Mémoire de l’éternité
Dans Journal de l’oubli, Silvia Härri s’empare élégamment de la Turritopsis nutricula pour nous introduire dans les pensées d’une écrivaine souffrant de la maladie d’Alzheimer
Dans les profondeurs des eaux de ce roman bleu subsiste un animal
marin, minuscule certes, mais doté d’une faculté surprenante, celle de
suivre l’éternel roulement des vagues de l’océan azur du temps. Turritopsis nutricula est une méduse ayant pour particularité de pouvoir revenir du stade de maturité à celui de polype. Et cela la rend immortelle.
Laurence Saunier, femme de lettres brillante, fait la rencontre de
cette méduse lorsqu’elle corrige les fautes d’orthographe du mémoire de
master de sa petite-fille, Gaëlle, venue s’installer chez elle pour
terminer ses études. Alors que la petite-fille voit en cet animal un
simple sujet de recherche plutôt ennuyeux et insignifiant, la
grand-mère, rêveuse et poétesse dans l’âme, prend conscience de toute
la portée symbolique de Turritopsis nutricula.
Ce roman est comme le vent marin qui souffle et nous ramène vers un autre roman précédent: Je suis mort un soir d’été
où Silvia Härri avait pêché une pieuvre pour métamorphoser la
pathologie de l’un de ses personnages qui tire les membres de sa
famille vers le fond.
Dans Journal de l’oubli,
Silvia Härri s’empare élégamment d’un autre animal marin pour nous
introduire dans les pensées d’une écrivaine souffrant de la maladie
d’Alzheimer. Au fil des lignes, celle-ci commence à répéter ses mots,
les laisse incomplets, s’embrouille et finit par les perdre, tout comme
elle perd sa mémoire. Mais c’est à travers la rédaction de son journal
intime qu’elle parvient en quelque sorte à se rendre immortelle, car ce
dernier prend à son tour la trajectoire de vie de Turritopsis nutricula: il se construit et se déconstruit au rythme éternel des vagues de l’île de Noirmoutier.
MANEL DIRDI, LivreSuisse, No 1, Printemps/Été 2021
Un
écrivain qui perd la mémoire, est-il encore un écrivain? Ou comment
préserver jusqu’au bout la mémoire d’une personne dont le métier est
d’écrire?
Silvia Härri plonge le lecteur dans une belle mise en abîme. À travers
les personnages de son roman, elle veut croire que, jusqu’au bout, les
morceaux de la mémoire pourront subsister et constituer un livre. Le
livre, comme l’être humain, disparaît-il avec le temps? Est-ce un amer
inespéré face à un dénouement inéluctable? Comment accepter la fin de
quelqu’un ou de quelque chose? Journal de l’oubli de Silvia Härri n’y répond pas, évidemment. Mais le problème est habilement et dramatiquement posé.
Vincent Aubert partage sur notre site https://lacompagniedesmots.ch/en-virtuel/ une lecture de ce livre.
Avec l'espoir de vous revoir bientôt!
Pour le comité de la Compagnie des Mots,
DOINA BUNACIU, Présidente
De l’éternité des méduses
Ludmilla, une célèbre
écrivaine, perd la mémoire et les mots. Que reste-t-il de soi dans cet
effacement? C’est ce qu’explore avec finesse la Genevoise Silvia Härri
dans son Journal de l’oubli
Serait-ce donc grâce aux petits pois de sa mère qu’elle a fait de
l’écriture son métier? Pour ne pas les écosser, elle se cachait dans un
vieux pommier et s’évadait dans les livres. Journal de l’oubli
de Silvia Härri s’ouvre sur une voix intime qui se souvient,
s’interroge, tisse des liens. Celle de Ludmilla Salomon, pseudonyme de
Laurence Saunier, écrivaine à succès qui peine sur le manuscrit de son
dernier roman. C’est que la trame s’effiloche, les personnages
s’estompent… comme sa mémoire, découvrira sa petite-fille Gaëlle, avec
laquelle elle vit et qui travaille, elle, à son mémoire de biologie
marine.
Mer de silence
Quand la jeune femme tombe sur le journal de sa grand-mère tant aimée,
elle cède à la tentation de le lire pour mieux comprendre ses absences.
Le cahier bleu marine l’emporte au large, dans les vagues et les
rouleaux de la pensée de Ludmilla, dans sa syntaxe vacillante qui
déroule souvenirs et allusions à un quotidien de plus en plus flou.
«Les écrivains ne perdent pas leurs mots. S’ils écrivent, c’est pour ne
pas les égarer», note-t-elle. Mais si tout journal est le lieu où fixer
le temps et lutter contre l’oubli, le sien devient peu à peu le signe
cruel de l’effacement.
Il dérive en phrases hachées, sans verbes et pleines de trous, en
fragments de pensées qui surnagent dans une mer de silence où, malgré
tout, la poésie se faufile. «Comment se conjugue le verbe souvenir»,
lit-on encore en date du «3 descendre 2105» avant que cette voix ne se
taise pour de bon et que le récit continue à la troisième personne, du
point de vue de Gaëlle.
Également poète et auteure de nouvelles, la Genevoise Silvia Härri
questionne ici avec finesse le temps et la mémoire, les mots et
l’identité. Alternant les points de vue, elle construit autour de ses
personnages un riche réseau de motifs, d’échecs et de métaphores.
Notamment autour de l’océan, central. Enfant, Gaëlle passait ses étés
dans la maison de sa grand-mère, à Noirmoutier, face aux flots. «Nommer
les choses. Ludmilla disait que ça faisait mieux exister le
monde.» C’est elle qui lui a appris la liberté, l’aventure, mais aussi
que le tourteau n’est pas le mâle de la tourterelle ou que la Vénus est
également un mollusque.
Pages blanches
Est-ce un hasard si son mémoire porte aujourd’hui sur une méduse minuscule? Turritopsis nutricula
a la capacité de revenir au stade du polype, «de retrouver sa forme
juvénile si elle fait face à des conditions défavorables»:
biologiquement elle est immortelle. Ludmilla s’en était enthousiasmée.
Mais l’éternité n’appartient qu’aux méduses et la vieille dame décline
irrémédiablement. Silvia Härri décrit avec justesse sa colère et son
impuissance face à la perte des mots. Alors que le roman qu’elle doit
écrire n’est que pages blanches, qu’elle se sent «seule dans le grand
livre de la nuit», Ludmilla Salomon s’efface et c’est Laurence Saunier
qui revient, cette femme qu’elle ne connaît plus, cette étrangère qui
se rappelle à elle en même temps que son enfance.
Transmissions
Pour échapper à l’éditeur impatient et à son père qui veut mettre
Ludmilla en maison de retraite, Gaëlle l’emmène à Noirmoutier.
Retrouver l’océan et les sensations du passé freinera peut-être
l’inéluctable. Elle veut aussi tenter d’y retrouver l’amour secret de
sa grand-mère. Kamal, aide à domicile iranien passionné de maths et de
philosophie, les accompagnera jusqu’au bout.
Si les mots manquent, si tout s’efface, que reste-t-il de soi et du
monde? Il y a l’enfance toujours vive en soi, l’amour, et tout ce
qui a été transmis, ce souffle qui permettra à Gaëlle de mettre les
voiles et de naviguer seule. À la fin, c’est elle qui prend la parole,
libre et apaisée.
Pouvoir de la poésie
Face à l’errance et l’effacement, «Journal de l’oubli» réaffirme aussi
le pouvoir de la poésie et de l’imaginaire. Silvia Härri convoque entre
ses pages des écrivains aimés qui forment autour de Ludmilla une
famille. Kamal lui lit le poète soufi Rûmi, on y croise Woolf, Michaux,
Proust ou Kafka, le Romain Gary de La Vie devant soi
offert à Gaëlle qui n’aimait pas lire. Oui, la littérature aussi est ce
qui reste, à la fois rêve et transmission, geste qui fait lien et don
impérissable.
En duo au Salon du livre de Genève
Samedi à la Fondation Baur à Genève, dans le cadre du Salon du livre en
ville, Silvia Härri dialoguera avec Maylis Besserie dont Le Tiers-Temps (Gallimard, 2020) fait écho à son Journal de l’oubli.
Récompensée par le Goncourt 2020 du premier roman, l’auteure française
imagine ici les derniers jours de Samuel Beckett dans une maison de
retraite parisienne. Entre journal intime, souvenirs littéraires et
fiction, elle signe un monologue plein d’humour et de nostalgie. Un bel
hommage à la liberté de l’auteur de Molloy
– qui semble ici devenir l’un de ses propres personnages immobiles -
autant qu’une réflexion toute de délicatesse sur la vieillesse.
ANNE PITTELOUD, Le Courrier, vendredi 30 octobre 2020
Journal de l’oubli, de Silvia Härri chez Bernard Campiche Éditeur
Ô toi lecteur qui ouvres ce livre, effeuille-le avec grand soin. C’est
une gemme que tu tiens entre les doigts. Tu vas aimer l’histoire,
goûter à cette langue belle, racée, avec ses pépites de poésie. Tu vas
être touché en plein cœur.
Rarement la maladie d’Alzheimer n’a été évoquée avec tant de tendresse,
de pudeur, de délicatesse. C’est le récit d’une constellation de trois
personnages avec, en son centre, Laurence Saunier qui a pris comme nom
de plume Ludmilla Salomon. Il y a sa petite-fille Gaëlle, vingt-trois
ans et Kamal qui accompagnera la vieille dame dans sa descente en
enfer. Celle de la mémoire qui sombre et qui s’annihile. Il apparaîtra
plus tardivement dans le roman. Totalement dévoué, doué d’un sens de
l’écoute peu commun.
Autour de ces trois personnages gravitent quelques électrons libres: le
père de Gaëlle qui est également le fils de Ludmilla, mais dont on se
demande quels liens affectifs ils partagent. Et à Noirmoutier, Gildas,
le pêcheur bourru et le boulanger féru d’histoire ancienne.
Ludmilla est un écrivain à succès, fantasque, pétillante
d’intelligence. Son éditeur attend qu’elle achève le roman qu’elle lui
a promis. Seulement, la fin lui échappe, les mots se dérobent. C’est en
mettant la main sur le carnet bleu de sa Mamie que Gaëlle réalise que
certains mots ne font plus sens, que les dates de ce journal intime
deviennent incohérentes. Cette grand-mère qu’elle adore glisse dans un
univers où la raison se dissout.
«J’écris pour ne pas m’égarer. J’écris pour ne pas me perdre dans la
jungle du monde ou dans mon propre tumulte. Débroussailler les forêts à
la machette du langage, marcher dans les sillons des phrases, sonder la
page en y disposant sa calligraphie pour ne pas être happée par le
chaos.» Et pourtant, l’auteur de ces lignes se noiera dans les eaux
tumultueuses du chaos.
Ce livre est une ode à l’amour, à la tendresse filiale, à la lutte des
proches pour que ne s’éteignent pas l’esprit ni la raison. Mais rien ne
semble arrêter le rouleau compresseur de la maladie.
Silvia Härri est une orfèvre des mots. Ses descriptions de la mer ont
le goût du sel, des embruns. D’une fulgurante beauté. L’auteur qui vit
à Genève partage son temps entre l’enseignement et l’écriture. Elle a
été couronnée de nombreux prix.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, vendredi 23 octobre 2020
La perte des mots mise en mots
Journal de l’oubli. Une vie peut basculer insidieusement.
D’abord l’auteur à succès Ludmilla Salomon peine à finir ce livre dû à
son éditeur, puis c’est un mot écrit pour un autre, puis trois petits
points qui remplacent, dans son journal, le terme qui se dérobe. En
plongeant dans le carnet laissé en évidence comme une invitation, sa
petite-fille découvre la détérioration de la mémoire de aïeule, et fera
tout pour la raviver un peu, en l’emmenant sur cette île de Noirmoutier
tant aimée.
Dans ce roman, Silvia Härri évoque avec délicatesse le drame de
l’alzheimer, le déni, le secret, le détresse des proches. Mais c’est
surtout dans le journal de la vieille dame, distillé au fil des cent
premières pages, que la Genevoise trouve une manière poignant pour
exprimer l’inéluctable perte des mots. Entre souvenirs et allusions à
un quotidien de plus en plus flou, dans une syntaxe vacillante où
persiste la poésie., Ludmilla écrira jusqu’à l’oubli d’elle-même.
CAROLINE RIEDER, 24 Heures et Tribune de Genève, 3 octobre 2020
Valérie Hauert: Bonjour, Anne-Laure Gannac.
Anne-Laure Gannac: Bonjour, Valérie.
Valérie Hauert: Un roman
qui vient de paraître. Il est signé de la Genevoise Silvia Härri. C’est
votre chronique culturelle et le titre de ce roman, Journal de l’oubli, c’est quoi alors, un «journal intime»?
Anne-Laure Gannac: Alors,
au tout début oui. C’est le journal intime de Ludmilla, plutôt
Laurence, ou les deux puisque l’une est le pseudo de l’autre, une
femme-écrivain à succès depuis quarante ans. Elle vit avec sa
petite-fille adorée, Gaëlle, la vingtaine, dont le goût de l’écriture
et de la lecture se limite essentiellement à des SMS. Alors, je ne sais
pas si vous, Valérie, vous vous êtes retrouvée seule dans une
pièce avec le journal intime d’une proche ou d’un proche?
Valérie Hauert: J’aurais adoré, mais non…
Anne-Laure Gannac: En
tous cas, vous vous doutez qu’il est impossible de résister à la
tentation et donc quand Gaëlle tombe par hasard sur le journal de
Ludmilla, elle cède à son désir de, je cite, «mieux saisir ce qui se
tramait dans la tête de sa grand-mère, se rapprocher de ce qu’elle ne
cerne de l’extérieur et par fragments.» et donc comme Gaëlle eh bien
nous devenons les lecteurs indiscrets de ce carnet dans lequel la
romancière consigne tout ce qui la traverse.
Valérie Hauert: Et pourquoi ce journal est-il qualifié de journal de l’oubli?
Anne-Laure Gannac: Alors,
déjà, parce qu’un journal intime est toujours l’aveu d’une lutte menée
contre l’oubli, et qu’avec l’âge, souvent, les souvenirs d’enfance
qu’on croyait oubliés reviennent, certains insistent comme s’ils
voulaient nous en dire davantage, par exemple celui d’une petite fille,
qu’elle a été Ludmilla, et qui pour échapper à l’«écossage» des petits
pois détestés, se réfugiait dans un arbre pour lire et disparaître dans
les mots, d’où, peut-être, sa vocation d’écrivain. Mais les mots,
justement, ça s’oublie aussi, parfois, avec l’âge et avec la maladie,
et donc ce trouble croissant vécu par sa grand-mère, Gaëlle va le
découvrir en même temps que nous, au fil des pages du journal, ce
journal que d’ailleurs la jeune femme lit alors qu’elle travaille à son
mémoire, mémoire de master portant sur une méduse dite «immortelle». Et
puis l’oubli c’est parfois l’autre nom qu’on donne au secret, un moment
de vie intense, un amour par exemple, qu’on ne peut pas avouer, sauf à
son journal…
Valérie Hauert: Évidemment. La jeune fille va donc découvrir un secret de sa grand-maman dans ces pages?
Anne-Laure Gannac: Oui!
Je ne vous en dirai évidemment pas plus, sinon que ce secret va
conduire les deux femmes à Noirmoutier, sur les traces du passé. Journal de l’oubli, c’est outre une très belle relation entre une
femme vieillissante et sa petite-fille qui prend son envol, un roman
sur la mémoire, sur le temps, mais aussi un hommage à la littérature où
Virginia Woolf, Franz Kafka, Romain Gary s’invitent sans manières et où
les mots sont maniés avec un évident plaisir par Silvia Härri,
romancière et poète.
Valérie Hauert: Elle avait reçu le Prix du Public RTS avec son premier roman, c’était en 2017. Et puis aujourd’hui la Genevoise publie Journal de l’oubli.
C’est aux éditions Bernard Campiche, et vous nous conseillez évidemment
la lecture de ce bel ouvrage. Anne-Laure, merci beaucoup…
ANNE-LAURE GANNAC, La Chronique culturelle, RTS «La Première», 2 octobre 2020
Quand la mémoire s’en va
Écrivaine à succès, Ludmilla Salomon peine à avancer dans son nouveau
roman. Elle le confie à son journal intime. Sa petite-fille Gaëlle,
étudiante en biologie qui écrit un mémoire sur une méduse singulière,
tombe sur ce carnet et découvre des mots de plus en plus confus. La
jeune femme comprend que sa grand-mère perd la mémoire et va tout faire
pour la soutenir. Ensemble, elles vont rechercher certaines traces de
son passé.
Révélée en 2013 par le Prix Georges-Nicole, pour les nouvelle de Loin de soi,
la Genevoise Silvia Härri poursuit une œuvre subtile, où la finesse de
la plume permet d’aborder des sujets graves, des drames intimes, sans
tomber dans le pathos. «Journal de l’oubli» s’interroge sur la mémoire,
sur le vieillissement, le perte de repères, mais décrit aussi avec
tendresse les liens entre petite-fille et grand-mère. Et entre la
vieille dame et Kamal, l’aide à domicile d’origine iranienne qui lit
des quatrains de Rûmî. Tous se révèlent détachés, voire déracinés,
comme en errance ou en quête. Et même si certains personnages (les
éditeurs ou Vincent, le père de Gaëlle) paraissent un peu plus
caricaturaux, on s’attache sans peine à ce roman troublant sous son
apparence tout simple.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère, 1er octobre 2020
«Gaëlle
avait gagné la cuisine, s'était préparé un café, avait fouillé dans le
tiroir à chocolats en quête d'une plaque. Elle avait aperçu la
couverture bariolée de son miel amandes favori encastrée dans un carnet
bleu marine, épais et gondolé, comme s'il avait trop pris l’humidité.»
Gaëlle est la petite-fille de l'écrivain Ludmilla Salomon, le pseudo de
Laurence Saunier, chez qui elle vit. Ce 22 mars 2016, elle reconnaît
dans ce carnet le calepin de sa grand-mère, qui n'a effectivement rien
à faire dans la cuisine.
Bien qu'il s'agisse d'un écrit «strictement privé», Gaëlle ne résiste
pas à la tentation de le lire, pour «mieux saisir ce qui se [trame]
dans la tête de sa grand-mère, se rapprocher de ce qu'elle ne [cerne]
que de l'extérieur et par fragments.»
Gaëlle est étudiante en biologie marine. Quand elle a découvert le
carnet bleu, elle faisait une pause dans la rédaction poussive de son
mémoire sur la turritopsis nutricula, le nom latin d’«une méduse originaire de la mer des Caraïbes.»
Ce que Gaëlle constate au fil de sa lecture, et le lecteur avec elle,
c'est que Ludmilla est en train de perdre la mémoire et que ce carnet
bleu pourrait tout aussi bien s'appeler Journal de l'oubli parce qu'il est le témoin de cette dégradation.
Ludmilla est plus ou moins consciente de ce qui lui arrive, mais ne
l'accepte pas. À la date du 30 février 2015 (sic), après que son fils
Vincent, le père de Gaëlle, lui a reproché d'avoir oublié un
rendez-vous chez le notaire, elle cite Michaux:
Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d'être sans doute.
Gaëlle ne se résigne pas et fait tout pour que sa grand-mère recouvre
la mémoire. Elle aimerait tant qu'elle reste pour la postérité un
écrivain qui aura compté, un écrivain qui, dans les dernières pages de
son carnet, est encore capable de dire:
«Les écrivains ne perdent pas leurs mots. S'ils écrivent, c'est pour ne pas les égarer.»
Alors elle emmène Ludmilla à Noirmoutier qu'elle a «dans le sang,
davantage qu'elle, qui y a passé tous les juillets de son enfance.»
Peut-être, avec Kamal, l'aide à domicile iranien, parviendra-t-elle
là-bas à sortir Ludmilla de son brouillard.
Silvia Härri fait naître cet espoir chez le lecteur après avoir si bien
décrit la perte de mémoire progressive de Ludmilla. Gaëlle, quoi qu'il
advienne, ne pourra pas avoir de regrets, parce qu'elle aura au moins
fait cette tentative de déclic.
Gaëlle apparaît sous la plume de l'auteure comme courageuse et
héritière spirituelle de son aïeule qui lui aura donné le goût de la
lecture en lui offrant La vie devant soi d'Émile Ajar, qui ne ressemble
à aucun autre des livres qu'elle a lus.
C'est le premier livre qu'elle ait aimé. Elle en lira certainement
d'autres maintenant. Avant, elle trouvait que la lecture, «c’était
lent, poussif, souvent fatigant» et ne l'aurait jamais avoué à sa chère
grand-mère qui lisait, quand elle n'écrivait pas.
Blog de FRANCIS RICHARD
Ludmilla Salomon, une écrivaine en mal de mots, partage son quotidien
avec Gaëlle, sa petite-fille de vingt-trois ans. Tandis que la plus
jeune se débat avec un master consacré à une méduse que l’on dit
«immortelle», la femme de lettres confie son trouble à son journal
intime. Ce que Gaëlle y découvre, un jour qu’elle le lit à l’insu de sa
grand-mère, entraînera les deux femmes à Noirmoutier, dans le sillage
des souvenirs enfouis. À travers la trajectoire de ses personnages, Journal de l’oubli
évoque l’errance, qu’elle soit littéraire, géographique ou mémorielle,
et touche, entre autres, à la question du langage et de ses limites.
Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
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