Le fantasme est-il en train d’envahir le monde?
Qu’en est-il des relations
entretenues aujourd’hui par les hommes et les femmes? Et comment
évoquer la question des genres, qui elle aussi évolue à grande vitesse?
Et le numérique est-il en train de changer notre rapport au corps, au
réel?La Lettre à Yaël et Léah que publie Jean-Christophe Aeschlimann ressemble à une bombe, mais éclairante, à dégoupiller.
Jean-François Duval – Jean-Christophe, thème de ton nouveau livre?
JeanChristophe Aeschlimann –
Tout simplement les femmes et les hommes, leurs relations et ce qui,
aujourd’hui, les lie ou les délie. Pourquoi? Parce qu’aujourd’hui
justement la féminisation du monde, on le sait, constitue l’une des
tendances majeures du siècle qui s’est ouvert. C’est un bien, une
conquête, une liberté, dont la puissance, irréversible, redéfinit les
structures et les esprits. Et dans ce contexte d’émancipation, la
différence des sexes demeure, immense, inaugurale, indéchiffrable. Cela
quoi qu’en disent les apôtres du relativisme et de l’indifférenciation.
Jean-François Duval – Tu veux dire: pas d’interchangeabilité possible entre les sexes?
JeanChristophe Aeschlimann
– Les femmes et les hommes, les hommes et les femmes, sont peut-être
interchangeables dans certains domaines, par exemple ceux liés au
marché, aux fonctions, aux échanges, aux rôles sociaux. Mais la
différence sexuelle porte en elle une forme de dissymétrie non soluble,
partout et toujours. La question, palpitante, étant de savoir où et
comment. En particulier dans le contexte de globalisation numérique qui
est le nôtre. Si «une femme sur deux est un homme», comme disait
Groucho Marx, la différence sexuelle, elle, existe. Ce sont ces
questions, et quelques autres encore que j’évoque dans le livre, toutes
liées, je crois, aux grandes évolutions et révolutions en cours.
Jean-François Duval – Lettre à Yaël et Léah
prend la forme d’une adresse à tes deux filles. Les questions que tu
soulèves font débat parmi une jeunesse dont l’âge tourne autour des
vingt ans?
JeanChristophe Aeschlimann
– Disons que le livre est écrit à destination de deux jeunes filles
d’aujourd’hui, Yaël et Léah, et de toutes leurs amies de ce temps (mais
les garçons peuvent tout à fait s’y intéresser). Il s’adresse aussi
bien sûr à tout le monde. La question de la relation à l’autre,
notamment pour tout ce qui a trait à l’amour, au désir, à la sexualité,
touche tout un chacun, en particulier bien sûr les jeunes générations,
qui assistent aujourd’hui à des évolutions et des changements
conséquents en termes de société, de vivre-ensemble, de couple et de
parentalité. D’autant plus si l’on mesure ces évolutions et changements
au basculement numérique qui est en train d’arriver à l’échelle du
globe.
À l’heure où les modèles les plus divers ont cours dans le monde qui
est le nôtre, des plus obscurantistes aux plus éclairés, des plus
rétrogrades aux plus généreux et libéraux, l’heure des questions est
peut-être arrivée. C’est bien dans ce sens que les jeunes générations,
appelées à construire le monde de demain, vont à leur tour s’interroger
sur ce qu’elles souhaitent en matière de relation, d’amour, de désir,
de partage. Cette Lettre à Yaël et Léah participe de ces
interrogations, sans prétendre jamais à la moindre prescription. Ce
livre est entièrement conçu dans un esprit de liberté. Vivre et laisser
vivre, comme disent les Siciliens.
Jean-François Duval – Un éloge de la liberté donc?
JeanChristophe Aeschlimann
– Oui. Ce livre ne fait d’ailleurs la leçon et la morale à personne, il
célèbre la liberté advenue dans nos sociétés, où chacune et chacun
peut, et c’est heureux, vivre l’amour, la relation, le désir, le
couple, la sexualité comme elle ou il l’entend. Cette liberté n’est pas
encore partout acquise, alors que certaines et certains lui
préféreraient le conformisme, la remise à l’ordre ou je ne sais trop
quelle morale d’imitation ou d’enfermement.
Jean-François Duval – C’est aussi un éloge du désir heureux?
JeanChristophe Aeschlimann – Je le crois. Un éloge qui ne se
soumet pas aux injonctions du conformise, du fatalisme ou des modes de
l’heure. Je le vois même sincèrement comme une bombe, tout simplement
parce qu’il n’obéit pas aux modes du politically correct et des lieux
communs qui orientent aujourd’hui les débats sur le genre, la
différence sexuelle, le couple, le désir, la sexualité. Il tente de
retrouver quelques généalogies et lois de la différence sexuelle, et
d’éclairer quelques plaques tectoniques de ces problématiques. Par
exemple en identifiant ce qui sépare le fantasme du réel, le corps de
l’image, la pulsion du désir, etc.
Jean-François Duval – À
certains moments, tu fais allusion à Judith Butler, apôtre d’un certain
féminisme, dont visiblement tu ne partages pas les positions… Selon
elle, le sexe féminin et le sexe masculin ne seraient que des
«fictions» sans aucune caution d’ordre réellement naturel… Tu entends
rétablir la part du biologique?
JeanChristophe Aeschlimann
– Je n’entends rien rétablir du tout et je sais que le biologique
connaît aussi parfois des exceptions ou des ambiguïtés. Mais si Judith
Butler apparaît au début du livre, c’est d’abord pour distinguer entre
elles des expressions diverses de ce qu’on appelle, parfois un peu
confusément, le féminisme. Une chose est sûre à mes yeux en ce qui
concerne cette auteure: elle bute toujours, in fine, sur la question du
corps. C’est-à-dire du réel, en définitive plus puissant et déchirant
que le fantasme ou l’image. De même que l’inconscient, pour Freud, sera
toujours plus déterminant, et déchirant, que le conscient.
Autrement dit, le nom et la figure de Judith Butler, universitaire
américaine à l’oeuvre imposante, je les ai plutôt choisis comme un
symbole. Celui d’un féminisme radical et d’une volonté de passer
par-dessus le corps et la différence sexuelle, une différence sexuelle
dont je rappelle dans le livre qu’elle est pourtant à l’origine du
monde et de l’histoire et au début de l’humanité. Judith Butler est
d’avis que ce n’est pas le corps qui est déterminant mais bien le
fantasme, ou autrement dit l’image et la culture et non le réel. Ainsi,
je la cite parce que précisément elle finit par nier cette dimension
fondatrice du réel, manière de voir avec laquelle je suis en désaccord
complet, même si bien sûr l’influence culturelle, sociale, économique
et politique joue un rôle dans la manière dont se décline la partition
des sexes.
Jean-François Duval – L’un
de tes chapitres s’intitule «Le corps, référent irréductible». Comment
penses-tu que les LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels, transexuels)
peuvent s’accommoder de ta position? Platon lui-même ne semblait pas
s’embarrasser de cette question du corps, l’essentiel étant à ses yeux
l’union des âmes.
Jean-Christophe Aeschlimann
– Pourquoi les LGBT ne pourraient-ils se reconnaître dans ce propos? Le
corps est un référent irréductible, à distinguer de l’image comme le
fantasme est à distinguer du réel. Le fantasme n’est jamais
l’équivalent du réel.
L’origine du monde, elle, est décrite comme exactement contemporaine de
la naissance de la femme et de l’homme. Qu’ensuite toutes sortes de
déclinaisons culturelles ou fantasmatiques relatives à cette différence
originaire puissent exister ne change rien à ce constat, au sens où
quel que soit le modèle auquel on peut aspirer, celui-ci découle d’une
manière ou d’une autre de cette scène originelle. Que nous puissions
vivre dans une société dans laquelle, je le souhaite du moins, chacune
et chacun peut choisir librement sa façon d’envisager la relation, le
partage, l’identité sexuelle, le désir ou la sexualité est évidemment
une bénédiction. Une bénédiction qu’il s’agit de protéger et de
maintenir face à toutes celles et ceux qui lui préfèrent le jugement,
l’intolérance et l’exclusion.
Jean-François Duval – Que
réponds-tu, sur le plan de la sexualité, aux gens qui n’ont pas «accès»
au corps de l’autre: handicapés, vieillards, solitaires, etc., auxquels
les vidéos porno (pornhub, youporn, que sais-je) permettent une
satisfaction sexuelle qu’ils ne peuvent obtenir autrement? Les images
et les fantasmes n’ont-ils pas toujours été là pour pallier au
éventuels «manques» du réel?
JeanChristophe Aeschlimann
– Je n’ai personnellement pas d’opinion ou de conseil à donner à ce
sujet. Simplement et puisque tu me poses la question, je dirais que
rien ne vaut ou ne remplace le réel, et que l’image a tout à fait sa
place dans le réel. À condition, me dis-je, que l’image ne soit pas
confondue avec le réel, puisque justement l’image n’est pas le réel, et
le réel n’est pas l’image.
Jean-François Duval – Venons-en précisément au pouvoir croissant de l’écran et du virtuel.
JeanChristophe Aeschlimann
– C’est aussi en cela que ce livre ressemble à une bombe: il
s’interroge sur ce basculement numérique qui est aujourd’hui à l’oeuvre
à l’échelle du monde entier, et sur la part qu’il joue dans le
bouleversement des relations amoureuses auquel nous assistons depuis
quelques années. Le fantasme est-il en train d’envahir le monde? Le
virtuel serait-il en train de prendre la place du réel? Poser ces
questions, aujourd’hui, c’est dégoupiller non pas une seule bombe, mais
plusieurs. Je parle bien sûr de bombes éclairantes (sourires).
Jean-François Duval – Mais
depuis les plus exquises estampes japonaises jusqu’à la plus vulgaire
industrie vidéo-pornographique, l’image a toujours eu partie liée avec
le sexe… Il y aurait un bon usage de l’image, de l’imaginaire, du
fantasme, et un mauvais usage de ces mêmes éléments, sexuellement
parlant?
JeanChristophe Aeschlimann
– Non. Quand dans le livre je parle de l’image, du fantasme, du regard
et de l’œil, ce n’est pas pour porter un jugement sur ce qui serait
bien ou moins bien, ou de moraliser le moins du monde. Les
représentations de la sexualité existent depuis la nuit des temps dans
presque toutes les cultures et civilisations. Je souligne simplement le
fait que le regard est constitutif du fantasme et que l’oeil a pour
vocation de tout voir et de rendre captif celui ou celle qui regarde.
Ce qui, en termes de désir et de pulsion, à l’heure où les images, sur
les réseaux numériques, déferlent sans discontinuer, a bien sûr des
conséquences. La captation de l’oeil est une vieille histoire, et le
fait que le fantasme rend captif celui qui s’y risque n’est pas
nouveau. Mais aujourd’hui on peut avoir le sentiment que l’image, ou le
fantasme, sont en train d’accroître de manière sidérante leur puissance
dans le monde, par la grâce d’une numérisation qui multiplie tous les
jours les possibilités techniques et d’usage de l’image, immobile ou
non.
Jean-François Duval – Le corps disparaît, comme le disait déjà Jean Baudrillard?
JeanChristophe Aeschlimann
– Où le corps et où le réel se trouvent-ils quand l’image se substitue
de plus en plus à eux? Le corps, je le redis, c’est le réel. Et le
corps, je le répète aussi, ce n’est pas l’image. Le réel, ce n’est pas
le fantasme. C’est tout ce que je dis. Cela en sachant que chacune et
chacun de nous a des fantasmes, et que justement je ne vois aucune
raison de moraliser ou d’émettre des jugements, que ce soit de morale,
de bienséance ou de goût. C’est simplement le début d’une réflexion,
qui compte tenu de l’accroissement quasi quotidien du pouvoir de
l’image dans nos vies, va sans doute être amenée à se poursuivre à de
plus grandes et profondes échelles encore.
Jean-François Duval – En
quoi la pensée d’Emmanuel Lévinas, un philosophe qui t’est cher et que
tu évoques dans ton ouvrage, participe-t-elle de toutes ces questions?
JeanChristophe Aeschlimann
– La pensée de Lévinas, quand elle évoque la dimension originelle du
rapport à l’autre, permet d’éviter les pièges d’une conception
seulement humaniste des relations à l’autre homme ou l’autre femme, qui
souvent masque la nature radicale de l’altérité. C’est-à-dire: prenons
garde aux formes que peuvent prendre un idéalisme et un humanisme de
facilité. Non, nous rappelle Lévinas, l’homme n’est pas toujours bon
face à l’autre, et cela quel que soit le genre de la personne.
Du point de la relation à l’autre, le genre ne joue ainsi aucun rôle
dans la définition de ce qui rend l’humain justement humain. Je partage
ce point de vue. Le rapport à l’autre ne connaît pas de conditions
liées au genre, pas plus qu’à la nationalité, la religion, le rang
social ou je ne sais quelle spécificité culturelle ou autre. Je trouve
intéressant de rappeler cela dans le contexte du féminisme, et en
particulier d’un féminisme tel que décliné par une Judith Butler, où
l’opposition de genre homme – femme est posée comme fondatrice et
perpétuelle, et en même temps niée puisqu’elle émanerait d’une nature
purement culturelle et sociale.
Jean-François Duval – Dans Lettre à Yaël et Léah,
tu donnes par instant la parole à une psychanalyste, que tu appelles
Eliza Upchink, et dont tu dis qu’elle est une voix «pure». C’est un
personnage fictif? As-tu toi-même fait une psychanalyse?
JeanChristophe Aeschlimann
– Non, je n’ai pas fait de psychanalyse à ce jour. Peut-être aurais-je
dû? (sourires). Mais tout ce que je dis dans le début du livre est
vrai: les propos issus du cabinet de psychanalyste m’ont effectivement
été rapportés par une psychanalyste qui habite et travaille à New York,
dans le cours de conversations et d’échanges menés ces trois dernières
années et inspirés par toute l’intelligence et la moralité de cette
femme hors du commun. Comment aurais-je pu inventer ce qu’elle m’a dit?
Quant à moi, j’ignore tout de ce qui se dit dans les cabinets de
psychanalyste aujourd’hui. Et c’est bien pour relayer ses propos si
passionnants que j’ai décidé d’en faire un livre. Si dans cet ouvrage
j’ai appelé cette psychanalyste réputée du nom d’Eliza Upchink, c’est
parce qu’elle n’a pas voulu apparaître sous son vrai nom, malgré mon
insistance. Il m’a fallu lui trouver un pseudonyme.
Celui d’Eliza Upchink m’est paru idéal, qui reprend le titre d’une
chanson inédite à ce jour des Rolling Stones. J’aime beaucoup les
Rolling Stones, tu le sais, lesquels, quand on parle d’abîmes et
d’intensités comme c’est le cas dans le livre, en connaissent un bout
sur la question. Eliza Upchink, dans la chanson, est un personnage
intéressant si j’en crois les paroles qui la décrivent. Enfin, le choix
de ce pseudonyme enlève tout caractère professoral, moralisateurou
soit-disant scientifique à mon ouvrage, car comme déjà dit je déteste
les moralisations ou les leçons tenues de haut.
Jean-François Duval – Quant au titre Lettre à Yaël et Léah?
JeanChristophe Aeschlimann – Et bien justement pour éviter la leçon de
morale. En adressant le livre en quelque sorte à mes filles, je pense
éviter la posture de celui qui prétend savoir, alors même qu’en réalité
je ne sais rien. Last but not least, mes filles, qui ont lu le
manuscrit avant parution et qui m’ont donné leur accord pour le titre,
lequel se compose en réalité de leurs deuxièmes prénoms respectifs,
n’en font pas toute une affaire non plus et prennent tout cela avec
humour et coolness. Heureusement, dirais-je, car à elles non plus je
n’ai pas à faire la morale ou la leçon. Mais elles ont bien aimé Eliza
Upchink, le morceau des Rolling Stones, en particulier les guitares et
le groove de la batterie de Charlie Watts. Charlie Watts, elles
l’aimaient bien, elles ont pleuré quand il est parti.
Jean-François Duval – Tu
dis dans ton livre n’être par instants «même pas d’accord avec
toi-même». Cela ne pose pas problème quand on entreprend d’écrire?
JeanChristophe Aeschlimann
– Comment être toujours en accord avec soi-même? C’est impossible, sauf
à se croire ou se penser infaillible ou au-dessus des lois – y compris
des lois psychiques. Freud a bien montré que la contradiction fait
partie de notre psychisme et de la vie, et les poètes, de Homère à
Shakespeare, à François Villon et à Rimbaud, n’ont cessé de mettre en
lumière, si l’on peut dire ainsi, nos parts simultanées d’ombres et de
lumières, de veille et de sommeil, de savoir et d’ignorance, de
conscient et d’inconscient, etc. C’est un peu l’image du chevalier du
Poème sur le pur néant, de ce cher Guillaume d’Aquitaine, un texte qui
a mille ans, que je cite au début du livre, qui découvre, légèrement
ébahi, son propre poème après avoir somnolé sur son cheval, et qui
ignore quand il veille et quand il dort. Byron, Shelley, les
romantiques anglais, les grands artistes, l’ont aussi montré: la part
du rêve, dans nos vies, est peut-être centrale. J’en suis pour ma part
convaincu.
Jean-François Duval – Qu’ajouter à tout cela?
JeanChristophe Aeschlimann
– Je dirais que le rapport à l’autre, toujours, nous renvoie à une
autre part de nous-même. Après que vous dites quelque chose, ce qui
vous en revient est toujours autre que ce que vous pouviez avoir pensé.
Et cela est vrai aussi de ce qui se passe quand nous parlons à l’autre
sexe. La femme, pour l’homme, représente également une forme de
l’autre, comme l’homme, pour la femme, s’avère autre. C’est à la fois
fascinant, parfois très drôle, parfois un peu fatiguant, et infini.
Jean-François Duval –
Tout en nous n’est que perception et représentations, ont dit des
philosophes comme Kant ou Schopenhauer. Qu’est-ce que le «réel» à cette
aune-là? À quoi le «reconnaît»-t-on? Selon quels critères?
JeanChristophe Aeschlimann
– À prendre ta question au pied de la lettre, nous pourrions l’évoquer
pendant des heures, au détour et à la lumière de considérations
philosophiques abyssales. Pour l’heure et ici même, je me contenterai
de répondre, à ta question, ceci: le réel, c’est le corps. Ou
l’inconscient. Ou ce qui échappe, justement, à nos représentations, à
commencer par l’autre homme ou l’autre femme. Le réel, c’est l’Autre.
Blog de JEAN-FRANCOIS DUVAL
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L’invité: un homme aux multiples facettes
Ancien journaliste, Jean-Christophe Aeschlimann a consacré un essai aux relations femmes-hommes.
Un homme kaléidoscopique
Ancien journaliste, Jean-Christophe Aeschlimann a consacré un essai aux relations femmes-hommes
Un homme de lettres,. Sa dernière est adressée à Yaël et Léah. C’est
d’ailleurs le nom de son récent essai. Jean-Christophe Aeschlimann y
évoque la question des genres, des relations entre femmes et hommes sur
fond de développement numérique. À toute vitesse, peut-on lire sur la
couverture. À son image. Celle de sa conversation, de ses pensées, dont
le débit est insoupçonnable. Kaléidoscopique, comme il se définit
aussi. Éclectique, c’est certain. Car cet ancien rédacteur en chef du
magazine Coopération, qui
n’aime rien tant que de multiplier les points de vue, reconverti dans
la communication d’entreprise, possède des goûts et intérêts plus que
diversifiés. Un homme de lettres, amateur de hockey sur glace, qu’il
faut suivre donc, à l’instar d’un puck sur une patinoire toute fraîche.
La Liberté – Jean-Christophe, quand avez-vous commencé à écrire?
J.-C. Aeschlimann – Le premier livre que j’ai écrit, c’était avec
Emmanuel Levinas. J’avais vingt-cinq ans, j’étais étudiant à Genève et
je suis allé l’écouter. Je n’ai pas tout compris, mais j’aime parfois
ne pas toujours tout comprendre, et j’ai été ébloui par ce grand
philosophe. J’ai ensuite pris ma plus belle plume et je lui ai écrit.
Il nous a reçu, avec un ami, à Paris, et c’était extraordinaire. J’ai
toujours pensé, et c’était également valable par la suite dans ma vie
de journaliste, que pour comprendre ce qu’a écrit une personne, il faut
la rencontrer. J’ai ensuite fait la même chose avec Paul Ricœur.
La Liberté – Votre dernier livre, quelle est sa finalité?
J.-C. Aeschlimann – Explorer tant soit peu le mystère et le secret,
merveilleux, insondables et éternels, des relations entretenues par
l’homme et la femme, relations à l’origine de tout et qui sont
probablement la chose la plus importante qui soit. J’ai longuement
parlé, au fil d’entretiens menés sur trois ans, avec une psychanalyste
freudienne établie à New York, qui observe, depuis plusieurs années,
l’évolution des relations entre hommes et femmes mais aussi les
relations au corps, soumis à toutes sortes de révolutions dans le
basculement numérique que nous sommes en train de vivre. C’est elle que
j’appelle, dans le livre, Eliza Upchink ou la voix, car elle ne
souhaitait pas apparaître sous son vrai nom. Le genre, aujourd’hui
souvent remis en cause, pose de nombreuses questions, qui en entraînent
d’autres sur les relations et l’identité. Car «si une femme sur deux
est une femme», comme disait Groucho Marx, la différence sexuelle,
elle, existe. Tout cela est adressé sous forme de lettre, un message à
deux jeunes filles en référence à un siècle qui se féminise. Le livre
comporte une cinquantaine de petits chapitres évoquant aussi bien le
fantasme que le désir et la pulsion et ce qui les distingue (il
détaille son propos en citant notamment Freud, ndlr).
La Liberté – Vous affectionnez particulièrement les citations, non?
J.-C. Aeschlimann – Oui, surtout si elles sont drôles…
Je n’en manque pas. En tant que Suisses, nous sommes déjà dans un
contexte culturel un peu contradictoire, car ce pays est constitué de
langues différentes. Comme Biennois d’origine, je comprends et me sens
aussi proche de Genève que de Zurich. Mais je ne cache pas que j’aime
l’idée des empires et des constructions complexes comportant plusieurs
nationalités et religions. L’autre contradiction qui m’habite est celle
qui existe entre l’homme que j’essaie d’être et la femme. On ne
comprend rien à ce que dit l’autre (l’auteur de ces lignes rit, ndlr).
C’est justement ce qui fait le charme, on n’y comprend rien alors on
est attiré par l’autre. C’est un des plus beaux cadeaux de la vie.
La Liberté – Écrire, c’est un besoin?
J.-C. Aeschlimann – C’est peut-être essayer de comprendre ce qu’on dit
soi-même. C’est entreprendre des voyages par la pensée dans divers
univers. Et j’aime le fait de pouvoir les partager.
La Liberté – Vous écrivez aussi sur le hockey sur glace…
J.-C. Aeschlimann – Ce sport est fascinant, magique. Il concrétise
l’imprévisibilité absolue du présent, ses déchirures soudaines, et
j’adore ça car je suis en quête d’intensité.
La Liberté – L’écriture pour vous, c’est aussi une façon de lutter contre la banalité du quotidien?
J.-C. Aeschlimann – Sans doute, un peu, oui. La banalité du mal, comme disait Hannah Arendt.
La Liberté – Quelle thématique occupe actuellement vos nombreuses pensées en vue d’un éventuel prochain livre?
J.-C. Aeschlimann – Je crois que je ne vais pas vous en parler car je
risque de les mettre en danger. Mais je pourrais résumer en un mot: le
messianisme. Comment, pourquoi et sous quelles formes des événements
peuvent-ils changer le destin du monde? C’était pour moi le cas lors du
11 septembre 2001, mais la pandémie ou la crise russo-ukrainienne en
forment peut-être aussi des exemples.
La Liberté – Au fond, qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement?
J.-C. Aeschlimann – Le mystère des choses, des temps qui changent, des
époques qui passent, de ce qui demeure du passé dans le présent et
l’avenir, l’émergence de l’avenir et son caractère (presque)
impénétrable. Et de ce que nous pouvons faire pour sauver ce qui peut
l’être et réparer le monde. Dans cet esprit, j’aime beaucoup cette
phrase inoubliable de Baal Shem Tov: «C’est le souvenir qui porte
le secret de la rédemption.»
La Liberté – Comment vous définiriez-vous en une phrase?
J.-C. Aeschlimann – J’aimerais pouvoir dire que je suis un homme
kaléidoscopique. Il y a une phrase que j’adore, c’est une citation,
d’Hannah Arendt. «Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont,
nous les voyons telles que nous sommes.»
Sils-Maria mon amour
«J’ai une affection ancienne et profonde pour Sils-Maria, en
Haute-Engadine dans les Grisons. Cet endroit, qui possède un hôtel
emblématique et qui a été durant plusieurs décennies une extraordinaire
plateforme européenne de rencontres d’intellectuels, de personnalités
et de politiciens, m’a d’emblée fasciné et ensorcelé. Après avoir fait
la connaissance des propriétaires de l’hôtel, j’ai fini par écrire un
livre sur ce havre de paix, où j’ai d’ailleurs rencontré celle qui
allait devenir ma femme. J’avais notamment découvert qu’Anne Frank y
avait passé deux étés, qu’elle qualifia elle-même de «plus beaux de sa
vie». Disons que ce livre témoigne de mon intérêt pour l’histoire du
monde et les mystères du temps.»
Bio express
Famille
Né le 6 février. A grandi à Bienne auprès de ses parents, Michèle et
Samuel, industriel. Aîné de deux frères. Marié à Denise. Deux filles:
Salomé et Noémie. Habite à Bâle et Verbier.
Formation
A étudié la littérature et l’histoire à Genève. A notamment été rédacteur en chef du magazine Coopération. Travaille actuellement dans la communication d’entreprise. A écrit plusieurs livres, dont Répondre d’autrui – Emmanuel Levinas ou L’Océan des émotions, Fragments.
Hobbies
Ski, musique, histoire et hockey sur glace.
STéPHANE SCHROETER, La Liberté, 13 juin 2022
Lettre à Yaël et Léah, de Jean-Chrsitophe Aeschlimann
«Le thème de ce petit livre, c'est tout simplement les femmes et les hommes, hier, aujourd'hui, demain.»
Pendant son sommeil, Jean-Christophe Aeschlimann a fait un rêve, où une
voix pure lui a parlé, notamment de la différence des sexes,
c'est-à-dire de ce que cette voix a entendu à ce propos sur son divan
de psychanalyste.
Une fois réveillé, il ne garde pas pour lui ce que cette voix lui a dit. Il en fait un «petit livre» qu'il intitule Lettre à Yaël et Léah, deux jeunes femmes vingtenaires, ses «Petites Dames d’hier» et ses «Dames d’aujourd’hui».
Il s'est efforcé de le transcrire dans une «langue aussi simple que
possible, proche même du langage parlé, avec quelques répétitions mais
qu'importe n'est-ce pas, l'idée étant avant tout d'être compris par
chacune et chacun».
Dans cet essai, qui se propose d'analyser Du paradis au numérique, à toute vitesse
ce qui différencie les hommes et les femmes, l'auteur n'est pas en
opposition avec un féminisme justement «différentialiste», qui est
légitime.
Au contraire, car il constate – ce que les théoriciennes du genre ne
veulent évidemment pas considérer –, que le corps de l'homme et celui
de la femme sont bien différents et que «la conséquence en est un
psychisme différent».
Le corps est de fait un «référent irréductible». Nier sa réalité, c'est
faire place au fantasme. Cela se produit d'autant plus facilement de
nos jours qu'on ne fait plus de différence entre le réel et le virtuel,
quel que soit le sujet:
«Se sentir femme, ou se sentir homme, ne veut pas dire pour autant qu'on est femme ou qu'on est homme.»
Le progrès technique, qui s'est traduit par l'omniprésence des écrans,
favorise le fantasme, mais celui-ci a toujours existé. Cela ne veut pas
dire que les femmes puissent pour autant se substituer aux hommes et
inversement.
Leur différence est d'ailleurs de tous les temps. Le confirme bien le
récit de la Genèse. S'il y a eu séparation dès l'origine entre la femme
et l'homme, ni l'une ni l'autre ne peut être jamais totalement homme et
femme à la fois:
«Il peut y avoir union parce qu'il y a eu séparation et marquage de la différence.»
«Cette séparation va permettre la rencontre, le manque se faisant existentiel.»
L'auteur fait une remarque qui met à mal les clichés. Il dit en effet
que la femme est plus complète que l'homme puisqu'elle peut vivre sans
l'homme, ce qui n'est pas le cas de l'homme qui ne peut vivre sans la
femme:
«C’est à l'homme [...] qu'on a enlevé une côte, ce qui a introduit le manque en lui.»
Dans cet essai, l'auteur aborde bien d'autres sujets en rapport avec
cette différence intrinsèque entre les femmes et les hommes, tels que
la famille, l'intimité, le secret, la transcendance, la morale, la
liberté, la transmission...
Dans des Hors-textes, il se souvient qu'à la fin de son rêve lui est
revenue une phrase de James Joyce, «le grand écrivain irlandais [qu'il]
aime tant», qui pourrait résumer ce qu'a voulu lui dire in fine la voix
qu'il a écoutée:
«Il faut pécher pour grandir. Devenir plus grand que ses péchés vaut mieux que toute la pureté que vous prêchez.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Je
vous écris aujourd’hui, Yaël et Léah, mes Petites Dames de hier et mes
Dames d’aujourd’hui, vous qui venez d’avoir ou aurez bientôt vingt ans.
Vous comme moi nous réjouissons de l’émergence d’un monde nouveau, dans
lequel les femmes vont jouer un rôle plus grand encore que celui
qu’elles jouent aujourd’hui et qu’elles ont joué depuis toujours.
Aujourd’hui, en matière de relations amoureuses, de désir, de partage,
nul modèle n’est imposable à chacune et chacun, et chacun et chacune
doit pouvoir choisir sa manière d’aimer et de partager comme bon lui
semble, et avec qui bon lui semble, de surcroît sans jugement ou
moralisation. Vivre et laisser vivre, comme disent les Siciliens.
Dans ce petit livre, il est question des femmes, des hommes, de la
différence sexuelle. De l’importance du corps, du fantasme, du désir.
De l’influence grandissante de la numérisation et du virtuel dans nos
vies. Et de l’évolution des rôles de père et de mère.
Tout ce qui s’est écrit ici résulte d’observations issues du cabinet
d’une psychanalyste et m’a été dicté par une voix pure, qui m’a raconté
des choses de première main et vraies, nul doute là-dessus croyez-moi.
D’ailleurs jamais je n’aurais pu les inventer. Comment l’aurais-je pu?
Le thème de ce petit livre, c’est tout simplement les femmes et les hommes, hier, aujourd’hui, demain.
Il y a plusieurs chapitres, et vous n’êtes pas obligées de tous les
lire en une fois, certains peuvent être lus comme des petits textes,
comme ça, pour réfléchir un peu.
On y va, les filles?
JEAN-CHRISTOPHE AESCHLIMANN
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