Quand Laurence Verrey s'écrit, un ange passe
Dans Lutter avec l'ange, la
Morgienne, lauréate du Grand Prix Pierrette-Micheloud, fait le récit
fragile et fervent de son accession à l'écriture. Un art poétique
teinté d'urgence
«Mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire?» demande
Rilke au jeune poète. «Je mourrais», répond à sa place Laurence Verrey.
C'est pourquoi, depuis Chrysalide
(L'Aire, 1982), la poétesse morgienne continue son combat pour le
langage, opiniâtre et fécond, dans une quête de mouvement et d'unité.
Et comme les lauriers finissent toujours par fleurir, son livre, riche
d'une quinzaine de recueils et livres d'artistes, a reçu ce printemps
les honneurs du Grand Prix Pierrette-Micheloud.
Un livre dont on découvre aujourd'hui l'envers, en proses serrées sur
le fil d'un récit autobiographique tendu à travers trois décennies;
souvent abandonné, souvent repris, enfin publié. Scandé comme un carnet
mais chapitré comme un roman, Lutter avec l'ange
tient de la profession de foi, placée sous les auspices de Jacob et de
son empoignade avec Dieu - pourtant nulle bigoterie, simplement cette
empreinte biblique qui pour l'essayiste Sylviane Dupuis est
caractéristique de la littérature de Suisse romande, où l'imaginaire
des écrivains emprunte volontiers au réservoir symbolique du Livre. Car
même si le divin veille entre les lignes, c'est la foi en la puissance
révélatrice du verbe qu'illustre ici l'épisode de la Genèse,
en miroir duquel l'auteure affronte ses propres démons, dialogue avec
l'obscur, brave la pesanteur et affirme courageusement sa «part
d'audace»: ce je du poète qui s'entête à prendre voix, comme une conquête.
Tissées d'images, teintées d'urgence, ses pages remontent le chemin de
l'écrit jusqu'à la solitude de l'enfance, bercée de musique puis hantée
par cet instrument maternel soudainement muet, comme un renoncement.
«J'ai six ans le jour où ma mère referme définitivement le couvercle de
son piano. Elle n'en jouera plus une seule note, jamais.» Intimement
liée à ce soupir sonore, l'écriture alors sera la bataille de Laurence
Verrey. D'abord clandestine, toujours instinctive, pour exprimer ses
propres harmoniques, avec acharnement, par-delà les aspirations
contrariées des femmes qui la précèdent, les servitudes aux accents
patriarcaux, la culpabilité d'exister.
«Poursuis la joie au risque de la ronce», écrivait-elle en janvier dernier dans les beaux quatrains de L'Ombre est une ardoise.
Une poursuite qui prend ici forme tandis que sa prose dense et
allusive, «antique et cependant primesautière», se fait de page en page
moins haletante, plus ample et lumineuse, tendue vers «l'adorable
plaisir d'être et de re- naître» - jusqu'au fantasme s'il le faut.
Un récit d'émancipation qui est aussi un art poétique. Un défi, fragile
et fervent, lancé à l'assaut de ces silences dans lesquels, parfois, un
ange passe. Somptueux.
THIERRY RABOUD, La Liberté, 24 juillet 2021
«Surgi du fond des âges comme un guide ancestral, Jacob m'a
accompagnée sur mon chemin, le temps qu'émerge ma force. [...] Jacob
nous précède, son histoire nous bouscule aux points sensibles, pose des
repères, invite à grandir sans cesse.»
Dans cette «œuvre au noir», Laurence Verrey raconte des moments de la
vie de Jacob, parallèlement aux siens, tous moments dont elle aura mis
plus de vingt ans à écrire le récit, que le «désir de fête» illumine:
«Repris de multiples fois, à des années d'intervalle, laissé en friche,
repris à nouveau. Le délaissant pour des poèmes, pour des oeuvres moins
prenantes, plus simples peut-être.»
Ces temps, elle a éprouvé le besoin de mettre un terme à cette
«tentative» d'écriture: elle a estimé c'était le bon moment de
transformer l'essai, sans en être complètement sûre. Le lecteur ne s'en
plaindra pas.
L'exemple de sa mère qui a renoncé à la musique, à sa vie d'artiste,
par devoir, aura été une leçon secrète pour elle. Aussi n'a-t-elle pas,
elle, renoncé à l'écriture, rompant avec sa lignée de femmes soumises:
«Le cours de l'Histoire a voulu que Mai 68, le mouvement hippie et de
libération de la femme croisent mon chemin à mes quinze ans.»
Pour elle, l'écriture, au début, c'était une jouissance, mais ce
n'était pas la joie. Car elle a commencé à écrire clandestinement, le
cachant, «comme des amours secrètes, tremblante d'être démasquée».
C'était vital:
«Je prends conscience que l'écriture, la lutte pour conquérir la parole est pour moi acte de salut. Qu'il en va de ma vie même.»
De l'offense faite par Jacob à Ésaü, de sa propre expérience, elle sait
que «nous ne naissons pas dans l'égalité, mais dans la différence; de
leur réconciliation, qu'il est possible d'être sauvés de l'altération
de l’être».
Sans doute son énergie l'a-t-elle puisée dans ces versets de la Genèse où Jacob se bat avec un homme pendant toute une nuit. Lutter avec l'ange - l'homme est en fait un ange - lui enseigne ce qu'est la vraie vie:
«La vie est une aventure risquée, qui va de lutte en lutte, sans
défaite ni victoire parce que toujours recommencée, un incessant corps
à corps avec l'adversité.»
Mais nous ne sommes pas tous seuls. À condition de ne pas se résigner
et de continuer à lutter, une présence nous rend puissants et, dans son
cas personnel, lui maintient le désir d'écrire et lui libère la parole:
«Le divin est à nos côtés, il est de plein corps dans l'avancée. Saisir
sa force est une grâce, nous sommes accompagnés, entraînés avec lui
dans la danse sacrée.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Depuis 40 ans, Laurence Verrey crée au rythme des saisons de l’inspiration
La Vaudoise fait l'objet d'une triple actualité: deux livres et le Grand Prix de la Fondation Pierrette Micheloud. Rencontre
Souriante, le verbe calme, Laurence Verrey bouillonne sous sa peau
diaphane. Un jaillissement intérieur qu’elle s’efforce de traduire en
mots depuis quarante ans. La Lausannoise d’origine, qui vit à Morges,
se voit récompensée par le Grand Prix de poésie Pierrette Micheloud
pour l’ensemble de son œuvre. Au même moment paraît Lutter avec l’ange (Bernard Campiche), un livre en prose composé sur plusieurs décennies qui éclaire rétrospectivement son chemin d’écriture.
Cette année a aussi vu le jour L'Ombre est une ardoise (Éd. de l'Aire), qui reprend la forme du quatrain de Chrysalide,
son premier recueil. Drôle de période, donc, pour la lauréate, puisque
cette distinction arrive en sandwich entre deux publications qui
reviennent, à leur manière, sur ce combat de toujours pour «faire
sortir les mots du néant». L’essence même de la poésie pour elle. «Ma
conception de la poésie… c’est de concevoir justement, de créer en
suivant l’inspiration au moment où elle vient, avec cette nécessité de
survivre aux phases de désert, inévitables.» À certains moments, elle a
cru la source définitivement tarie, mais elle s’est efforcée de
patienter, de se dire qu’il y a peut-être des saisons pour
l’inspiration. En hiver il ne se passe rien, on le croit en tout cas,
et finalement ça repart. J’ai toujours eu le bonheur de voir que l’été
revenait.» C’est pour elle la saison de l’inspiration: la chaleur, en
particulier le feu, tient une place importante dans son œuvre. Tout
comme la pierre, la nuit, le vin.
Passager clandestin
Cette inspiration, elle l’a nommée «le passager clandestin» dans L’Ombre est une ardoise:
«C’est celui qui s’invite et qui nous surprend, persistant et brûlant
comme une braise, mais c’est en même temps un écho bref, car il y a
tellement de choses qui nous traversent avec fulgurance.»
Pour Laurence Verrey, écrire revient donc à capter «la chose» la plus
impalpable qui soit, ces pensées fugitives qu’on essaie de ne pas
perdre.» Quelque chose que l’on peut transmettre quand on réussit: «Ça
devient une petite pierre que l’on peut tenir, se passe de main en
main.» Et c’est bien ce que ressent le lecteur: une compréhension
immédiate, venue d’on ne sait où, de l’incommunicable qui s’affiche en
caractères d'imprimerie.
L'auteure affectionne aussi des proses poétiques plus vastes, comme Le Cantique du feu,
qui a reçu le prix Schiller en 1987: «J'ai toujours été attirée par
des formes d'écriture très diverses, et mon œuvre oscille entre des
formes très courtes, très travaillées, proches du silence, et d'autres
qui déploient plus largement le flux verbal.»
Dialogue avec les arts
À l’écoute de son mon intérieur, Laurence Verrey conçoit aussi la
pratique poétique en dialogue avec d’autre arts. Elle a collaboré
notamment avec la peintre et calligraphe Louise Beetschen, avec qui
elle a produit Horizons lumière (Le Cadratin, 2016), ou Feu sur le noir
(Le Cadratin, 2018). Auparavant, le deux artistes ont beaucoup créé
ensemble: «On avait par exemple mis de longues bandes de papier sur le
mur. Louise dessinait ou jetait de l’encre sur ce support, et moi je
suivais avec mon crayon.»
Rage et faillite de sens
Même seule, elle musarde en terres inconnues: Cryptogrammes
traduit en 33 textes la mise entre parenthèses de l’écriture pendant sa
formation en art-théraphie. Parallèlement, l’auteure vit aussi une
sorte de crise du langage qu’elle nomme «naufrage du sens». C’était en
2015, après les événement à Charlie-Hebdo
et au Bataclan. «Je n’avais plus d’affinités avec les mots, ça avait
totalement perdu son sens. J’ai donc eu besoin de les cacher.» Elle les
superpose, les rend invisibles sous de grosses tâches d’encre faites
avec du papier de soie. Le seul geste qui lui paraissait «correspondre
à la rage qui m’habitait». L’écriture finit par revenir, avec La Beauté
comme une trêve, six proses écrites la nuit ou sur un banc. Une
méditation sur la beauté, d’où «souffle un vent de fronde, de liberté,
qui interdit de plier l’échine et de se résigner».
Suit un nouveau silence, qui permet l’éclosion d’une forme de partage
inédite: après avoir découvert en 2010 les jumelages poétiques imaginés
par le Marseillais Dominique Sorrens, elle crée l’association Poésie en
mouvement, puis en 2015, les premières Salves poétiques à Morges
(rééditées en 2017 et 2019): «J’avais fait venir huit poètes qui ont
écrit pendant quatre jours, et le résultat a été mis en commun lors de
la nuit des poètes. Une vingtaine de gymnasiens ont aussi écrit.»
Pour Laurence Verrey, c’est un catalyseur: «Les poètes rencontrés alors
m’ont redonné l’énergie vitale, un élan, une impulsion d’écriture, et
la confiance qu’écrire n'est pas vain.»
«Épurer le métal, calciner l’inutile»; l’art subtil de l’éclosion du poème
«Comment harponner le verbe quand il coule au fond de l’eau, muet
subversif, battant des ouïes.» Parmi les thèmes qui traversent le
recueil de Laurence Verrey L’Ombre est une ardoise, encore et toujours
cette obstination à pêcher les mots justes: «En ton centre, une forge
de feu travaille à ton insu, à épurer le métal, calciner l’inutile.»
Ces quatrains vagabondent des étoiles à la «crypte du sol», des blés
hérissés à l’ombre bienfaisante au cœur d’un brûlant été, contre une
ardoise où dire ma soif». Les mots se lovent aussi tout contre l’homme
aimé, dans une exploration à la fois réjouie et porteuse de la
conscience de la mort de de l’urgence de vivre et d’écrire.
Lutter avec l’ange
Dans Lutter avec l’ange,
Laurence Verrey revient à la source de cette écriture, «sœur de la
soif». Lorsqu’elle a 6 ans, sa mère abandonne le piano pour se
consacrer à son foyer et ses enfants. Comme Jacob entame un corps à
corps avec l’ange, l’auteure décrit sa lutte contre la culpabilité
d’exister et d’avoir volé la vie de sa génitrice. Elle évoque aussi le
pouvoir salvateur de la musique, pour laquelle elle se passionne mais
qu’elle n’investira pas, par respect pour celle qui a sacrifié son don,
puis la naissance du «goût d’écrire»: «Sur la langue un étonnement
infini. Le goût du sel. De l’églantine. Du ciel versé sur les mains. Et
de la pierre à feu.» La première écriture est vécue «comme des amours
secrètes au cœur de l’été».
La rencontre amoureuse sera source d’encouragements, au lieu de la
sentence que sa mère avait entendue de son père: «À quoi bon continuer
ton piano, c’est inutile.»
Les mots de Laurence Verrey font écho à ceux perdus par sa mère à la
fin de sa vie, mais aussi à ceux d’inconnus passés par la bouche de sa
grand-mère qui, elle aussi, avait renoncé à son don: la médiumnité.
Mûrie durant une trentaine d’années, cette prose poétique témoigne de la nécessité d’écrire et brûle du feu de l'évidence.
En dates
1953: Naissance à Lausanne.
1973. Passe un an en Angleterre. Suivent des études d’infirmière, deux
ans à Sierre entre le travail de la vigne et celui d’infirmière dans un
service de soins intensifs et urgences.
1981-1982: Tour du monde avec son compagnon, découvre le Népal, la
Thaïlande, la Chine, le Japon et les États-Unis. Naissance d’un fils.
Suivront deux filles en 1985 et 1987.
1982: Chrysalide (Éd. de l’Aire).
1986: Le Cantique du feu, Prix Schiller 1987.
1998-2010: Formation et enseignement du français aux étrangers en voie d’intégration.
2011-2012: Formation en art-thérapie et animation d’ateliers
d’expression. Découverte du dessin (crayon, charbon, fusain, pierre,
pastel) et du geste de la main, qui donne naissance à Cryptogrammes (Le Cadratin, 2019), ouvrage réunissant 33 poèmes cryptés et encres de l’auteure.
2013: Crée l’association Poésie en Mouvement (POEM), consacrée au rayonnement de la poésie.
2015: Lance les Salves poétiques à Morges. Une fête du langage qui
réunit autour de la création poétique des jeunes et des poètes renommés
de la francophonie. POEM propose également des soirées de lectures avec
des poètes invités.
2017: Coordonne le numéro de la revue française Les Carnets d’Eucharis
consacré à la poésie romande, et un autre numéro en hommage à Gustave
Roud en 2018.
2021: Parution de L’Ombre est une ardoise et Lutter avec l’ange,
et Grand Prix de poésie de la Fondation Pierrette Micheloud pour
l’ensemble de son œuvre. Doté de 40’000 francs, la distinction est
décernée une année sur trois.
CAROLINE RIEDER, 24 Heures, 29-30 mai 2021
En exergue ces deux phrases
Je ramasse le paradis n’importe où.
Maurice Chappaz
Je veillerai à ce que ton âme
ne manque pas de mots
Vénus Khoury-Ghata
Avec Jacob, personnage biblique de la Genèse
et compagnon d’insoumission, Laurence Verrey a engagé sa
lutte: déjouer les pièges du silence et le poids du passé pour
accéder au droit à l’existence, à la terre vierge de l’écriture. La
quête de sa voix singulière, sa part de sel, a lieu de nuit. Cette
traversée évoque les tourments de l’enfance, l’affrontement avec
l’homme, le lien entre l’écriture et la mère, et se vit avec l’ange,
allié et révélateur invisible. Le récit retrace l’histoire de Jacob
lorsqu’il revient au pays de sa naissance pour retrouver son frère et
combat avec le mystérieux adversaire qui le blesse et le bénit. Si le
manuscrit a mis une trentaine d’années pour voir le jour, il garde le
même caractère d’urgence.
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