Bonjour à toutes et à tous
Jusqu’à maintenant nous
emmène dans le dédale des carnets de l’auteur. Car Yves Rosset prend la
plume tous les jours. C’est une nécessité pour lui. Parfois l’outil
scripteur n’y suffit pas, alors il s’arme d’une paire de ciseaux, d’un
tube de colle et il malaxe les images, les couleurs, les mots, les
pensées. Son travail est une sorte de permaculture littéraire, on y
trouve des éléments philosophiques, sociologiques, écologiques,
politiques, poétiques. L’intime se mêle aux préoccupations du monde
avec une couche de doute, d’interrogation, de colère et de dérision.
Tout ça livré en vrac, sans chichi. Une expérience littéraire pour
l’auteur, comme pour le lecteur.
Yves Rosset est né à Lausanne. Il vit à Berlin depuis 1990 et revient
sur la terre de ses origines, ce dernier mardi du mois de mai, pour
nous parler de sa démarche littéraire. Nous nous réjouissons de le
renconter.
FLORENCE DE GOUMOËNS, invitation aux derniers mardis de la Grand-Rue, Rolle, mai 2022
Un état des lieux
Vaudois installé à Berlin, Yves Rosset poursuit une œuvre littéraire hors du commun. Jusqu’à maintenant se présente comme la chronique d’un monde à la dérive, sous la forme d’une mosaïque de sensations, de réflexions… Rencontre.
Le livre est est estampillé «chronique». Celle du monde tel qu’il va,
celle de l’époque telle qu’elle dérive. Vaudois installé à Berlin
depuis plus de trente ans. Yves Rosset poursuit avec Jusqu’à maintenant
une œuvre littéraire singulière, d’une intelligence et d’une puissance
rares. La littérature, ici, n’a rien de divertissement léger. Elle
frappe et secoue. Elle vient rappeler cette citation de Kafka: «Si le
livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le
crâne, à quoi bon le lire?»
De passage à Lausanne la semaine dernière, Yves Rosset s’installe en
souriant dans le Buffet de la Gare rafraîchi. Il sort un carnet de son
sac, le feuillette en expliquant sa méthode d’écriture. «Je prends des
notes sous forme de carnets depuis 1993 environ. Petit à petit, j’y ai
mis des images.» Près de cinq ans après Les Externalités négatives,
où l’on suivait les carnets de 2011, Jusqu’à maintenant reprend ceux de
l’année 2012. Soit les carnets 72 à 76. «Mais ils sont imbibés du
présent.» Aujourd’hui, il en est au 142.
Au premier abord, le livre peut effrayer. Parce qu’il saute d’un sujet
à l’autre, d’une notation personnelle à un souvenir de lecture, d’une
description de photos à une réflexion sur la littérature. Et parce
qu’il est empli de la folie de notre époque de surconsommation et de
réchauffement climatique.
N’empêche que, peu à peu, ce texte impressionnant nous emporte dans ses
flux et reflux. Et ses coq-à-l’âne deviennent un mouvement naturel.
Comme cet exemple: «Vu dans le métro un garçon dans une manière de
costume de soldat galactique. Faulkner qui caractérise beaucoup les
voix, leur donne des intonations, en fait l’écho des états de l’être.
La torture de l’éducation religieuse et la violence du racisme. Das sogenannte Fasten-High. Investir stratégiquement dans ses contacts sociaux.»
«Qu’en faire?»
«Certaines phrases sont reprises des carnets, explique Yves Rosset.
D’autres sont retravaillées: entre les notes de départ et le livre, il
y a cinq ou six versions.» Le soin donné au rythme, en particulier se
révèle extraordinaire. «Tout à coup, je lis et j’ai l’impression que ça
fonctionne, que l’on est pris dans un truc qui avance.»
Au fil des pages prend forme une mosaïque, voire un maelström de
sensations, de citations, de choses vues, lues ou entendues. Sans
transition, on passe de Bill Murray à la fonte du pergélisol, de la
quantité d’antidépresseurs consommés en Allemagne à une photo du
cercueil de Toutankhamon.
On croise Michel Houellebecq, Jean-Luc Godard, Annie Ernaux, Pierre
Charbonnier, Jim Morrisson, Wikipedia, Google et le pétrole de schiste,
les «mille huit cents vols par jour rien que pour la compagnie
Lufthansa»… Çà et là pointe une subtile auto-ironie. «Mais c’est qu’on
en a marre, bien sûr, de ces nouvelles déprimantes.» Ou encore. «Quoi?
Encore un livre intime et désordonné que presque personne ne lira?».
Pour Yves Rosset, ce texte reflète le monde dans lequel il vit, ses
inquiétudes et ses révoltes. Et ses interrogations : «Nouvelles
nouvelles apocalyptiques – qu’en faire? qu’en faire? qu’en
faire?» écrit-il. Et d’ailleurs: «Qu’est-ce qui fait mémoire? De quel
monde voulons-nous nous souvenir? Jusqu’à quand? (…) Qu’est-ce que nous
trouvons encore normal?»
Une voix qui s’ajoute
Dans ce sombre contexte, que peut la littérature? «Plus les voix se
multiplient, plus nous nous interpellons mutuellement, plus nous avons
des chances d’avancer», estime-t-il. Dans cette période qu’il qualifie
d’«extrêmement toxique», elle peut aussi apparaître comme «un écho à la
nécessité de penser la complexité du monde. Tout n’est pas noir,
toutefois «Bien sûr que le monde est terrible et bien sûr que le monde
est merveilleux», lit-on, alors qu’il visite Naples. «C’est très
compliqué de vivre aujourd’hui, complète l’écrivain de vive voix. Ce
que l’on peut percevoir du monde est terrible, mais il y a aussi des
milliers d’instants magnifiques. Des moments de joie d’être vivant.»
Dans le livre, cela passe par les souvenirs de vacances en famille, des
balades dans Berlin, un retour dans le verger de son enfance vaudoise…
Ou encore «le jeu mêlé de fleurs violettes, d’ombres roses, de taches
lumineuses, de grâce végétale, de troncs chauds, toute cette absolument
si délicate beauté parfaite des formes du vivant qui se donnent à nous
sans rien vouloir en retour».
Au fil de la discussion, Yves Rosset évoque la ville de Berlin, où il
s’est installé en 1990. Né à Lausanne en 1965, il avait alors achevé
ses études de psychologie à Genève. «À l’époque, je me suis intéressé à
la vie communautaire, aux squats.» Après l’expérience genevoise de
l’îlot 13, il poursuit cet idéal dans une communauté berlinoise, où il
rencontre sa future épouse, où il fonde une famille et où il a vécu
jusqu’en 2014. En parallèle à son écriture personnelle, il vit de
travaux de traduction.
À travers la ville
En plus de trente ans, il a évidemment vu Berlin changer, lui qui a
encore connu la partie Est telle qu’elle était à l’époque de la RDA. Et
il s’en rend d’autant plus compte qu’il sillonne souvent la ville à
pied. «Les récits de marches sont les premières pierres sur lesquelles
j’avance pour écrire.» Son écriture demeure marquée par cet univers
urbain, par les contrastes entre richesse et pauvreté, par les marques
de l’histoire, également omniprésentes.
Tout cela forme un tourbillon étonnant, où Yves Rosset se livre sans
jamais tomber dans le déballage impudique, en un surprenant équilibre
entre l’intime et l’universel. Entre, aussi, la tentation du désespoir
face à la «grande dévoration» et à la lumière, malgré tout: «Se
faufiler cependant dans l’existence, puisqu’elle nous a été donnée».
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère, 17 février 2022
Jusqu'à maintenant
Prix Georges-Nicole 2001 pour Aires de repos sur l'autoroute de l'information, Yves Rosset a publié en novembre 2021, chez Bernard Campiche, Jusqu'à maintenant, troisième volume de chroniques après Les Externalités négatives (2017). Ses Oasis de transit - relations de voyages (2005),
avaient également retenu l'attention sur cette écriture singulière.
«Expérimentale», disaient il y a vingt ans les critiques intrigués par
ce «patchwork» de mots et de phrases qui se propose d'«exp(l)oser la
littérature». Plus modestement, Yves Rosset poursuit sa route et tisse
dans ce nouveau recueil le matériau de ses carnets de 2012 et de 2021.
L'inversion des deux derniers chiffres ouvre une vue plongeante sur les
événements et leur postérité. Que faisiez-vous en 2012, qu'en
reste-t-il et qu'en pensez-vous en 2021? Aux grands moments de
l'actualité, Rosset mêle aussi des notations plus quotidiennes et
intimes, qui nourrissent aussi ces observations et réflexions d'un
moraliste de notre modernité souvent déboussolée.
La conversation avec Jacques Poget illustrera la démarche de cet
écrivain fasciné par les images, du reportage à l'art contemporain, et
sa pensée caustique et intransigeante.
Né en 1965 à Lausanne, Yves Rosset, licencié en psychologie de
l'Université de Genève, vit à Berlin où il a travaillé comme cuisinier
et barman avant de défendre à l'Université libre son mémoire sur la
guerre dans la Recherche de Proust, de collaborer à la Tageszeitung
et de traduire d'abord dans les domaines de l'art contemporain et du
cinéma, puis dans le secteur technique. Il a publié de nombreux textes,
notamment en revues, et reçu le Prix FEMS (Fondation Sandoz) en 2002.
CERCLE LITTÉRAIRE, LAUSANNE
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Osmose de l'écriture dans les notes des jours. Ici, lectrice,
lecteur, les temporalités s'interpénètrent au fil des carnets de l'année
2012, repris entre 2019 et jusqu'à maintenant, le milieu de l'été 2021.
2012, c'est Rio + 20, les vagues du mouvement Occupy et des 99%,
l'enflammement de la guerre en Syrie, le robot Curiosity qui arrive sur
Mars... Ces événements lointains et surmédiatisés dont on ne sait
comment ils agissent vraiment sur nos vies et dont certains trouvent
ensuite leur place dans les livres d'histoire tandis que d’autres
tombent dans l'oubli. Une chronique sur nos privilèges aux coûts
sociaux et écologiques effarants, insérée de collages, où les mots sont
envahis par les images. Un texte qui s'interrompt, en suspens, bourré
de citations. Une écriture sur le climat de l'époque, en vrac, sans
emballage plastique.
YVES ROSSET
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