ce qui rappelle ces femmes qui
commençaient naguère par dire, en se parlant à elles-mêmes: «Ma fille,
tu devrais...»
Quoi qu’il en soit, ce procédé narratif présente l’avantage, mieux qu’à
la première personne, de mettre le lecteur dans la confidence et, même,
de lui permettre de s’identifier au protagoniste, celui du roman
Muscles ou celui des morceaux de La Maison.
Le narrateur de Muscles est un bodybuilder,
dont le corps rend incrédule et donne envie de toucher. Il est marié à
Amélie, qui a de belles fesses, rondes, imparfaites, certes, ce qui
n’empêche pas qu’elle soit très excitante... C’est lui qui décide
cependant quand cela doit avoir lieu, en général le dimanche
après-midi...
Il a été élevé par ses grands-parents parce qu’un jour sa mère a tiré
sa révérence en restant dans le garage, porte fermée, laissant tourner
le moteur... Il se souvient d’elle venant le croquer dans son lit le
soir, lui préparant une tresse russe les mercredis ou entrant dans sa
chambre pour l’écouter respirer, tandis qu’il faisait semblant de
dormir.
C’est en rentrant d’un camp de ski où il avait peur d’aller, surtout
parce que c’était la première fois qu’il quittait sa mère, qu’il a
appris qu’il ne la reverrait plus. Il y avait des signes
avant-coureurs. Elle ne lui rendait plus visite la nuit; elle
n’écrivait plus dans son cahier de poèmes; une nuit, elle s’était
sentie étouffer, s’était levée et avait déclenché l’alarme en
traversant le salon...
Il a le corps trop léger – son père le trouve maigre à faire peur –, ce
qui commence à devenir pesant. Alors, après s’être acheté des haltères,
il commence, dans sa chambre, comme jadis son père, à faire des
exercices qu’il a vus dans des magazines ou sur Internet. À seize ans,
avec son ami Cody, il se rend dans un fitness, où il craint les
moqueries, mais où son corps se transforme petit à petit, à la faveur
d’un régime alimentaire rigoureux:
«Tu étais en deux dimensions, tu entres dans la troisième. Ton corps
saint, purifié par l’exercice - quelque chose se joue en toi – un
destin.»
Trois ans plus tard, cette transformation de son corps marque le pas.
Pour augmenter sa masse musculaire, il se laisse tenter et prend du
Dianabol...
Quand il fait la connaissance d’Amélie, une des premières choses qu’il
lui demande est ce qu’elle pense de son physique. Plus tard, elle
comprend pourquoi il l’a choisie:
«Pour paraître encore plus volumineux à côté d’elle, par contraste.»
Même si l’histoire ne se répète pas, elle bégaille souvent. Fût-elle
personnelle... L’épilogue demeurant toutefois imprévisible...
Le narrateur de La maison s’y rend avec son compagnon, Jaël. La maison
est entourée de volières. Jaël passe son temps libre à en construire
«un peu partout dans le pays, et à l’étranger». Sinon, «il travaille à
l’hôpital».
Lui, il reste à la maison, à attendre Jaël, avec le grand chien. En
l’attendant, il lit et écrit, si possible dehors, c’est-à-dire si le
temps le permet, devant la grange; il entend des voix dans la forêt; il
aime repasser les vêtements de Jaël.
Il s’est fait tatouer son prénom sur l’annulaire gauche:
«Son écriture manuscrite, prolongement de sa main, du flux de son sang.
Le trait du "l" final monte et s’efface progressivement – nuage de
poussière sur une route de terre battue.»
Avant lui, il y a eu Vincent dans la vie de Jaël. Ce dernier l’attend
toujours, bien qu’il soit mort et que son corps ait été rendu par le
glacier quatre ans après sa disparition...
Tout a une fin, y compris les amours particulières. Mais, ont-elles
seulement existé? Qu’est-ce qui est vrai dans leur histoire, à lui et à
Jaël?
Même si l’histoire ne se répète pas, elle bégaille souvent. Fût-elle
personnelle... L’épilogue demeurant toutefois imprévisible...
Blog de FRANCIS RICHARD
Chacun cherche son corps
Le journaliste Julien Burri
publie deux livres en un. Il fait fort, comme son personnage
bodybuilder, qui croit contrôler sa vie en contrôlant son corps. Cru et
poétique
Le bodybuilder de Julien Burri n’a pas peur de suer, ni d’engouffrer
des plats protéinés, encore moins de s’injecter des dopants. Pour lire Muscles,
il ne faut pas craindre les sécrétions corporelles, ni le corps en
général, qui prend toute la place, s’exhibe devant Amélie et ses
copines, passe par la paternité, le deuil, une maison close et un
dénouement elliptique. Pour trouver une réalité aux proportions plus
justes, plus douces, il faut se tourner vers «La maison», ses
perroquets, ses métaphores et son histoire d’amour.
Y a-t-il un lien entre Muscles et La Maison?
Des échos souterrains, oui. Le premier texte est l’écho du second. Le
même thème les sous-tend: comment habiter le monde? Comment faire
coïncider son corps, ses émotions, avec la place qu’on occupe dans le
monde? Le héros de «Muscles» essaie d’habiter son corps, mais il
n’arrive pas à se sentir en adéquation avec lui-même et les autres. Il
travaille ses muscles jusqu’à la folie, jusqu’à la monstruosité, pour
tenter d’habiter une réalité liquide dans laquelle il n’a pas de prise.
Le couple de «La maison» essaie, lui, d’habiter une relation, une
histoire à deux. Sans succès.
Les deux textes sont écrits à la deuxième personne. Pourquoi?
Pour rapprocher le lecteur des héros. Pour lui faire comprendre que ce
bodybuilder, par exemple, n’est pas un monstre: il est comme lui. Pour
impliquer, rapprocher, toucher...
La maison du texte qui porte son nom est une métaphore de la relation
amoureuse. Comment une maison peut-elle prendre autant d’importance?
J’ai le sentiment que les lieux que nous occupons ou traversons, nos
lieux de vie, ont une importance capitale sur nos pensées et nos
échanges avec les autres. La forme du bâti formate nos pensées.
Ensuite, c’est une question de point de vue: j’ai voulu décrire
l’essentiel (la fin d’une histoire d’amour) par les détails, par le
décor. Cela m’a permis de ne pas faire de psychologie. Je préfère les
silences aux dialogues, la trace que les choses laissent en nous,
plutôt que les explications.
J’aime beaucoup l’image de la fin. Jaël devient un oiseau qui se cogne
aux murs. Ceux de la relation, ceux de la mémoire ou ceux du livre?
Les trois à la fois. Les lieux ont imprégné le personnage, il portera à
jamais cette maison en lui. J’aime «ouvrir», «déplier» le sens, plutôt
que de le réduire par des explications terre à terre. C’est pour cela
que cette écriture se rapproche de la poésie. Il y a des phrases
«carrefours» qui permettent au lecteur de choisir son interprétation
précise. Ou plusieurs, simultanément. En tout cas, de se poser des
questions par rapport à sa propre histoire, à ses émotions, ses
sensations... C’est pourquoi je pense que chaque lecteur réécrit le
livre.
Muscles est plus baroque que réaliste. Le narrateur travaille ses muscles de façon excessive. Est-ce une esthétique qui vous plaît?
Tous les détails (produits dopants, exercices effectués) sont
documentés par une enquête que j’ai menée. Les bodybuilders sont, pour
moi, dans l’excès, dans l’hyperbole. La quête d’une hypervirilité
caricaturale, fantastique et baroque. Je ne fais que la mettre en
scène. Cela dit, si j’aime l’excès, j’aime aussi, en même temps,
l’économie: ne pas tout dire, être sec, lapidaire, elliptique,
suggérer... Mon style réside dans cette tension entre économie et excès.
Il me semble que la psychologie des personnages est plus explorée à
travers des rêves qu’à travers des commentaires ou un discours
intérieur.
En effet, je n’aime pas la psychologie dans les fictions. Si je me
livre à des analyses psychologiques de mes personnages, pour m’aider à
les construire, je me garde de les donner aux lecteurs. Cela
«écraserait» le texte. Le rendrait explicatif et banal.
Le narrateur a perdu sa mère, et cette perte le conditionne. Est-ce un thème qui vous tient à cœur?
J’avais envie de donner de l’épaisseur à mon héros, on montrant ce qui
l’avait construit. Son passé, ses blessures, ses fissures. Sinon, il
serait resté dans la caricature. Ou alors il n’aurait été qu’une image
froide, lointaine, antipathique pour le lecteur. Je reviens sans cesse
à l’enfance dans mes textes. L’enfance est toujours là, dans le
millefeuille identitaire qui nous constitue adulte.
LAURENCE DE COULON, Le Nouvelliste; L’Impartial; L’Express
Le coup de cœur Payot
Muscles suivi de La Maison
Avant de parler de l’œuvre, il est nécessaire de présenter l’ouvrage. Si Muscles est un roman, La Maison
se veut une compilation de morceaux; les deux textes se présentent
tête-bêche pour créer une distinction, rendant à chacun l’indépendance
qu’il mérite. Passé ce constat, nous pouvons donc aborder les textes.
Julien Burri prend le parti de travailler par fragments et courts
chapitres lui permettant de créer des atmosphères fortes, que cela soit
la solitude d’un homme lors d’un «après-midi cupcakes» organisé par son
amie ou le bonheur d’une soirée d’été. À travers Muscles,
Julien Burri explore la métamorphose physique d’un homme et les
conséquences que cette dernière va avoir sur sa vie. Il s’agit
également d’un exercice stylistique dans lequel les muscles sont aussi
importants que les personnages. La Maison
explore davantage l’ambiance au travers de morceaux relevant de la
prose. Même si les démarches littéraires semblent opposées, il
n’empêche que des thèmes similaires (l’exploitation du corps ou de
l’attraction sur l’autre) créent un pont entre les deux textes.
Fascinant et troublant.
STEVEN LÜTHI, Payot.ch, Payot-L'Hebdo; Sélection. Les meilleurs romans de l'été
Julien Burri, écrivain
Il cultive sa sensibilité dans la force des mots
Sur les hauts de Cully, le vignoble verdoyant de Lavaux contraste avec
les nuages, presque inquiétants, qui surplombent le Léman. Silencieux,
Julien Burri – ébloui par le soleil qui se reflète sur l’eau – regarde
droit devant lui. Ses yeux, d’un bleu acier, paraissent soudainement
translucides.
«Tout ce qui m’entoure finit dans un livre, précise-t-il alors qu’il
observe le manteau neigeux sur le sommet des Alpes. J’ai l’impression
d’être vivant et riche de tout ce que je ressens.» Puis, tout en
prenant un ton plus grave, d’ajouter: «Cela peut paraître banal et
faire poète romantique, mais la nature est une autre source
d’inspiration.»
Ce paysage de carte postale, située à quelques pas de son petit
deux-pièces de Grandvaux, n’est pas l’unique abreuvoir de l’écrivain
vêtent d’un simple jean et d’une chemise bleue. À trente-quatre ans,
Julien Burri puise directement dans son vécu. Son troisième
ouvrage, qui présente deux histoires – Muscles et La Maison, éditées tête-bêche chez Bernard Campiche –, en est l’exemple le plus significatif et sans doute le plus poignant.
«Petit, j’étais précieux, gringalet, et les autres enfants me
trouvaient efféminé, ne jouaient jamais avec moi, poursuit le jeune
homme, qui a grandi au Mont-sur-Lausanne. J’ai commencé la
musculation à vint et un an pour montre une autre facette de ma
personnalité. Je voulais faire ressortir le côté viril qui sommeillait
en moi, devenir plus imposant tout en épaississant mon corps.
Aujourd’hui, lorsque je ne vais pas au fitness, j’ai l’impression de
perdre les contours de ma silhouette, de devenir flou, inexistant.»
Une quête perpétuelle que l’on retrouve dans Muscles,
où le personnage principal – qui fréquente allègrement les salles de
fitness et les bassins de piscine – se sent exister uniquement au
travers du bodybuilding.
«De l’autre côté, l’écriture de La Maison
a été une thérapie, qui m’a permis de faire le deuil d’une relation
amoureuse. J’ai pu déposer tout ce que je ressentais sur le papier en
m’inspirant directement de cette histoire, qui s’est déroulée dans une
maison à la campagne. Une demeure où je n’ai jamais vraiment su trouver
ma place et où il y avait toujours une forme d’attente. Aujourd’hui,
avec ce livre, il ne reste qu’une belle preuve d’amour.»
C’est d’ailleurs pour un garçon de sa classe – dont il tombe amoureux à
seize ans – qu’il débute dans l’écriture. Le recueil de poèmes La Punition
sort une année plus tard. «C’était douloureux, car cet amour n’était
pas réciproque. Fils unique, j’étais solitaire, mélancolique. Je
trouvais du réconfort auprès de mes figurines «Musclor» et «Skeletor»,
les maîtres de l’Univers. J’ai trouvé les méchants plus intéressants
que les gentils. Ils ont beaucoup plus de relief et passent leur temps
à créer, à imaginer comment devenir plus forts. À mes yeux, les
Stroumpfs sont insignifiants à côté de Gargamel.»
Cette dualité permanente entre force et sensibilité exacerbée, Julien
Burri a décidé de l’exploiter directement sur son corps, au travers de
tatouages japonais, devenus une autre passion de l’écrivain en dehors
des salles d’entraînement. À tel point que Wido de Marval, son tatoueur
morgien, complète petit à petit le dessin qui part de son épaule
droites et aboutira, à terme, à sa cheville. «Des dragons, un
griffon, des carpes et des animaux ailés côtoient des fleurs de
cerisier. J’aime particulièrement cette ambivalence. Elle fait partie
de moi. Je voulais garder les deux pans de ma personnalité directement
sur ma peau.»
Dans son appartement, des livres sont empilés dans chaque pièce.
D’autres sont soigneusement rangés dans ses deux bibliothèques, pleines
à craquer. Des stylos, quelques notes griffonnées et un ordinateur
trônent sur son bureau, à l’entrée du salon. «J’écris tous les matins,
à six heures trente, avant de partir travailler, poursuit Julien Burri,
également journaliste à la rubrique culturelle de L’Hebdo.
Grâce à ce métier, je suis continuellement dans la pratique du texte.
De plus, il me permet de rencontrer des gens. C’est comme une clé qui
me donne accès à leur intimité.»
De manière générale, l’écriture lui permet de construire. Pour lui, les
livres restent, traversent le temps. «Ils sont à la fois physiques et
très abstraits, car les personnages – imaginés par chacun – vivent dans
la tête des lecteurs.»
Carte d’identité
Né le 21 janvier 1980, à Lausanne
Cinq dates importantes
1987: Se fascine pour l’épave du Titanic, qui lui inspirera une pièce de théâtre.
1997: Publie son premier recueil de poèmes, La Punition (Éditions Caractères).
2009: Parution de son premier roman, Poupée, aux Éditions Bernard Campiche.
Début de son grand tatouage japonais.
2011: Publie le roman Beau à vomir et reçoit le Prix culturel vaudois de littérature. Entre à la rédaction de L’Hebdo.
2014: Parution de Muscles et La Maison.
LAURIANE BARRAUD, 24 Heures
Des plumes au corps
Deux textes accolés, dos à dos, qui semblent s’observer par-dessus la
tranche d’un même ouvrage. Au lecteur, tutoyé et comme glissé dans ces
pages, de choisir son entrée dans cet univers où les mots du Vaudois
Julien Burri disent le corps, ses pleins, ses déliés, ses vides. En
entrant par Muscles, plus intense, il découvrira le parcours d’un gamin dont la mère choisit de «passer son tour».
Contre la peur de l’indifférence du monde, l’enfant bâtit son corps
frêle en rempart, assemblant comme les parties d’une carapace de
superhéros ses masses musculaires. Folie du bodybuilding qui gonfle
alors un corps devenu encombrant, monstrueux, turgide à force
d’injections, de «shakes» protéinés, de Tupperwares numérotés et de
fonte soulevée. Face à cette montagne de chair protubérante, les
présences croisées ne sont que miroirs vides où pâlit un reflet
toujours trop frêle, trop chétif («Ne me regarde pas, pas encore, je ne
suis pas fini»). Et le corps inutile de se rêver toujours plus
prégnant, dense, alors que de l’intérieur se creuse, saturé de vide,
jusqu’à l’implosion finale.
Les cinquante-neuf courts chapitres de La Maison
y répondent comme en écho lointain, où la rupture, aux accents
autobiographiques, du corps passe au cœur. Dans une mystérieuse demeure
de campagne, le narrateur guette sans cesse la présence évanescente de
Jaël, mystérieux oiseleur dont l’amour s’épanche puis s’étiole peu à
peu, laissant le narrateur errer dans les ruines du sentiment. Un texte
en «morceaux», touchant pour dire autrement la sempiternelle rupture
amoureuse.
Journaliste et écrivain, Julien Burri est entré en littérature par la
poésie. Cela se ressent comme une évidence lorsque ses brefs chapitres
dissèquent le corps, en détachent les muscles faisceau par faisceau.
Lorsque sa prose se séquence, se fait poème, suspendant des mots dans
un vide éloquent, usant et abusant des tirets d’incise qui forment
autant de fines ramifications dans le tissu du discours – précisant,
colorant, rythmant la pensée. Deux textes reliés à lire en un seul
souffle, rassemblés qu’ils sont par une même plume pointilliste, ici
brandie comme un fin scalpel, la volée aux ailes éjointées.
THIERRY RABOUD, La Liberté
Interview de Julien Burri: des mots pour retenir la vie
De son écriture de poète, il
interroge le monde. Celui des apparences et celui des sensations.
D’ailleurs le journaliste lausannois (ex-Femina, aujourd’hui à L’Hebdo)
publie deux livres en un, tête-bêche, aux Editions Campiche: Muscles et
La Maison. Le premier est un roman, le second des «Morceaux». Les deux
disent «Tu» (ni «Je», ni «Il» ou «Elle»). Les deux parlent d’un homme
noué dans sa solitude
Vous avez 34 ans, et cela fait la moitié de votre vie – 17 ans – que vous écrivez. Comment ça a commencé?
Mes premiers poèmes, je les ai écrits par amour. Une vraie quête de
l’autre. J’étais amoureux d’un garçon, ce qui n’était pas évident. J’ai
eu l’intuition qu’il me fallait inventer quelque chose autour de
l’amour homosexuel. Cela dit, plus petit, je dictais aussi des
histoires à ma mère.
Vous aviez des modèles?
J’aimais Cocteau, La Belle et la Bête, et puis je regardais sur
France 3 l’émission «Un siècle d’écrivains». Je suis tombé sur
Jean Genêt. J’ai vu qu’on pouvait écrire, créer et trouver son identité.
Comment vous vous y prenez?
Je suis d’abord un poète. Je n’ai pas de plan au départ. Les choses
s’agencent de manière spontanée, en liaison avec des images et des
sensations.
Vous écrivez tous les jours?
Presque tous les matins avant le travail. Si je n’écris pas, je suis
malheureux. C’est une nécessité pour moi, j’ai l’impression que la vie,
ma vie, ne veut rien dire sinon.
C’est l’écriture qui donne le sens?
Je répondrais par une image. Voilà, je suis enfant, tout seul sur une
plage, et je regarde la mer qui efface tout ce qui ressemble à un
château de sable. Eh bien, j’écris pour éviter que tout se défasse.
Pour dresser un barrage.
Pas de message pour les lecteurs?
Plutôt que leur dire ce qu’ils doivent penser, je préfère leur offrir
un véhicule qu’ils puissent habiter. J’aimerais que ça résonne en eux.
Parlons de Muscles et de son personnage, le bodybuilder… Un peu vous?
Pas tant que ça. Mon personnage est un «Musclor», il a quelque chose
d’enfantin. Un peu l’équivalent d’une Barbie au masculin. Moi je vais
au fitness plusieurs fois par semaine mais je ne me suis jamais fait
des injections pour me gonfler. Ce monde m’intéresse toutefois et je
l’observe. Je vois des êtres obsédés par la masse, au sens littéral,
qui doivent incarner dans leur corps, la place qu’ils cherchent dans
leur vie.
Vous êtes moderne? Pratiquez Facebook, selfies, Instagram et Cie?
Je ne suis que sur Facebook et
j’ai mon site internet (www.julienburri.ch). Le monde virtuel
m’intéresse bien sûr. D’ailleurs, je pense que les Selfies risquent de
devenir rapidement ringards. Mais je n’ai jamais eu envie de faire
comme tout le monde, ce que j’aime, ce sont les livres en papier, la
poésie.
Et vous produire aussi! Vous
faites de multiples lectures, créez des événements avec le chanteur et
poète Lausannois Stéphane Blok…
C’est vrai, j’ai cette envie de me confronter à un public. De donner
mes textes avec mon corps. Cela crée une tension en moi, une impatience.
Des musiciens que vous écoutez beaucoup?
Stéphane Blok, Bashung, le rappeur français Booba, le groupe de hard
rock Metallica, Madonna, Monteverdi… J’adore la musique baroque.
Des livres importants?
Madame Bovary de Flaubert, je pourrai le relire chaque année, mais pour le moment je l’ai lu trois fois. Belle du Seigneur d’Albert Cohen. La trilogie d’Agota Kristof qui me fascine par sa construction.
Un lieu capital?
Je voyage surtout dans ma tête ou dans des lieux imaginaires comme la
ville de Playtime de Tati. Je me rends régulièrement en Hollande où
j’ai de la famille. Et ce pays est présent dans chacun de mes livres.
Sinon, l’Italie, particulièrement Venise en hiver, me manque, il y a
longtemps que je n’y suis pas allé. En fait, ce sont les personnes que
j’ai aimées qui m’ont ouvert à des paysages.
On va clore par votre geste beauté, vous qui arborez un magnifique tatouage…
Un parfum, Terre d’Hermès. J’adore cette association de notes de cèdre et de silex, entre autres. C’est un poème!
LOYSE PAHUD, site de Femina
Bonjour, Julien Burri, deux romans, Muscles, La Maison, publiés chez Bernard Campiche. Une face A, une face B, c’est quoi la face A?
Au lecteur de choisir… Je pense que La Maison
est un texte plus fort… Ce sont des morceaux, pas vraiment un roman…
Plus court, plus intime… Et l’autre, peut-être qu’il faut
commencer par Muscles…
Alors on va commencer par en parler. Muscles…
Vous avez toujours raconté les corps, Julien Burri, les peaux, les
sensations… Là, les muscles… Comment ce personnage, ce musclé… s’est-il
imposé à vous?
Parce que je fréquente les salles de fitness… Parce que j’observe ce
que racontent les corps, leurs formes… Je vois aussi également dans le
cinéma, dans la publicité, depuis quelques années, s’imposer un modèle
de corps masculin, avec beaucoup de rondeurs, qui est l’image de la
force, mais qui n’est pas la force, puisque souvent ces corps
bodybuildés sont fragiles, avec, surtout, des pectoraux très ronds…
Enfin, tout ça m’a intéressé, j’ai observé, comment en arriver là?
Pourquoi? Pourquoi vouloir inscrire dans son corps, dans sa chair,
cette forme-là, à quoi est-ce qu’elle correspond… Pour moi, elle me
rappelait les personnages de «Musclor» quand j’étais petit, un dessin
animé et des personnages en plastique, qui étaient très rigides,
d’ailleurs, qui pouvaient pivoter le bassin, lever ou baisser les
jambes, mais c’est tout… Et au fond, c’est ça que j’ai retrouvé aussi
chez ce personnage et ces hommes… Parce que j’ai enquêté un peu…
J’aurais pu rencontrer des bodybuildeurs… C’est un corps-corset, qui
les emprisonne tout en leur donnant une sorte de structure, de
rigidité, qu’ils recherchent…
Est-ce qu’ils ont une histoire en commun? Ces bodybuildeurs que vous avez rencontrés…
Je pense qu’au fond c’est le ressenti d’une faiblesse, d’une peur, face
à un monde qui est trop liquide, qui s’échappe, un manque de place dans
le monde et la volonté d’avoir une masse, c’est ça, au fond, exister et
prendre du volume pour ne pas être quelque chose d'éphémère, de «payer»
au premier vent venu…
Vous dites «exister»… C’est un mot que vous ne lâchez pas par hasard… C’est «Je maîtrise mon corps donc je suis»…
C’est une illusion… Parce qu’à tout vouloir mettre là-dessus, ce
personnage finit assez mal… Donc je pense qu’il faut accepter de ne pas
maîtriser tout… Justement, au contraire…
Parce que, finalement, c’est le corps qui devient le maître?… C’est le cas de ce personnage…
Et c’est un maître très cruel, qui n’est jamais satisfait… C’est jamais
assez… C’est ce que j’ai voulu raconter… Mais ce personnage me touche
beaucoup… Je n’ai pas envie de le regarder, peut-être que ça arrive
vers la fin… Je le regarde un peu de hauts, mais j’ai essayé d’être
avec lui, plutôt… Je comprends tout-à-fait son mode de fonctionnement,
moi-même je le ressens… Même si, dans ma vie, j’ai d’autres moyens de
me réaliser, notamment l’écriture; peut-être que mon corps, au fond,
enfin moi ce serait plutôt ce livre…
Parce que c’est facile, quand
on fréquente chaque jour, comme vous, les salles de fitness, de
basculer dans l’obsession du corps?
Ce serait possible… Mais, heureusement pour moi, je n’ai pas, si vous
voulez, un patrimoine génétique, ou je ne sais pas, un corps qui peut
se transformer si vite, aller si loin, et puis j’ai besoin de
souplesse, d’agilité, de rapidité… Ces corps, à la fois je les admire,
à la fois ils me font peur, ils m’interrogent, mais je sais qu’ils sont
très rigides et moi, je préfère me déplacer, j’aime le mouvement…
Lorsque votre personnage musclé montre son corps, il devient un enfant de sept ans… Comme un super-héros…
Exactement… «Musclor»… Il devient un monstre, aussi… Quelque chose
d’effrayant qui n’est plus vraiment humain, et très fragile… Et je
parle de ce pouls, les battements de son cœur, qu’on voit sous cette
peau… Cette peau qui est séchée, il n’y a pas de miracle, pour montrer
les muscles, quel réseau des veines, et tout ce corps paraît trop
lourd, trop grand pour un cœur…
«Tu devais devenir un
super-héros, voilà que tu transformes en monstre». Anabolisants,
protéinés, piqûres… Plusieurs repas par jour… Dans une salle de
fitness… Et voilà une créature qui prend du volume, qui ne peut plus
bouger, qui ne peut plus respirer… Et ce que votre personnage désire
plus que tout, c’est ressentir quelque chose…
Oui, c’est ressentir, et il ressent de moins en moins, plus il se
gonfle, plus il se creuse à l’intérieur, plus il est coupé du monde… Il
y a des passages poétiques dans le livre, pour montrer peut-être une
voie, pour ressentir, vers l’émotion… Ces passages poétiques, il les
lit, mais il n’est pas vraiment touché par eux, malheureusement… Moi,
je suis davantage touché par eux… C’est un moyen que j’ai de me relier
au monde, au corps, à mes émotions… C’est plus du côté de la poésie,
d’ailleurs j’ai voulu aborder cette histoire, c’est un roman certes,
mais plutôt avec une écriture poétique…
Et il y a la puissance, aussi… Dans l’écriture, comme le muscle…
Parce que c’est une histoire violente, parce que ce qu’il impose à son
corps est très violent… Mais c’est propre à notre société… L’idée qu’on
a un capital de base qu’on peut, qu’on doit développer… Pour faire
toujours mieux, toujours plus… Il ne faut pas se laisser un moment de
répit… L’inactivité, alors que c’est une chose très importante d’être
inactif, pour ressentir, justement… C’est interdit… En fait, il n’a pas
envie de ressentir, il a peur de ce qu’il pourrait ressentir…
Et l’amour ne résiste pas à ces peurs et à ces transformations?
A-t-il pris le temps de ressentir qu’il aimait ou non cette femme? Il
est dans les stéréotypes , il ne sait pas vraiment qui il est… C’est
ça, je trouve, le pire, sa tragédie, au fond…
Et comment se retrouver, alors? Vous l’avez fait sombrer, votre personnage…
Il ne se retrouve pas… Je pense que la poésie, il y a le lien, donc,
avec le monde, avec les autres, avec son corps, avec ses sensations,
ses sentiments, et c’est un moyen d’être là… L’écriture, pour
moi, voilà… C’est le moyen que j’ai trouvé pour me construire une peau
ou un corps… Quelque chose qui soit dans la communication, aussi…
Oui, mais, lui, il se muscle beaucoup, et ça le perd… Est-ce que les mots, le verbe, pourraient vous perdre, Julien Burri?
Tant mieux si je me perds… D’ailleurs, je me perds toujours… Je ne sais
pas où je vais… Je trouve à la fin quelque chose… Je fonctionne comme
ça, plutôt en poète, c’est-à-dire je n’ai pas de plan de base, je veux
me perdre, c’est beaucoup plus intéressant pour moi…
Et ça se muscle, alors? Le verbe?
Oui, ça se travaille…
Absolument… Des exercices?
Mais il faut que ça soit souple, il ne s’agit pas de gonfler, tel le
crapaud de La Fontaine, jusqu’à éclater… Donc, j’aime plutôt entrer
doucement dans un personnage, donner à ressentir des choses petit à
petit, qui gonflent à la longue, disons qui font travailler aussi le
lecteur… Pour qu’il se muscle lui-même…
Il faut qu’il bosse aussi, hein?
Oui… Je trouve ça beaucoup plus intéressant, en tant que lecteur, quand
j’ai un travail, entre guillemets, c’est-à-dire de découverte,
d’imagination, de construction moi-même, quand j’ai la place pour lire
un texte, vraiment, alors que quand on est sur des rails et que tout
est prévu, et on doit suivre, forcément, quelque chose qui est déjà
prémâché… Ça m’ennuie…
Ils ressemblent à quoi, vos stéroïdes? Dans l’écriture…
De la musique… Du café, du thé, du chocolat noir…
On referme Muscles… On retourne votre livre, et on lit La Maison,
une autre histoire, celle d’une séparation… Dans cette histoire, le
corps est là… Encore… Mais ce n’est pas lui qui souffre le plus…
Je dirais que le personnage principal, c’est une maison, qui peut être
vue comme un corps, une maison qui ne retient pas la chaleur, on peut
imaginer une ferme dans la campagne, en Suisse romande… C’est un lieu
où l’amour ne peut pas durer longtemps, puisque rien n’est fait pour
préserver cet amour… Cette maison est très étrange… Il y a des
fantômes… Il y a un lourd passé… Il y a une possibilité de l’habiter…
Elle dévore, cette maison dévore ses habitants…
Vous pensez qu’un lieu peut rendre toxique un lien?
Oui… Tout à fait… Je suis très sensible aux corps et aux lieux… Mais
c’est une maison qui peut avoir son charme, aussi… Peut-être que ce
sont les personnages qui n’ont pas la capacité de l’habiter…
Donc, il faut bien choisir…
Oui, il faut bien choisir…
Il n’y a pas que l’amoureux ou
l’amoureuse, mais il y a aussi le lieu… Il est difficile à commenter,
je trouve, votre livre, Julien Burri… C’est un livre qu’on éprouve…
Cela ne passe pas par la cas «intellect»…
De nouveau, c’est plus une démarche poétique… C’est une histoire
banale, comme le fitness, hein… Être piloté… Ne plus être aimé… Vivre
la fin d’une histoire d’amour… Je voulais le raconter à travers un
lieu… Par des petites touches… Comme des vignettes… La nature… Les
animaux, c’est une ferme où il y a beaucoup d’oiseaux… Des détails… La
nuit qui tombe… Le quotidien… À travers ces détails, je voulais que
s’inscrive la fin de cette histoire… Le désamour…
Comment écrire le désamour? Comment écrire la douleur? Sans en faire trop… Comment doser, comment raconter?
J’ai choisi de ne pas «psychologiser», de ne rien dire mais de faire
comprendre au lecteur… C’est le travail dont on parlait tout-à-l’heure…
Ne pas expliquer les choses… Mais les faire ressentir par les détails,
par leurs traces… Je trouve que c’est plus riche, plus intéressant…
D’aller par les détails…
Et ne pas accuser, aussi…
Surtout pas… D’ailleurs, une histoire, c’est une histoire à deux, en
l’occurrence, chacun y a sa responsabilité… Donc, il n’y a pas un
mauvais ou un bon rôle… Mes personnages me touchent, tous… Sinon ce
n’est plus de la littérature, pour moi hein, ça c’est un point de vue
éthique… Si c’était un texte de vengeance ou de colère, je pense que je
l’aurais gardé dans mes tiroirs…
Vous avez besoin d’aimer vos personnages?
Oui, ou de les aimer ou de les détester… Mais, ils doivent de toute
façon me titiller, m’attirer… De toute façon, c’est très banal, mais je
suis tous mes personnages…
Muscles plus La Maison,
cet objet que vous nous proposez, Julien Burri, de siamois, collé,
tête-bêche, deux histoires… Que l’on pourrait finalement publier
séparément, mais vous ne l’avez pas fait…
Non… J’ai préféré faire un grand livre… Avec deux livres plus courts…
Ces deux entrées, cela me plaît… C’est une maison avec deux portes
d’entrée… Il faut choisir… Et il y a des objets qui se retrouvent, il y
a des échos, cela communique en souterrain…
Et pourquoi tête-bêche? Pourquoi ne pas les faire suivre?
Mais les faire suivre, ce serait prendre le risque que l’un des deux
textes passe inaperçu… Parce qu’il y aurait une couverture, donc
un texte plus important que l’autre… La Maison,
je pensais, il est venu en second… Il a été écrit beaucoup plus
rapidement, je pensais qu’il était trop court pour faire l’objet d’une
publication à part entière, ils se soutiennent, ces deux textes…
Merci Julien Burri…
CHRISTINE GONZALEZ, Vertigo, RTS «La Première»
Cœurs en fil de fer
Tête-bêche dans le même volume, paraissent Muscles et La Maison,
deux récits de Julien Burri marqués par une langue sobre et traversés
par un même «tu» – autre manière de dire «je» et adresse au lecteur.
Poète et journaliste à L’Hebdo, le Lausannois publie avec cet opus à deux entrées son troisième roman après Beau à vomir et Poupée. Muscles
est une exploration en courts chapitres de ce qui pousse un homme à
sculpter son corps à l’extrême, tandis que l’autobiographique La Maison,
sous-titré «morceaux», juxtapose les fragments d’une vie amoureuse
jusqu’à la rupture. Deux «cœurs en fil de fer», fragiles et blessés,
hantent deux univers bien distincts – à découvrir dans n’importe quel
ordre –, reliés pourtant par une même écriture blanche.
La Maison, celle de
Jaël, est une grande bâtisse entourée de volières qui accueille le «tu»
du récit. Le protagoniste arrive de nuit dans la voiture de Jaël qui
lui dit, comme un présage: «L’homme est compliqué mais l’animal ne nous
trahit jamais.» Des oiseaux, un grand chien, des arbres fruitiers… les
jours s’étirent entre écriture et promenades dans cette solitude
paisible, rythmée par les retours de l’amoureux qui travaille en ville,
teintés d’inconfort quand vient l’hiver. Attentive aux sensations, aux
corps, à la nature, la prose poétique de Julien Burri cisèle des
fragments entrecoupés de silence et exprime la douleur par des phrases
brèves, minimales. «Jaël te réveille pour te dire qu’il ne t’aime plus.
Cette nuit, il dort dans son bureau. Seul dans la chambre à coucher,
bouche ouverte, on dirait que tu as reçu un coup dans le ventre. a
phrase est un bras métallique aiguisé.»
Le protagoniste de Muscles
voudrait être un super-héros, Hulk gonflé aux protéines qui soulève des
kilos de fonte. Sa mère, qui écrivait des poèmes, s’est suicidée quand
il était enfant, son père est parti; adulte, il compense son sentiment
de vide intérieur par l’image caricaturale d’une virilité bodybuildée.
Il s’agit de se donner une forme, et une place au monde, de cultiver
l’illusion du corps parfait grâce auquel «tu sais que tu existes». Mais
«plus tu prends du volume, plus cela se creuse, s’évide du dedans». Il
en perdra son identité, ne saura rendre sa femme heureuse, et son cœur,
petit muscle enfermé dans une cage thoracique disproportionnée, finira
par lâcher («toi, étendu sur le sol – les cordons des fibres
contractiles soudains dénoués – ton corps soudain dénoué –». Distance
et froideur s’allient ici avec la précision des idées et des images,
dans une écriture griffée d’incises, sèche et sans pathos. Julien Burri
trace au scalpel les contours de ce Narcisse écorché vif, décrivant ses
gestes, ses actions, s’en tenant à la surface du miroir comme pour
mieux signifier le vide existentiel. Glaçant.
ANNE PITTELOUP, Le Courrier
Le Vaudois, auteur de Muscles, lit des extraits de son dernier ouvrage au Salon du livre dimanche
Quand nous rencontrons Julien
Burri, vendredi au Salon du livre, le photographe l’attend déjà:
«Est-ce que j’enlève la veste pour la photo? Ça fait peut-être un peu
trop formel si je la laisse, non?» nous demande l’auteur de 34 ans de
sa voix douce, les yeux clairs grands ouverts. Le Vaudois, également
journaliste culturel à L’Hebdo,
a quelque chose des personnages principaux de ses deux récents romans:
comme eux, il accorde de l’importance au regard des autres, mais
surtout à l’avis, voire à l’univers des autres. À la fin de
l’interview, il s’excusera même d’avoir tant parlé de lui, et nous
demandera de lui parler de notre parcours lors d’un prochain café. Son
ouvrage à double entrée, intitulé Muscles d’un côté, La Maison
de l’autre, est constitué de courts chapitres tenant plus du poème que
du récit, rédigé avec justesse dans les détails et bienveillance dans
le ton
Dans Muscles, vous mettez en scène un bodybuildé accro aux «prot». D’où vous est venue cette idée?
Depuis que je fréquente les fitness. Je m’y rends environ trois fois
par semaine. C’est un univers très étrange, où l’on croise toujours les
mêmes personnes mais où les contacts humains se réduisent à demander:
«Est-ce que la machine est libre?» J’ai également dû faire une enquête
dans le cadre de mon travail sur les produits dopants et développant la
musculature, pas tous licites. Un bodybuildé de 50 ans m’a avoué qu’il
ne faisait plus l’amour à sa femme, que tout le plaisir qu’il
ressentait, c’était dans l’effort à la salle de fitness. Les
bodybuildés me fascinent. Mon coach au fitness est en train de lire mon
livre. Parfois, il y fait allusion sur un ton humoristique…
Colosse aux pieds d’argile, le
personnage n’est jamais satisfait de son image: «Ne me regarde pas, pas
encore. Je ne suis pas fini.»
Même si je suis loin de ressembler au héros, je comprends cette quête
du corps parfait, qui travaille constamment les bodybuildés, mais aussi
les anorexiques ou les accros à la chirurgie esthétique, et nous tous,
à un certain niveau. Quand je ne peux pas aller au fitness pendant une
semaine, je me sens mou, mes contours me semblent mal définis. Il y a
quelque chose de très rassurant à modeler son corps: quand on prend de
la masse, on s’inscrit dans le monde, on a une prestance, on existe. Il
est intéressant de constater que les modèles de beauté masculins dans
le cinéma, comme Thor ou Superman, présentent des formes très rondes,
quasi féminines. Les pectoraux ressemblent presque à une poitrine
maternelle et nourricière.
Les deux personnages centraux du double roman ne sont pas nommés, le narrateur les appelle «tu». Pourquoi?
Je voulais inclure le plus possible le lecteur. En donnant un nom à ces
personnages, cela aurait réduit le champ des possibilités, peut-être
tenu le lecteur à l’écart.
«Ils sont nés en captivité, ils sont habitués.» Dans La Maison, cette phrase au sujet des aras résonne sinistrement…
J’aime bien utiliser les dictons populaires ou les phrases que l’on
entend tout le temps. Dans ce cas, la maison est une cage pour les
personnages; il est difficile de la quitter même si l’on en a été
chassé.
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève
«Je comprends l’envie d’exister par les muscles»
Julien Burri trouve ses mots par le corps. Dans Muscles, il suit, entre deux levées de fonte, la quête de gonflement d’un jeune homme
Une cafétéria un peu à la marge. Le Salon du livre de Genève bat son
plein ce jeudi-là. Nous nous sommes posés dans un coin excentré dans
l’idée de prendre vite fait un thé du matin. Julien Burri a 34 ans,
dont plus de la moitié, déjà, dans l’écriture. Il publie ces jours-ci
son troisième roman, Muscles, ainsi qu’un recueil de morceaux, d’instantanés, intitulé La Maison.
Entre les deux textes, édités tête-bêche chez Bernard Campiche, des
liens discrets, des climats, des objets (un cœur en fil de fer), une
attente, la solitude.
Julien Burri parle avec délicatesse. Des contraires et des contradictions. Muscles
suit la fuite en avant d’un jeune homme, hanté par le besoin d’être vu
ou d’être tout simplement et qui trouve dans le bodybuilding un moyen
de souligner qu’il existe. La Maison
raconte la fin d’un amour. Dans les deux textes, un même usage de la
deuxième personne du singulier, ce «tu» qui raconte en deux lettres le
fait d’être seul quoi que l’on fasse.
Et Muscles et La Maison
se découpent en séquences, en flashs plus ou moins longs. Une marque de
poète. Julien Burri est entré en poésie adolescent («ce qui est banal»)
et y est resté («ce qui est plus rare», s’amuse-t-il). Ses nouvelles,
ses romans puisent à cette source. On y trouve cette attention à
l’éclair, au surgissement. Et cette attitude discrète face aux
personnages, un soin d’approcher mais de ne pas trop dire, pas
démiurgique pour deux sous. «J’aimerais, un jour, savoir écrire à la
façon d’un polar. Il faudrait que j’en lise plus, pour commencer»,
glisse-t-il tandis que la clameur du Salon tourbillonne alentour.
«Les bodybuilders se construisent, séance après séance, un corps qui
incarne la force. Mais leur corps n’est qu’une image de la force.
Forts, ils ne le sont pas.» Julien Burri se rend trois fois par semaine
au fitness. A la longue, il a distingué, autour de lui, les corps, les
peaux, les muscles à l’apparence différente, moins naturelle. Pour un
reportage de L’Hebdo où il est journaliste, il se plonge alors dans
l’univers susurré du dopage chez les bodybuilders amateurs.
Muscles se nourrit de
cette pratique et de cette immersion. «Pour écrire, je dois partir du
corps et d’une expérience qui m’a traversé. J’ai moi-même connu,
adolescent, cette sensation de ne pas être fixé, ni ancré. De ne pas
avoir de consistance. Je peux comprendre ce besoin d’affirmation par
les muscles, cette lutte contre la peur de la disparition, de
l’effacement.» Un écrivain doit-il aimer ses personnages? «Écrire pour
moi est un exercice de densification. De ce qui m’appartient ou de ce
qui m’est proche et de ce qui ne l’est pas. Je n’ai pas le corps qu’il
faut pour faire des muscles. Je brûle trop les graisses… C’est
peut-être pour cela que je fais des livres! Mon personnage de
bodybuilder m’est proche et lointain tout à la fois.»
Le roman ne se déroule pas, loin de là, qu’en salle de fitness. Les
souvenirs d’enfance s’invitent, en flash-back très sensibles, et
laissent une marque forte. Tout comme le personnage de la mère,
tragique. Disparue, elle laisse des poèmes que le fils lit dans la
chambre parentale désertée.
Julien Burri nous glisse encore le nom de Zygmunt Bauman, dont La Vie liquide
l’inspire beaucoup. Pour le sociologue polonais, la toute-puissance des
marchés porte atteinte aux solidarités humaines, explique l’écrivain.
Dans cette perte de repères et d’attaches, la vie glisse et génère la
peur. De là, cette compassion qui habite Muscles, roman désespéré du vide existentiel.
La Maison est plus
clairement autobiographique. Récit de rupture, récit de survie
personnelle, il se déroule du point de vue unique du narrateur-auteur.
Une façon pudique de ne pas impliquer l’autre et aussi de sortir du
cadre individuel. L’intérêt tient ici à cette écriture en séquences
dont Julien Burri sait déployer toute la palette. La description d’un
micro-instant résume le plan large que l’on devine. Quelques pages plus
loin, la vision panoramique se déploie, d’un coup. Le narrateur ici ne
cherche pas à habiter son corps mais une maison, celle de son amour. La
rupture impliquera de quitter cette ferme ancienne, pleine de
grincements et du silence de la neige tout alentour.
Cette façon de dire la passion sans jamais dire «nous», en laissant
l’autre à une simple silhouette, donne un beau relief à l’exercice. Ce
choix inscrit la rupture dès le début. Le texte s’enroule, même aux
temps heureux, autour de l’attente et de la solitude. Façon délicate de
dire le deuil.
LISBETH KOUTCHOUMOFF, Le Temps
La férocité en douce
Le journaliste et écrivain
Julien Burri publie un livre à double face où il est question de
bodybuilding, de traumatismes enfantins et de rupture amoureuse. Autour
d’un plat antillais, il rappelle que manger est un bon moyen pour ne
pas oublier d’exister
L’idée qu’on puisse t’atteindre n’importe quand pour t’annoncer une
mauvaise nouvelle te rassure.» Voilà peut-être le ton Burri. Julien de
son prénom, journaliste à L’Hebdo
mais surtout, depuis l’âge de dix-sept ans, auteur publié, en prose
comme en vers, de recueils, nouvelles, romans et autres «morceaux».
Le tout réputé plutôt féroce. Dépouillé mais féroce. Comme la bombe
cachée sous les géraniums, la petite goutte de curare sur la pointe
d’une innocente fléchette. Le plat qu’il prépare ce soir-là s’appelle
d’ailleurs un «Féroce», et il reconnaît qu’il l’a d’abord choisi pour
son intitulé:
«J’aime bien cette notion de férocité à condition qu’elle s’accompagne aussi d’un peu de douceur.»
Dans ce plat c’est l’avocat qui l’apporte, la douceur, en contraste avec le piment.»
Un plat à l’image de son cuisinier
Le Féroce, il le découvre en Guadeloupe dans un petit hôtel familial
qui cuisinait les produits du jardin. Ainsi la férocité, comme
écrivain, ce serait d’«avoir une personnalité, un style, une sorte
d’acuité, un regard qui interroge». Et puis féroce, d’accord, sauvage
comme une bête, peut-être, «mais qui ne vous saute pas contre d’entrée,
qui touche petit à petit, comme le piment, qui vous atteint comme une
deuxième vague. Certains mots aussi peuvent brûler.» La férocité c’est
aussi, alors, se prémunir contre «les clichés de joliesse, les choses
décoratives sans grande conséquence».
Pour le reste en cuisine, Julien ne se veut pas un spécialiste de
l’exotisme, il ferait plutôt dans les pâtes et les gâteaux, l’Italie
plus sûrement que la Caraïbe. La nourriture est peu présente dans
Muscles et La Maison, le double livre qu’il publie aujourd’hui, hormis
les poudres et compléments alimentaires, les cupcakes et les oursons en
gélatine, soumis à un traitement bien particulier. Moins en tout cas
que dans son ouvrage précédent Beau à vomir – forcément. Où l’on
trouvait notamment un chapitre sur un homme qui «cuisine un gâteau, une
ville entière tout en biscuit et en sucre». L’occasion d’évoquer «ce
côté baroque très appétissant des gâteaux mais jusqu’à en devenir
presque effrayant».
La pâtisserie, il a toujours aimé. D’un bref passage à l’ECAL, où il
entre après avoir présenté un faux livre de cuisine, il garde le
souvenir d’un gâteau flambé, confectionné d’après celui de La Belle et la Bête, de Cocteau, et dont certains ingrédients avaient été dénichés dans un abattoir.
«Les plats dont je parle dans mes livres ont quelque chose de
dérangeant, suscitent une inquiétude, de l’amertume, ou alors ça donne
très envie, mais des choses bizarres se cachent derrière la crème. Ou
encore il y a trop de crème et on étouffe.»
La cuisine pour se questionner et tenter de nouvelles expériences
La littérature étant une chose, la vie une autre, Julien, face à cette
vision peu rabelaisienne du bien ripailler, précise, comme pour
rassurer tout le monde: «Ce n’est pas la cuisine que je fais.» Sauf
que, préparant un plat, il aime bien, comme pour ses textes, «que ce
soit une expérience, que cela nous travaille, nous questionne, nous
fasse découvrir des choses». Sans pour autant verser dans le grand
chambardement culinaire:
«Je ne suis pas pour les fondues vertes.»
Comme le personnage de Muscles,
Julien Burri lui aussi fréquente les salles de fitness. «Mais j’ai
d’autres façons de me réaliser dans la vie – mon travail, les livres,
les amis – tout ne repose pas sur le bodybuilding.» Il dit néanmoins
comprendre et ressentir lui aussi, à un degré moindre, cette «volonté
d’avoir une forme, d’avoir un poids, d’exister, de ressembler un peu à
un cliché d’homme, à une figure masculine».
«Ne pas faire passer de message mais plutôt donner à voir»
Julien Burri se considère comme un auteur qui carbure à l’instinct. «Je
pars de choses qui me touchent profondément, ce n’est pas abstrait,
«je ne pourrais pas expliquer pourquoi je parle de fitness, de muscles,
de peaux, de corps. Tout cela est souvent lié à des sensations.»
La construction du livre, les questions, la logique, viennent après.»
Il assure encore ne pas être un intellectuel mais avoir «de
l’admiration pour eux». N’avoir «pas de vision intéressante»: «Ce que
je peux dire vient malgré moi, ça me dépasse, je n’ai pas envie de
faire passer de message, mais plutôt de donner à voir.»
Et même sans doute un peu plus que cela. Ses livres, Julien Burri
souhaiterait que les lecteurs puissent «les habiter, comme une maison
justement». Un lieu qui aiderait «à regarder, à questionner notre
réalité, notre modernité, qui est passionnante et bouge très vite». Au
risque, la technologie aidant «d’oublier d’écouter ce que l’on ressent,
d’oublier de s’occuper de nous, d’oublier d’être là, d’habiter
simplement son corps, de s’interroger sur les liens humains, ce que
l’on veut établir comme rapports entre nous.»
La cuisine, tiens, serait un de ces moyens «de se retrouver, d’être
ensemble, de ressentir les choses, les échanger, un bon moyen d’être
là».
Carte d’identité
Tête-bêche
Nom: Burri
Prénom: Julien
Profession: Journaliste
Année et lieu de naissance: 1980, Lausanne.
Deux livres en un. Tête-bêche. Côté face Muscles, côté pile La Maison
ou l’inverse suivant par où l’on empoigne l’objet. Ici un roman, là des
morceaux. Une idée de son éditeur. «Il y avait ces deux textes, il m’a
dit: si on en met l’un à la suite de l’autre, il y en a un qui sera
invisible.» Muscles lui a pris trois ans, La Maison
deux mois – «Je voulais que cela soit plus dans le jeté, le crayonné.
Et puis je trouvais que c’était trop court pour faire un livre.»
Certains objets se retrouvent dans les deux livres. «Il y a comme cela
des résonances. Des échos, ça communique.»
Muscles et La Maison
sont écrits les deux à la deuxième personne du singulier. «C’est venu
comme cela, un peu pour dire, ça te concerne, lecteur.» Le personnage
principal de Muscles est un
bodybuilder qui soigne en salle de fitness des lourds traumatismes
d’enfance. «Quelqu’un d’assez vide à qui il n’est pas évident de
s’identifier. Le «tu» le rapproche, on peut se dire qu’il est comme
nous.»
La Maison, récit d’une
rupture brutale, est plus autobiographique. «J’ai vécu dans la maison
que je décris, ce texte est une tentative de la reconstruire, de créer
finalement quelque chose de positif à partir d’une expérience de vie.
C’est très banal évidemment d’être quitté. Aussi banal que le fitness.»
Secrets de cuisine
Qu’avez-vous toujours en réserve dans votre cuisine?
Des pâtes et de l’huile d’olive.
Cuisiner c’est…
... une question de désir. Me faire plaisir et faire plaisir, créer, mélanger.
Que ne mangeriez-vous pour rien au monde?
Il faut goûter de tout.
Avec qui auriez-vous aimé partager un repas?
Quelqu’un qui ait de la conversation, qui soit charmant, drôle. Churchill devait être très agréable comme hôte.
Un plat préféré?
Ça change. Comme des rencontres d’un moment. Je ne fais pas de fixette
sur un plat qui serait à coup sûr et pour toujours mon préféré.
LAURENT NICOLET, Migros Magazine
«Raconter autre chose que ma petite histoire...»
Le nouveau livre de Julien Burri est double, comme le poète et écrivain
Deux textes réunis en un seul volume, parce que Julien Burri, 34 ans,
n’imaginait pas les publier séparément. Mais une rare édition
tête-bêche parce qu’ils sont tout de même fort différents. La Maison,
«le plus personnel», est la ferme vaudoise qu’occupent Jaël et son
compagnon, «Tu», «qui est une façon de dire je», avoue l’auteur. Ils
s’aiment et puis plus. Après l’amour fou, partout, «cette nuit, il dort
dans son bureau. Seul dans la chambre à coucher, bouche ouverte, on
dirait que tu as reçu un coup dans le ventre.» La nature, les oiseaux,
les fleurs lancent des signes au poète. Le grand chien meurt. Le canari
aussi. De cette rupture douloureuse l’écrivain n’a pas fait un chant
triste uniquement mais quelque chose de plus universel à la fin. Quand
il note: «Cela se joue en toi désormais, en toi la vie des morts»; «Si
la personne ou l’histoire ne te touche plus, «Tu» ne vas pas écrire un
texte.»
Comme beaucoup d’autres, Julien Burri a commencé à écrire à
l’adolescence. Et puis le jeune homme aux yeux clairs comme le ciel, à
la voix douce comme une caresse, a continué, ce qui est beaucoup plus
exceptionnel, comme ce prix de poésie qu’il reçoit à 17 ans. «C’est sûr
que ça m’a encouragé à poursuivre.» Une enfance de fils unique,
«solitaire et mélancolique», au Mont-sur-Lausanne a aussi nourri son
goût pour la lecture et son pendant indispensable: «J’écris une heure
tous les matins après le petitdéjeuner. Il faut se donner du temps.
C’est une discipline que j’aime, mais c’est aussi un travail, ce n’est
pas magique.»
Muscles, le second
texte, raconte une autre histoire d’amour qui tourne mal entre un homme
et sa femme. Son titre renvoie clairement à une activité, une autre
discipline importante dans la vie de l’auteur: le fitness. «C’est
l’idée de prendre une place, d’avoir un poids. J’ai très peur de la
fragilité du corps. Je fais aussi régulièrement du yoga et de la
natation.» Visible sur son portrait, un fragment du grand tatouage dont
il se couvre progressivement le corps. «Pour avoir une peau… Au Japon,
je passerais pour un yakuza. Sur le bras, ce sont des feuilles de
cerisier. Depuis la cuisse, on sera dans l’eau…» À Grandvaux, où il
vit, Julien Burri dit «qu’il y a beaucoup de lac. Et «Tu» vois bien les
montagnes aussi. Il y a une porosité du paysage, comme de l’eau qui
circule.» Elle irrigue naturellement son inspiration. «J’essaie d’être
à l’écoute, de sortir de l’agitation. Avec des questions toutes bêtes:
qu’est-ce que ça fait d’être là? La poésie m’aide à vivre
l’insupportable fluidité des jours. Souvent, mes personnages ne
ressentent rien. J’ai envie que les lecteurs ressentent à leur place.»
JEAN-BLAISE BESENÇON, L’Illustré
On passe à présent à deux textes de Julien Burri, auteur suisse romand qui est aussi journaliste à L‘Hebdo, des textes réunis tête-bêche dans un même volume, Geneviève, c’est Muscles et La Maison…
Exactement, mais ce n’est pas autant deux phases d’une même histoire,
ce serait plutôt un ensemble littéraire composé d’un roman et de
fragments de récits autour d’un amour brisé… Muscles,
c’est le roman, a pour personnage principal un jeune homme trop
frêle, au propre et au figuré, qui se sculpte littéralement son corps
en salle de musculation… Et surtout qui tente de se trouver une place
dans le monde, au monde je dirais, lui qui se sent parfois fondre
littéralement, aspiré par une sorte de vide au centre de lui-même,
comme si la perte de sa mère, la solitude d’une enfance pas du tout
malheureuse, mais un peu entre parenthèses, l’empêchait d’exister à ses
propres yeux et à ceux des autres… Tout le livre est écrit à la
deuxième personne du singulier, et au présent, l’auteur dit donc «tu» à
son personnage, et ça marque une distance qui se traduit par le regard
scrutateur et presque détaché qu’il porte sur lui…
Et quand est-il de La Maison, alors?…
Alors, c’est un ensemble d’instantanés d’une histoire d’amour avortée
entre le personnage principal, auquel Julien Burri s’adresse aussi,
comme dans Muscles, en le
tutoyant. Et il un autre homme nommé «Jaël»… La maison où ils ont vécu
est à la fois un abri perdu en rase campagne et une métaphore du corps,
encore une fois très présent dans ce livre, dans ce texte, le corps qui
enveloppe notre esprit, nos sentiments et notre mémoire avec ses
recoins… Comme dans Muscles,
l’écriture est très charnelle, mais plus sensuelle je dirais, que dans
le roman, le corps est toujours omniprésent, mais pas comme une
machine, plutôt comme le centre d’une énergie amoureuse, dans La Maison. Autant dans Muscles, je dirais, le corps est vide, autant dans La Maison
il est habité. Alors, je vous disais que ce n’était pas un livre à deux
faces, mais finalement il a deux portes qui permettent d’entrer dans
l’univers d’un auteur qui n’a pas encore complètement abandonné son
armure…
GENEVIÈVE BRIDEL, RTS, Journal du samedi, Quartier livres
Les auteurs romands multiplient les parutions de printemps
Julien Burri se fait les muscles
C’est un livre dans lequel on entre d’un côté comme de l’autre. Édités
tête-bêche, les deux récits sont autonomes, mais par deux fois, le
personnage principal s’y trouve enfermé. Dans Muscles,
c’est un corps qui enfle, celui d’un bodybuildeur si incertain de son
identité qu’il assigne à son enveloppe musculaire le soin de lui donner
forme. Dans La Maison, c’est
un écrivain qui vit avec Jaël, cloîtré dans une maison dont le jardin,
borné par une clôture électrifiée, est rempli de volières aux oiseaux
multicolores.
L’un et l’autre s’appellent «tu», et ils se donnent la main, même si le
premier est marié à une femme, et le second aime un homme. Mais ils
sont tous deux imprégnés d’un spleen très contemporain: celui d’un
contact immensément désiré, et désespérément refusé.
Le héros du fitness qui sue dans Muscles
n’est pas dupe de la vacuité de ses efforts. «Plus tu prends du volume,
plus cela se creuse, s’évide du dedans. » Et pourtant, il continue de
gonfler, à coup d’exercices puis de dopage, dans l’espoir de «devenir
vrai». Mais lorsque le miroir ou une photo lui renvoie une image
décevante, la baudruche se dégonfle, et alors, «comment supporter de
vivre»?
Dans ce livre, les femmes meurent de dépression – sa mère, puis sa
femme. Les hommes sont des animaux en rut ou des lâches – son père
l’abandonne aux grands-parents.
Julien Burri, 34 ans, journaliste à L’Hebdo,a publié de nombreux recueils de poèmes et du théâtre avant son premier roman, Poupée,
en 2009, où il était déjà question des sourdes névroses familiales qui
génèrent ces enfants suradaptés aux désirs de leur environnement. Ces
êtres prisonniers du regard de l’autre, auxquels ils délèguent le
pouvoir de leur donner consistance et existence.
L’illusion du corps parfait
Lui-même féru de fitness – il se muscle aussi régulièrement qu’il
écrit, à raison d’une heure par jour – Julien Burri connaît tous les
pièges de cette illusion du corps parfait, grâce à quoi «tu sais que tu
existes – tu ne passes plus au travers de choses».
Son magnifique tatouage japonisant est une signature supplémentaire de
l’attention d’esthète qu’il porte au corps, cette enveloppe proche du
«moi-peau» théorisé par le psychanalyste Didier Anzieu, dont il cite
l’influence. «Les bodybuildés me touchent», reconnaît-il: il les a
longuement observés et ils forment, dans le livre, une cohorte de
personnages anonymes, aux regards vides.
L’écriture de Julien Burri est d’une grande sûreté, remplie d’images et
vidée d’émotions. Elle s’attache à détailler les réalités cliniques
d’un corps qui se transforme jusqu’à devenir monstrueux – le corps
hypertrophié finissant par tuer le cœur nécrosé de solitude.
De la même manière, elle rend compte, dans La Maison,
de l’hiver qui ensevelit peu à peu la relation amoureuse entre le
narrateur et Jaël. A mesure que les paysages disparaissent sous la
neige, Jaël disparaît de la vie du narrateur qui écrit esseulé, au
milieu des oiseaux enfermés. «À la fin, le contact s’interrompt comme
s’il n’y avait rien eu», commente l’auteur.
Julien Burri dit aimer les vanités du siècle d’or, ces tableaux
destinés à rappeler le caractère transitoire de la condition humaine.
Dans l’économie des scènes qui, tels des instantanés, composent La Maison,
c’est la même netteté du trait qui frappe, en écho à l’amour condamné
entre les deux amants. Rien de plus contemporain, pourtant, que ces
récits qui parlent cru du corps et du sexe, pour mieux dire la
sensation du vide, l’absence à soi – et l’irrésistible désir d’exister
sans masque.
JEAN-JACQUES ROTH, Le Matin-Dimanche
L’auteur lausannois publie son troisième roman sous la forme d’un double récit, Muscles et La Maison
Deux livres en un. D’un côté, il y a La Maison
– un court récit composé de 58 «morceaux» très aboutis, autant de
souvenirs-témoignages d’un amour fait et défait entre les murs d’une
demeure à la campagne. De l’autre, le plus robuste Muscles.
Ou vice versa. Car le lecteur reste libre de choisir par quelle porte
il souhaite entrer dans l’univers glaçant de Julien Burri, auteur qui
sait aussi se faire tendre. Il publie avec ce double récit un troisième
roman, après Je mange un bœuf et Poupée, plusieurs recueils de poésie et les nouvelles de Beau à vomir. Une bibliographie déjà fournie pour le Lausannois, né en 1980 et journaliste à L’Hebdo, deux fois lauréat du Prix des jeunes auteurs à 17 et 18 ans.
Muscles – écrit en
premier – est l’histoire d’un enfant qui, dès son premier abonnement de
fitness, cherche compulsivement à devenir un super-héros pour
rechercher sa mère, décédée dans l’indifférence d’un père absent.
L’histoire d’un homme qui s’efforce à devenir un archétype pour
fasciner son amoureuse. Mais on est très loin des comics.
Anabolisants, régimes diététiques, fonte soulevée. Plus il gonflera,
plus il se videra. Plus il cherchera à «rendre l’âme solidaire du
corps», plus celle-ci s’effacera. Une aliénation des sensations, des
émotions, programmée dès les premières pages, mais qui peine à garder
toute son intensité au fil du récit.
Mais Julien Burri est avant tout un poète. Son talent se vérifie encore
une fois avec ces deux textes adressés à une deuxième personne du
singulier et ciselés en prose. Une prose qu’il ose malmener de tirets,
de césures pour préciser une idée ou mettre au jour la complexité. Dans
La Maison comme dans Muscles,
chaque phrase se savoure pour l’habilité du verbe, pour la précision
des mots – souvent crus, parfois culs – et le regard acéré avec
lesquels l’auteur dissèque les corps, les matières ainsi que les
relations humaines. C’est là un autre de ses talents. Même si cette
dextérité est à double tranchant. Irritante quand le scalpel cherche
trop à transgresser. Fascinante quand la lame du poète s’enfonce dans
la chair ou les sentiments.
GÉRALD CORDONIER, 24 Heures
À la maison, sur le lit, Amélie te caresse – tu es prêt à
venir mais te retiens (…). Il faut se garder pour plus tard, il y aura
mieux, plus tard. Cela ne peut pas être juste ça – la vie ne peut pas
être juste ça.» L’écriture renversante et poétique (rythmique), comme
détachée, de Julien Burri dit la chair, la vie amortie par le muscle,
l’amour sans doute aussi. De courts chapitres – «Dinette», «Couleur
chair», «Des après-midi avec grand-maman» – racontent la solitude de la
vie de couple et de famille. Et son livre de se dédoubler: derrière Muscles, un deuxième roman, La Maison, comme un coup de poing.
LINN LEVY, Édelweiss
Haut de la page
Julien Burri publie La Maison et Muscles, un double troisième roman. Sa voisine de bureau, Isabelle Falconnier, l’a lu en avant-première
Cher Julien,
Cher Julien, un jour le livre était sur mon bureau. C’est tout toi:
discret mais suggestif. Nos espaces de travail se touchent. Chaque
matin ou presque, nous nous asseyons l’un en face de l’autre. Je peste
en silence lorsque tu étends ton linge de fitness sur le radiateur. Tu
empiles consciencieusement les livres à lire que nous recevons par
cargaisons. Nous sommes comme un vieux couple: on ne parle pas des
choses importantes. Alors de ton livre nous n’avons guère parlé. C’est
mieux: la littérature supporte mal l’ambiance «Caméra Café».
Tes livres, devrais-je plutôt dire. Côté pile, Muscles,
l’histoire d’un gamin malingre qui devient fort et musclé une fois
grand. Las, c’est trop tard, il ne peut plus sauver sa mère, qui a
allumé le gaz dans le garage pour mourir. Ni plaire à son père, qui a
fui aussitôt dit, aussitôt fait. Qu’importe. Abonné aux salles de
fitness, il devient un superhéros contemporain, Narcisse éperdu
d’admiration pour son propre reflet, ivre de conventions sociales,
convaincu que le vernis social est synonyme de bonheur. Mais plus il
prend du volume, plus «cela se creuse, s’évide au-dedans».
Côté face, La Maison, une
histoire d’amour qui palpite dans une maison à la campagne entourée de
forêts et de volières et qui, un soir, se termine. Deux garçons
l’habitent, s’aiment, cuisinent, regardent des films, bricolent dans la
grange. Un jour, Jaël n’aime plus, brisant le cœur de l’autre, celui
dont tu racontes l’histoire.
C’est une drôle d’idée, ces deux livres en un. Comme si tu n’avais pas
réussi à choisir lequel donner au public. Et puis pourquoi deux
couvertures, une entrée pile, l’autre face? J’ai tourné et retourné le
livre, commencé l’une puis l’autre. Finalement: cela fonctionne. Et, de
fait, on peut lire La Maison comme la version adulte de Muscles. Le garçon immature de Muscles
qui fréquente à outrance les salles de sport, avale force anabolisants,
se forge une carapace telle qu’il est incapable de ressentir le moindre
amour pour sa femme, cette coque rutilante mais vide est devenue dans La Maison un jeune adulte sensible, à fleur de peau, amoureux. Qui souffre mais se relèvera. Dans Muscles, le narrateur lit les poèmes qu’a laissés sa mère morte. Dans La Maison,
il en écrit lui-même. Dans les deux cas, l’amour, ou plutôt l’absence
d’amour, la mort de l’amour, fait mal. Mais le narrateur de La Maison survit. Il y a une vie après Jaël. Les muscles du narrateur de Muscles n’y pourront rien: son cœur à lui explose.
Et toi, Julien, tu t’adresses à eux directement. Tu leur dis tu,
à Monsieur Muscles comme au garçon triste d’avoir perdu son amour et sa
maison: ils sont toi, tous les deux, tu les aimes bien. Ton cœur
déborde pour eux. Tu as mis tout ton talent à leur service.
Les sens et l’esprit
Cher Julien, toutes mes félicitations: après Poupée, Beau à vomir
et plusieurs recueils de poésie ou nouvelles, tu sais de mieux en mieux
parler de la sainte trilogie, soit de corps, de cœur et de cul.
Surtout: de la manière dont les uns et les autres sont absolument liés.
Ton écriture dense, parcimonieuse parfois, poétique toujours,
impeccable, navigue avec subtilité entre les sens et l’esprit. Tu sais
écrire la découverte de son «mulot» par un gamin, le plaisir moite de
soulever de la fonte plus tard, ou de faire l’amour sur le gravier
devant la maison. Tu respectes le corps autant que le cœur. C’est rare,
de nos jours. Et puis ton œil impitoyable, lucide, sur les névroses
familiales, celles nées dans les peurs et les abîmes de l’enfance, fait
merveille dans ces deux récits. Un bon journaliste peut faire un bon
écrivain, merci d’en apporter la preuve par deux.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
Le style est précis, glaçant, et sait décortiquer jusqu’à la
cruauté les efforts des personnages pour chercher un remède à leur
solitude. Sa retenue même le rend plus efficace et plus inquiétant.
C’est intéressant, bien écrit… et parfaitement démoralisant comme à chaque fois qu’on regarde l’existence de trop près.
Sur Muscles:
S’il devient un superhéros, il pourra aller chercher sa maman au pays
des morts. Il faut qu’il y aille, parce que c’est elle qui porte la
poésie. Pour ça, il doit sortir de sa cage thoracique trop étroite,
grimper sur son tapis d’élastomère, et traverser les plaines
cartilagineuses, les montagnes fibreuses et les lacs veineux.
Un jour, le super héros rencontre Hello Kitty et lui offre un cœur en fil de fer…
L’histoire d’un joli garçon trop léger qui devient pesant, encombrant,
au fur et à mesure de ses séances d’entraînement intensives dans une
salle de musculation.
Après Poupée et Beau à vomir, Julien Burri signe là un travail
magnifique d’entomologiste. Il prouve que parfois, conçu dans le cocon
d’une serre humide à température constante, on peut naître papillon, et
vivre ver à soie…
CLAUDE-INGA BARBEY
Sur La Maison:
A-t-on le droit d’écrire sur la fin d’un amour? Si c’est pour survivre,
je crois que oui. Si c’est sans haine, juste pour se souvenir, pour
témoigner, pour consoler les lecteurs, je crois que oui. Il est
effectivement moins dangereux de peindre, de danser, ou de composer une
musique sur la fin d’un amour. Les mots blessent plus fort, parce qu’ils
semblent désigner, accuser. Mais si l’on ne sait faire que ça… Écrire.
«Change au moins les noms, qu’on ne me montre pas du doigt dans la
rue…» Il frissonna. «Dans la rue? Pourquoi dans la rue ? Tu as vendu la
maison?»
CLAUDE-INGA BARBEY
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