Libre parcours dans l’univers imaginaire de Marina Salzmann
Vous rappelez-vous qu’en 2013 une chose rare s’est produite dans le
monde littéraire romand? Le premier livre d’une écrivaine a reçu deux
prix: l’un de la Confédération, Terra Nova, l’autre d’une fondation
genevoise, la bourse Anton Jaeger du Prix Lipp. Le recueil de nouvelles
ainsi récompensé, Entre Deux
de Marina Salzmann, tranche sur la production littéraire d’aujourd’hui.
Or ces nouvelles qui présentent notre monde et ses habitants sous un
jour désorientant ont suscité l’enthousiasme de la presse tant écrite
que parlée et connaissent un grand succès de librairie. De plus, son
autrice a d’emblée été invitée à faire des lectures, à participer à des
rencontres avec le public et ses nouvelles ont été lues au Festival
(lausannois) de La Cité en été 2015. Cette année-là parut un deuxième
recueil, Safran, fêté par les
médias autant si ce n’est plus que son aîné; son autrice a été invitée
à la Quatrième Nuit de la Littérature de Paris.
Je vous propose une excursion dans des régions encore peu explorées par
la critique de cette œuvre si originale; mon propre parcours, qui
s’inspire un peu de celui des nouvelles, laisse de côté certains
aspects des deux ouvrages. S’il est nettement plus long qu’un article
de journal, c’est à cause des, ou plutôt grâce aux richesses que l’on
découvre à chaque pas. Le temps viendra d’études plus méthodiques, mais
mieux vaudrait, avant de s’y lancer, attendre la publication annoncée
du premier roman de Marina Salzmann.
Les articles des journaux, les propos de Daniel Maggetti à la remise
d’un des deux Prix, les entretiens radiophoniques sur Espace 2,
l’attachant portrait que fait de l’écrivaine Isabelle Rüf sont une
excellente introduction à la lecture des deux recueils. Je vous
recommande très vivement de les consulter avant de poursuivre la
lecture de mes lignes. (Le plus simple est de taper , de choisir
Salzmann dans la liste alphabétique des auteurs; vous trouverez
l’ensemble des critiques sur chacun des recueils, plus des «extraits»:
une nouvelle d’Entre deux, «Blumen», et les deux premières de Safran.)
C’est vu, c’est lu? N’avez-vous pas l’impression que ces lectrices et
lecteurs chevronné-e-s sont «sous le charme»? C’est grand dommage que
ce mot ait perdu les sens qu’il a eus pendant des nombreux siècles:
formule magique, envoûtement, sort que l’on jette… Or, si le lecteur
est l’heureux objet d’un envoûtement, au rebours plusieurs personnages
des nouvelles sont les victimes malheureuses d’un mauvais sort, d’un
charme maléfique.
Qui sont-ils, ces personnages, à quoi ressemblent-ils, comme on dit?
Pour la plupart, on n’en sait rien, ou vraiment peu. Dans tout Safran,
une seule personne est décrite, sauf erreur, c’est la jeune femme de
«Fugue», à la recherche de son chat disparu. Elle finit par recevoir un
sms de la personne qui l’a trouvé; elle arrive à l’adresse indiquée:
«Je sonne au portail d’une maisonnette entourée d’un jardin assez
sauvage. Se ramène un gros mal habillé. Lui aussi, il me dévisage.
Normal qu’il me trouve chelou, c’est fait pour, les cheveux roses et le
perfecto en Skaï noir. J’ai aussi mon collier bricolé de tampons
hygiéniques, des jeans troués et une mini-jupe en filets à oranges
orange par-dessus. Merde, pourvu que ce soit pas un violeur, j’aurais
dû apporter mon spray au poivre… C’est pour le chat, dis-je d’un ton
dégagé.»
Cette punkette, comme l’appelle joliment une chroniqueuse, est une exception dans l’univers de Safran:
non seulement parce que le lecteur connaît son âge et son apparence
vestimentaire, mais parce qu’elle a beaucoup de traits communs avec les
«vrais» personnages des récits ordinaires, quoique son visage, son
corps et jusqu’à son nom nous soient inconnus. «Fugue», contrairement à
la plupart des autres nouvelles, suit en gros les lois du récit
dégagées par les théoriciens, à commencer par Roland Barthes. La
situation de départ est un manque: la chatte s’est sauvée. La situation
d’arrivée comble ce manque: la chatte est retrouvée, mais a changé,
d’une manière vraiment inattendue. Entre les deux se déploient des
épisodes de la quête, ce qui la favorise et ce qui la contrarie.
Avec virtuosité, l’autrice dote sa narratrice du «langage des jeunes»,
son lexique (kiffer, défonce et vingt autres), son verlan (chelou), sa
désinvolture, ses trouvailles, sa rapidité, sa grâce extravagante. Pour
une fois, l’héroïne-narratrice n’est pas victime d’un charme, elle est
charmeuse, irrésistible. Dans sa quête, elle zigzague d’une rue à
l’autre, d’un groupe de copines et copains de son âge à de peu communes
vieilles dames. Dans sa tête aussi tout zigzague par associations
d’idées, d’images, par rapprochements des extrêmes: «L’heure pour moi
de faire un tour aux gogues, de détruire la barrière qui sépare le haut
du bas, de casser l’algorithme du signifiant et du signifié (…)» Voici
une femme très consciente de naviguer entre, disons, l’université (le
haut, avec son jargon linguistique), et le bas, avec son groupe de rock
minable, raté avant d’avoir vu le jour, son demeuré mental et son
langage grossier. Mais un tout autre style coexiste avec ce laxisme,
témoin ces lignes à propos du musicien Magnus:
Quand il parle, il s’écoule toujours un long moment entre les mots
qu’il prononce. J’ai tout mon temps et je reste en suspens au-dessus
des trous dans sa voix. Magnus ne se perd pas dans les mailles
distendues que tisse son discours, c’est nous les sous-dimensionnés.
Dans un temps plus élastique, plus mou que le nôtre, il rebondit et
sans cesse à nouveau se propulse comme une lente étoile. Une sorte de
sable inconnu enfarine ses paupières et comble leurs plis, dessinant
une résille plus claire.
Qu’en dites-vous? Pour ma part, je pense que pour énoncer des paroles
aussi belles que nouvelles, cette attachante follette a une sacrée
maîtrise du rythme poétique, et sait donner corps aux suggestions de
son imaginaire: une vision cosmique apparaît dans le quotidien. Ceci
dit, j’en reviens à la raison première pour laquelle j’ai cité ce
morceau de musique des sphères: montrer que divers niveaux de style se
combinent dans le langage d’une seule narratrice. Elle-même définit
sans le vouloir la façon de parler qui lui est propre, quand elle dit
vouloir supprimer la barrière entre le haut et le bas. Ces mots de haut
et de bas ont précisément servi pendant des siècles à définir des
niveaux de langage. Il en reste quelque chose aujourd’hui encore: la
plupart des écrivains, quand ils veulent passer d’un niveau de langage
à un autre, donnent la parole à divers personnages, chacun ayant son
«idiolecte», ou façon propre de parler. Marina Salzmann opte pour
l’innovation en dotant une seule et même personne de plusieurs niveaux
et types de parole.
Avant de quitter la femme qui a perdu son chat comme la Mère Michel de
la chanson, je cherche un adjectif capable de la caractériser; un me
vient à l’esprit, fantasque. Il m’enchante. Il fait partie de la grande
famille de mots descendant du verbe grec phanein; entre autres
significations, ce verbe a celles de faire apparaître une lueur,
paraître, apparaître; un de ses dérivés, phantastikos, désigne la
capacité de faire apparaître des images; un autre veut dire s’imaginer;
la famille des descendants français est merveilleuse: fantasme,
fantastique, fantôme, fantaisie, jusqu’à l’incertaine lueur d’un falot
dans la nuit.
Au cours d’un entretien radiophonique, Marina Salzmann disait que les
images lui apparaissaient souvent dans un demi-sommeil, dans l’Entre deux
entre conscience et inconscient, l’espace du préconscient, que
Bachelard nommait la rêverie profonde. Dans cet état, notre imagination
est à la fois dirigée et dirigeante; «magnétiseur et somnambule»,
écrivait Baudelaire. C’est le lieu crépusculaire où les images
commencent à se muer en langage, je risque une comparaison: le cocon
clair-obscur où la larve informe se mue en papillon. Une éclosion de ce
genre a lieu pour la narratrice-cycliste d’«Issue de secours», dans
Safran: la cycliste-narratrice se sent légère comme un ballon d’enfant.
Elle entend, en traversant une fête populaire, des gens affirmer
qu’avec notre sang rouge on ne peut faire que du boudin. Elle au
contraire va, pédalant de plus en plus vite, décoller, s’envoler comme
un ballon rouge. Le boudin, qui n’a par lui-même aucune forme, reçoit
du boucher celle … grosse chenille, autrement dit, d’une larve. À
l’inverse, la cycliste-ballon est une sorte de papillon.
Voilà pour l’envol, le départ vers le haut. Son opposé, les dernières lignes de la dernière nouvelle d’Entre Deux:
«À la fin de l’été, j’ai repris le travail et mes habitudes. Chaque
jour, à peine rentrée, je m’allonge, je sombre lentement dans le
sommeil. Les liens qui unissent les différentes parties de mon corps
paraissent se défaire. Ma main n’est plus, par le bras, rattachée au
reste du corps. Bientôt, il ne reste plus que quelques points d’appui
tièdes et disséminés dans le noir du lit, mais je ne me souviens pas du
lit. Mes pensées se disloquent aussi, comme une porte dont les deux
battants bâilleraient de plus en plus, liés qu’ils sont de manière
lâche par un fil rouge entrecroisé dont le nœud peu à peu se défait.»
De mo, des mots, des robes
Ce n’est pas par hasard que j’ai parlé de larves, de monde larvaire.
Pour les Romains, les larvae étaient des revenants, des fantômes,
précisément…
Les mêmes Romains appelaient le séjour des morts Enfer, ce mot
désignant simplement un monde d’en dessous, topographiquement
inférieur. Ses habitants sont des formes impalpables, des sortes de
fantômes. Énée, admis à le parcourir, y rencontre aussi bien les damnés
que les bienheureux. Deux choses me frappent dans ce voyage imaginé par
Virgile: la première est que l’Enfer, à la fin du parcours, est comparé
au sommeil et aux rêves (Freud connaissait par cœur des passages de
Virgile…); la seconde, qu’on y trouve pas seulement des morts, mais des
fantômes d’êtres humains qui naîtront en chair et en os dans un avenir
plus ou moins proche selon les cas.
Vous pensez peut-être que je perds de vue les livres de Marina
Salzmann? Que nenni: relisez la première nouvelle du premier recueil,
«Les Robes». Que raconte-t-elle, sinon la naissance d’un personnage
portant le nom minimal de Mo? Comme d’autres personnages, Mo (ou Mot?)
émerge des limbes. Notez que M est comme son jumeau P une consonne dite
bilabiale, les premières que prononce l’enfant, qui dit dans la plupart
des langues, paraît-il, Maman, Papa. «Chères bilabiales!», écrit le
personnage-narrateur d’un roman de Beckett: on connaît le goût des
créatures beckettiennes pour la régression à l’enfance… Dans les
nouvelles de Marina Salzmann, nulle recherche de la régression, mais au
contraire un effort pour échapper au monde larvaires, en extraire une
forme: un personnage, telle Mo, qui peu à peu prend forme, et prend
pied sur le rassurant plancher des vaches, visite longuement un bourg
méditerranéen…; lecteur croit qu’elle est bien «réelle»; mais voici que
son père meurt, et la narratrice de dire: «Mo devient de plus en plus
réelle. Si elle a un père mort, c’est donc bien qu’elle est née un
jour, quelque part.» Pareille logique déstabilise le lecteur; plus bas,
la narratrice semble dire que Mo n’existe que par les discours tenus
sur elle; mais la formule est ambiguë: «Elle n’est pas consciente
qu’elle a été au cours de sa vie vêtue de discours qu’elle a confondus
avec elle-même, un peu comme ces habits qui adhèrent sans serrer et
dont on dit qu’ils sont une seconde peau.» Dans un même geste, Mo
existe comme un sujet (puisque qu’elle peut confondre les êtres, avoir
ou non conscience de telle ou telle chose) et comme née des paroles
d’autrui. La suite immédiate est un des plus beaux passages du récit:
«Même autrefois, quand elle nageait et ne parlait à personne, Mo avait
l’eau pour vêtement, son discours de renaissance, de ventre et
d’origine, sa poésie de poissons.» C’est une manière de comparer la
naissance de Mo à celle de Vénus, de renouveler la «robe» d’un mythe.
Et ça ne s’arrête pas là: les possesseurs du livre intitulé Entre Deux
sont renvoyés à sa couverture, la reproduction d’un tableau de
Simonetta Martini. On y voit une femme plongée (ou reflétée?) dans
l’eau, vêtue d’une longue robe rose, yeux ouverts et bouche close,
tandis que passent des poissons. C’est clair, il n’y a «pas besoin de
faire un dessin», puisque la peinture est là! Et que de plus elle sert
de couverture, de (re)vêtement au livre, dont elle est la robe… De ce
recueil de nouvelles, on pourrait jouer à dire qu’il «a l’eau pour
vêtement» et qu’il émerge de ce milieu primordial.
Cette histoire nous rappelle que nous sommes en grande partie ce que
les autres disent de nous. Vous et moi sommes, comme Mo et
inconsciemment, vêtus de discours que nous ignorons. Affublés de
racontars, de contes, de vraies et fausses nouvelles. Je crois être un
je-bien-à-moi, avoir une identité, mais en fait quantité de
moi-qui-ne-sont-pas-moi-tout-en-l’étant arpentent l’espace et le temps.
C’est, écrit la narratrice, notre seconde peau. C’est aussi, comme on
dit d’une réputation, ce qui nous colle à la peau.
Mais ne quittons pas trop tôt les robes. Voici les deux dernières pages de «Blumen», la plus émouvante nouvelle de Safran, consacrée au souvenir de l’une des grand-mères de la narratrice:
Je voudrais aujourd’hui coudre une robe pour ma grand-mère, une robe de
toutes les couleurs, une robe pleine d’oiseaux et de fleurs. Je couds
la robe avec toutes sortes de tissus, la robe a une manche longue et
une manche courte, elle n’a pas d’ourlet, la robe de ma grand-mère n’a
qu’un seul côté. Je rassemble les morceaux de la robe de ma grand-mère,
je les intercale pour obtenir un maximum de couleurs, de chocs et
d’éclats superposés. Quand ça ne va pas, je découds. Je prends un bout
de la jupe pour rallonger la manche trop courte. Je découpe le haut
pour faire un col bénitier à la robe de ma grand-mère et je bouche un
gros trou avec le reste du tissu. La robe de ma grand-mère ne forme pas
un tout, elle s’effiloche, elle est irrégulière, elle est pleine de
couleurs, c’est une robe à frous-frous, une robe à trous-trous, une
robe aux mille-pertuis. Voilà la robe que j’ai faite à ma grand-mère
pour son corps de vent, une robe volante comme il y a des tapis, ma
grand-mère pourra voyager, elle flottera, les oiseaux de la robe vont
l’aider, et le parfum des roses et des narcisses la portera dans son
nuage transparent, la robe de ma grand-mère est un paradis portatif que
je lui couds, je couds et recouds le petit paradis portatif qu’elle ne
m’a pas demandé, mais elle me récitait les recettes quand on était à la
montagne, j’ai oublié les recettes et la voix de recette, la voix la
plus docte de ma grand-mère. Les recettes étaient souveraines avec
l’arnica, la menthe, les bourgeons de sapin, mais je n’ai rien retenu,
je ne sais pas si ma grand-mère connaissait le mot souveraine que
j’attribue ici aux recettes. Moi j’ai trouvé que ce n’était pas la
peine. Pourquoi faire les recettes si l’on meurt, mieux vaut faire des
robes que l’on peut encore mettre après, qui peuvent encore nous
habiller, nous décorer, nous magnifier, nous envelopper comme une
chrysalide, pour que le mystère advienne peut-être d’une métamorphose.
C’est moi qui couds la robe de ma grand-mère, la robe dernière, et la
profusion anormalement criarde des couleurs crée l’illusion que des
gerbes de fleurs la recouvrent, et que des essaims d’oiseaux exotiques
sont posés sur elle. Je couds la robe comme une petite fille qui ne
comprend pas la notion d’ourlet, qui ne voit pas le corps de sa
grand-mère comme un objet tridimensionnel. Le corps de ma grand-mère
est une surface plane que jonchent les fleurs et les oiseaux, il est
fin et léger comme une feuille de papier, il se soulève en ondoyant
pour sortir par la fenêtre. Dehors c’est un jour d’été. Ma grand-mère
est traversée par la lumière. Elle miroite, belle dans ce jour si beau.
Cette robe semblable à une feuille de papier, c’est aussi le texte que
nous lisons. La comparaison entre l’activité de l’écrivain et celle du
tisserand est ancienne, comme le rappelait d’ailleurs l’autrice lors
d’un entretien radio sur Espace2. Très ancienne, même: le verbe latin
texere signifie aussi bien «tisser» qu’«écrire un ouvrage, raconter,
narrer». Textus désigne un tissu et/ou un texte. La robe est, dans «Les
Robes», un tissu de paroles, une page imprimée, une «feuille volante»
qui devient «le corps de ma grand-mère». On pense aux «paroles
volantes» des auteurs grecs anciens; on pense aussi au genre musical et
littéraire nommé Tombeau, qui est un hommage à un artiste disparu.
Ainsi Ravel et son Tombeau de Couperin, Mallarmé et son célèbre Tombeau
d’Edgar Poe. Dans la page citée de Blumen, la narratrice fait une
discrète mais précise allusion au tombeau, mais au sens matériel, quand
elle parle de «l’illusion que des gerbes de fleurs la [grand-mère]
recouvrent…»
Les nouvelles sont à l’image de cette robe – et réciproquement: voyez
comme le mot nouvelle peut se substituer à celui de robe: «la nouvelle
s’effiloche, elle est irrégulière, elle est pleine de couleurs, c’est
une nouvelle à frous-frous, une nouvelle à trous-trous, une nouvelle
aux mille-pertuis.»
Il existe un mot qui lie robe et paroles: enrober. Par exemple, on
enrobe de douces paroles un refus. De tels mots et leurs libres
associations flottent dans le préconscient. On est «au-dessous», en
deçà de la distinction entre ce que l’on appelle sens propre et sens
figuré (distinction erronée selon Derrida, Castoriadis et d’autres);
une nouvelle d’Entre deux, «Les Monstres du jardin imprimé» en présente un amusant exemple:
«Il faut continuer à parler de cette fille, décrire son comportement.
Parfois elle ne sait pas où elle va mais elle y va en tenant son cœur
entre ses mains, car la fille n’a pas qu’une tête migraineuse, elle a
aussi un cœur, comme on dit, et il s’avère que ce cœur enfle, parfois,
grossit, sans s’alourdir, un peu comme un ballon. La fille ne sait pas
toujours où elle va, mais elle a un cœur à soulever, à lancer, à
rattraper, à faire rouler d’un bras dans l’autre, à faire descendre
devant soi, en le berçant jusqu’au sol entre ses jambes écartées. […]
Il arrive aussi que le cœur de la fille s’émiette en plusieurs cœurs
complets, chacun de la taille d’une montre à bulbe. Ils tressautent,
mus par leur mécanisme interne.»
Voilà ce qui s’appelle, comme le voulait Mallarmé, «laisser
l’initiative aux mots»! Leur laisser l’initiative, c’est prendre au
sérieux des vers d’Hugo qui sont comme la charte de la poésie moderne:
Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant
«Montant et descendant dans notre tête sombre,
Trouvant toujours le sens comme l’eau le niveau;
Formule des lueurs flottantes du cerveau.»
C’est notre langue même qui dit qu’un trou, par exemple, peut être
lourd, pesant, plus ou moins grand. Prenez une phrase banale: «Mes
trous de mémoire me pèsent.» Ils sont pesants, ils sont de la matière,
ils peuvent être plus ou moins grands, nombreux, rares, occasionnels,
incurables… bref, on peut les qualifier de cent manières, ce qui
confère une substance à l’absence de substance, au vide. C’est
précisément à propos d’un trou que la narratrice d’«Issue de secours»,
luttant contre le sommeil lors d’une réunion d’entreprise, emploie le
verbe pleuvoir dans toute sa polysémie: «Le mobilier est disposé en
cercle. Ça fait un trou au milieu. Les questions pleuvent dedans.» En
lisant ces mots j’ai la sensation que les questions se matérialisent.
Pour obtenir de tels effets, l’écrivaine doit nous faire entendre des
expressions toutes faites au pied de la lettre. Dans une des nouvelles,
l’héroïne «perd la tête» en se lavant les cheveux, la fourre dans son
sac à commissions où elle continue à parler, créant quelques
difficultés à sa porteuse… qui pratique, je le note en passant, un
inattendu port de tête. Éluard constate après d’autres que nous
parlons, entendons la langue parlée de tous les jours sans y prêter
attention. Or elle recèle des trésors, et la poésie est, dit-il
magnifiquement, «[ce] trésor délivré».
«Rank», dans Safran, commence ainsi:
«Elle lui dit une de ses angoisses, celle de perdre ses clefs. Copie-les, conseille-t-il.
Elle l’a fait, elle les a photocopiées.»
Le mot copier, tout bête, si
banal qu’on ne l’aurait pas remarqué dans un autre texte, devient ici
un mot-pivot qui fait basculer l’histoire dans un emboîtement très
angoissant de poupées russes.
Et demandons-nous, avant de quitter cette nouvelle: Qui, Elle? Qui, Il?
On n’en saura rien. Cela me rappelle les premiers mots de L’Innommable, fabuleux roman de Beckett:
«Où maintenant? Quand maintenant? Qui maintenant?»
Quand? Où? Qui parle?
La question Quand maintenant? invite à se demander à quel temps verbal
sont racontées les histoires des deux recueils. C’est presque toujours
le présent, et parfois, l’imparfait. Loin d’être l’instant
insaisissable entre le passé et l’avenir, un «rien», le présent est
ici, il est là, sans origine ni limite, il s’étire, il est comme
perpétuel: plus conforme à notre expérience que celui de nombreux
philosophes ou physiciens. Dans le roman et la nouvelle, le temps
narratif de base a été le passé simple jusqu’à la moitié du XXe siècle.
Depuis, de nombreux écrivains narrent au présent. N’y aurait-il donc
aucune différence entre le présent de Marina Salzmann et celui de la
plupart de ses consœurs et confrères? Question rhétorique, bien sûr.
Son emploi du présent n’a rien de commun avec le présent minuté de la
butorienne et magnifique Modification. Ni avec la relation galopante
des aventures du San Antonio de Frédéric Dard. D’ailleurs, l’usage du
présent pour «rendre plus proche, mettre sous nos yeux» des événements
passés était déjà en vogue chez maints auteurs de l’Antiquité. Ce n’est
très souvent qu’un trucage narratif efficace. En revanche, le présent
de Marina Salzmann me rappelle ce que nous apprend un livre de
Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves. Il montre sur quantité d’exemples
littéraires que les temps presque toujours employés pour raconter un
rêve sont le présent et l’imparfait. C’est au présent et, plus
rarement, à l’imparfait du récit de rêves que fait penser celui d’Entre Deux et de Safran. La contre-épreuve de cette affirmation se trouve dans Safran:
c’est la nouvelle intitulée «Congeler». Ce récit, narré par exception
au passé simple, diffère aussi des autres pour de multiples raisons.
C’est (presque) un vrai conte fantastique traditionnel, «réaliste»,
mettant en scène les objets modernes et quotidiens que sont un
congélateur, un téléphone, une télé, un film avec Gabin, toutes choses
qui n’apparaissent pas, sauf la télé, dans les autres nouvelles. Les
repères temporels précis et successifs abondent dans «Congeler»: Dans
la soirée, Le lendemain, dans la matinée, Les jours suivants, Un soir…
«Il se coucha, s’endormit, aussitôt assailli par un cauchemar. C’était
le jour de Jugement dernier. Un par un les morts sortaient de leurs
cercueils. Mais le porc demeurait coincé dans le congélateur (…)
lui-même sortait d’un sépulcre sec et frais…»
On voit que les événements conscients de l’état de veille sont racontés
au passé simple, ceux du rêve à l’imparfait. Le récit du rêve achevé,
on revient aussitôt et comme automatiquement au passé simple de la vie
éveillée: «Le lendemain, il alla acheter un cadenas.»
Une seule autre nouvelle de Safran est racontée au passé, «Santiago». Mais c’est au passé composé, temps aux effets tout différents de ceux du passé simple.
Le présent des nouvelles, dans les deux recueils, s’apparente souvent
au monologue intérieur, ou discours immédiat. L’exemple le plus célèbre
en est le monologue de Molly qui clôt l’Ulysse de James Joyce. Je pense
aussi au «courant de conscience» si fréquent chez Virginia Wolf et
Faulkner. C’est peut-être une piste à suivre dans des études plus
approfondies que ne manqueront pas de susciter les livres de Marina
Salzmann.
Existe-t-il plusieurs formats pour le temps? se demande une narratrice? Dans la dernière nouvelle de Safran,
«Banquets», qui fait écho aux deux premières, la poignée d’humains
survivant à l’on ne sait quel désastre organise de riches repas pour
lutter contre l’abattement qui conduit les gens au suicide:
«Par les banquets, on arrive à se jouer un peu de cette mélancolie
obsédante qui habite désormais les esprits, cette impression bizarre de
tuer le temps, alors qu’il est déjà mort, ou d’en être les exécuteurs
testamentaires, même s’il n’y a aucun légataire.»
Les mots arrivent toujours, même juste un peu, à faire exister les
choses. Ils s’entêtent malgré notre acharnement, notre sévérité à leur
égard. La vie d’avant le désastre flambe au feu des mots retrouvés,
dans les banquets.
Ce sont donc les mots, assemblés en récits, qui recréent une
temporalité par ailleurs disparue. L’acte même de raconter crée du
temps et de l’espace, un temps que vit le lecteur, un espace que le
lecteur habite, un espace créé par des paroles, comme le montre la
belle mise en abyme pathéti-comique d’une nouvelle de Safran,
«La meilleure façon de boiter»: l’héroïne-narratrice se sent isolée
lors de vacances en Crète organisées par l’entreprise qui l’emploie.
Elle rêve de s’attirer les bonnes grâces d’une de ses collègues, une
comptable qui ne s’intéresse qu’à une certaine Kika, dont la série de
malheurs suscite sa sympathie et sa pitié. L’héroïne-narratrice
projette de supplanter la Kika dans le cœur de la comptable:
Un jour je lui raconterai mes propres déboires […], ils seront
imposants et irrémédiables, aussi frappants que ceux de la Kika. Ils
s’imprimeront dans sa mémoire, comme dans les pages d’un livre, bien
lisiblement. Voilà ce que je ferai, ce que je saurai faire. Je
susciterai la pitié dans le cœur de la comptable et je m’installerai
dans l’espace que ce sentiment aura aménagé, comme une mendiante dans
une niche ou sous un auvent, détrônant la Kika.
L’héroïne esseulée va se créer un espace uniquement par la force des
paroles, pareillement aux fées qui, dit un roman du XIIIe siècle,
«savaient la force [magique, créatrice] des paroles».
Une telle importance accordée à la parole me pousse à rouvrir un livre du Marshall McLuhan, Pour comprendre les médias:
Le contenu de l’écriture, c’est la parole, tout comme le mot écrit est
le contenu de l’imprimé […] Et si l’on demande: «Quel est le contenu de
la parole?», il faut répondre: «C’est un processus “actuel” de pensée,
en lui-même non verbal.»
Au cours des banquets, on se raconte des histoires qui font revivre le
passé. Mais quelle n’est pas la surprise du lecteur, s’il connaît le
roman de D.-H. Lawrence! Trois voix se relaient dans la nuit pour
raconter non leur propre histoire, mais celle de … Lady Chatterley! Or
cette histoire n’a pas à l’origine été parlée, mais écrite. Son médium,
pour parler comme McLuhan, est l’imprimé. Hypothèse: tout se passe
comme si l’autrice voulait transformer ce roman imprimé en légende, lui
donner une oralité, en faire une parole première. Au rebours du
processus ordinaire qui fait passer de la parole à l’imprimé, on passe
de l’imprimé (l’œuvre de Lawrence) à l’oralité. Ce passage est fictif,
puisque la nouvelle de Safran
est elle aussi imprimée. Mais la fiction met en œuvre des «images» qui,
comme le répétait Ramuz, sont pour notre psychisme «plus vraies que la
réalité». Par images entendons tous les composants de l’imaginaire,
dont font partie les données de nos cinq sens. L’ouïe est inséparable
de la voix, alors que la vue est (en Occident) plus liée à
l’abstraction, à la mise en perspective, au rationalisme «cartésien».
Dans les nouvelles de Marina Salzmann les sons, les bruits, les
rumeurs, les chuchotements, le tonnerre des machines de chantier, le
grésillement d’une lampe, le pépiement des oiseaux, la musique de
divers groupes, les voix des personnages narrés ou narrateurs sont bien
plus sensibles que les n outre, pour épouser leur cours, il faut les
lire lentement. Cette lenteur a pour résultat que nous lisons
«mentalement» à la même vitesse que si nous lisions à haute voix. Le
texte ainsi lu se parle intérieurement, tout comme on peut se chanter
une mélodie sans émettre de son. Il y a deux sortes de sons à ne pas
confondre: d’une part, les sons et les voix de l’histoire racontée, de
l’autre la voix ou les voix qui raconte[nt].
Dans le domaine sonore, «Loin comme la Chine» [Safran]
est un chef-d’œuvre de musique concrète: comme dit Claudel, «L’œil [du
lecteur] écoute» le pépiement des oiseaux… balbutier le prénom de
l’héroïne.
Ce n’est pas un hasard si la seconde partie de «Banquets» est consacrée
à des livres – imaginaires cette fois. Or, dans ces pages, on assiste à
une vertigineuse mise en miroir de deux ouvrages selon une logique
poussée à ses limites.
C’est peut-être cette logique qui a poussé des chroniqueurs à évoquer
Alice, seule fillette de son époque à n’avoir pas pris de l’âge jusqu’à
aujourd’hui: preuve vivante de la supériorité de l’imaginaire sur le
«réel». Le temps des horloges et des calendriers, qui conduit à la
mort, n’a pas de prise sur Alice; ni sur Lady Chatterley, ni sur son
amant: ils sont toujours et à la fois en train de se rencontrer, de
courir sous la pluie, de faire l’amour ici comme ci, et de le faire
ailleurs, comme ça. Vous rappelez-vous ce que les mystiques disent du
Christ? Qu’il est encore et en même temps naissant dans une étable,
empêchant de lapider une femme et agonisant sur la croix, tous les
épisodes de sa vie. Pour notre mémoire, la chronologie n’est pas
«naturelle», parce que le souvenir repose en majeure partie dans les
profondeurs de la conscience, qui ignorent le temps et le principe de
non-contradiction.
Dans les deux recueils, la temporalité et la succession des événements
varie d’une nouvelle (ou: type de nouvelle) à l’autre. Dans «Méthode» [Safran],
il faut du temps au personnage, un écrivain, pour retrouver une
anecdote qu’on lui a racontée et qui lui paraît indispensable à la
nouvelle qu’il veut écrire. Mais dans Blumen, (passage cité plus haut)
la robe à la fois devrait être faite, a été faite, est en train d’être
faite. Il n’y a plus de durée; comme le dit la chanson de Guy Béart,
«il n’y a plus d’après à Saint-Germain-des-Prés»; il n’y a pas non plus
de cause ni d’effet: ce n’est pas à cause de ceci ou de cela que
l’écrivain retrouve l’anecdote. Elle lui revient d’elle-même quand son
esprit se trouve dans l’état propice à son accueil. Sa «méthode»
consiste à laisser agir son inconscient, à ne pas être… cartésienne.
Mais dans le même livre, «Rank» met en œuvre une logique digne elle
aussi de celle de Lewis Carroll. Multiplier les exemples serait aussi
aisé qu’inutile.
Et l’intrigue?
Les relations temporelles et causales sont capitales pour créer une
intrigue: dans la plupart des nouvelles de Marina Salzmann il n’y a pas
d’intrigue, mais une «histoire». Une intrigue, une vraie, exige entre
autres de «vrais personnages», ce que ne sont pas la plupart des
figures, des silhouettes, des fantômes qui n’ont même pas de noms. Pour
«ourdir une intrigue», il faut être un personnage doué de divers dons,
de qualités, de défauts, et de dix autres choses qui constitue sa
«psychologie». Balzac est dans ce genre la grande référence. Ici, au
contraire, on n’est plus dans la psychologique héritée de La Comédie
humaine, mais dans la métapsychologie freudienne.
Dans les romans et nouvelles francophones d’aujourd’hui, la psychologie
«classique» tient le haut du pavé. Tout s’y passe comme si Joyce, par
exemple, et Faulkner, et Virginia Wolf, et Schnitzler, et Proust, et le
Nouveau roman, et Ramuz, et Catherine Colomb n’avaient pas existé. La
fameuse clarté française est reine du genre. Il y a de rassurantes
exceptions; je ne les nomme pas, craignant d’être incomplet.
Des romanciers anglophones servent de modèles à leurs confrères
francophones par leur art de ficeler des intrigues haletantes. J’ai lu
voici deux ans un roman de Paul Auster, dont j’aimais des poèmes:
l’intrigue, les coups de théâtre, les rebondissements, les péripéties y
étaient tellement passionnants, si efficacement ficelés que je me suis
surpris à accélérer de plus en plus ma lecture, sautant des lignes
comme un cheval emballé, tant je désirais «connaître la suite et la
fin». Le bilan de ma lecture est décevant: j’ai si bien dévoré La Nuit de l’oracle
qu’il n’en reste rien. Le bouquin s’est autodétruit au fur de la
lecture, comme les messages mystérieux de certains contes fantastiques.
Et rien ne me pousse à le relire, puisque (!) j’en connais la fin.
De grands romans fonctionnent autrement: est-ce que La Recherche proustienne a une intrigue? Et La Montagne magique de Thomas Mann? Le Bruit et la fureur? Les romans de Beckett? Passons. Ils ont en qu’on a envie de les relire.
S’il est vrai que «lire, c’est relire», et que, selon Balzac, «lire,
c’est créer peut-être à deux», le genre littéraire qui aujourd’hui
résiste le mieux aux modes est la poésie. La poésie demande qu’on la
lise et relise, elle offre le défi et le cadeau d’une perpétuelle
découverte.
C’est à la poésie qu’appartiennent, ou s’apparentent fortement les nouvelles d’Entre deux et de Safran.
Les éléments biographiques offerts par Internet nous apprennent que
Marina Salzmann, pendant des années, a pratiqué une forme de poésie
sonore. Plus précisément, une poésie en prose lue ou plutôt psalmodiée
à voix haute et accompagnée par la guitare de Thierry Clerc. Ce duo
s’est présenté sur plusieurs scènes, en Suisse et à l’étranger. Le long
passage cité plus haut sur la robe de la grand-mère pourrait très bien
se prêter à pareille lecture.
Angoisse; malaise dans la Société
La plupart des critiques ont été frappés par la récurrence dans ces
nouvelles d’angoisses et de mal-être affectant l’ensemble social, ou
l’individu.
Interrogée par Marianne Grosjean, de la Tribune de Genève,
l’autrice répondait: «les atmosphères de fin du monde m’inspirent
beaucoup. Je me souviens bien sûr de la catastrophe de Tchernobyl, qui
a marqué ma jeunesse et ma génération en créant tout à coup une zone
interdite sur la planète.» Or «Zone interdite» est le titre de la
deuxième nouvelle de Safran.
Tchernobyl apparaît en toutes lettres, dans «Fugue», à propos d’une
exposition de photos prises dans la Zone interdite. Quant à la dernière
nouvelle du recueil, «Banquets», elle a pour sujet, on l’a vu, un
«désastre» causant rien de moins que l’extinction de l’espèce humaine.
Les causes du désastre sont laissées à l’imagination du lecteur: guerre
atomique?
Conséquence catastrophiques du dérèglement climatique? La plupart
d’entre nous sommes consciemment travaillés par de telles menaces; chez
d’autres, le déni ou la politique de l’autruche n’ont d’autre effet
qu’aggraver l’angoisse ainsi refoulée.
Selon l’entretien (peut-être par téléphone?) cité, Marina Salzmann se
réfère aussi à une autre forme d’angoisse, celle que crée une société
prédite par George Orwell dans son prophétique 1984: «Avec les réseaux
sociaux, les cartes bancaires, la vidéosurveillance et la crise
économique, Big Brother s’est réalisé. C’est extraordinaire, je
n’aurais jamais cru que nous nous laisserions faire, si vite. Nous
vivons dans un monde dont personne n’aurait voulu il y a encore vingt
ans.»
Dans «Zone interdite», l’air urbain devient matériellement irrespirable:
«Depuis peu, un curieux phénomène météorologique se manifeste dans la
Zone Habitable. Par endroits, l’air s’épaissit et semble se coaguler en
étranges blocs transparents. On voit les passants ralentir ou
s’arrêter, l’air dérouté, comprenant trop tard qu’ils traversent l’une
de ces masses d’air plus compact. D’abord ils éprouvent une sensation
de froid, puis un étau se contracte autour de leur corps et les
retient. Il faut des efforts considérables pour avancer et se dégager
de cette emprise. La respiration est difficile: dans l’air modifié des
blocs, les molécules agglutinées passent à peine les poumons.»
On ne saurait mieux suggérer l’angoisse, mot qui désigne à l’origine un
resserrement, une oppression gênant la respiration. Un couple décide de
quitter clandestinement la ville fliquée, usant de ruses pour échapper
à la police de Big Brother. Ils réussissent à en sortir; alors, ils
sont sauvés? Hélas non: car hors de la ville ne s’étend qu’une Zone
Interdite, comme à Tchernobyl. Il est affreux que la Zone Interdite, où
les fugitifs mourront probablement de radiations, fasse figure de
Paradis à côté de la Zone Habitable où l’on étouffe. On passe de
Charybde à Scylla…
Le mot démocrature, forgé voici un quart de siècle, convient à la
société qui nous oppresse. «Rank» décrit la réduction de taille de la
femme dont l’angoisse est de perdre ses clefs; à la fin de l’opération,
elle s’aperçoit qu’une de ses jambes a échappé à la réduction. Elle
songe à intenter une action en justice, mais:
Si vous êtes un cas isolé, souffle l’assistant technique, vous
deviendrez un objet d’étude. Voulez-vous devenir un objet d’étude? Vous
devriez, c’est un conseil, oublier immédiatement cette idée, vous en
débarrasser à un endroit où on ne la retrouvera pas. Emmenez-là à
l’extérieur de la ville et enterrez-là, bien loin des Bureaux de
Police. Ne la laissez pas traîner. Nul jour ouvrable ne s’achève sans
qu’une quantité de gens ne passent dans les Bureaux, des objets trouvés
plein les poches. Le moindre papier, la moindre liste de course
froissée, le moindre chewing-gum ils le ramassent, ils le ramènent, on
retrouve les propriétaires à tous les coups grâce aux banques de
données. Si vous ne voulez pas l’enterrer, alors noyez-la, votre idée,
noyez immédiatement cette envie de cafter. Lestez-la de quelques
cailloux, pour que jamais elle ne remonte à la surface. C’est un
conseil.
Brillant passage, qui condense la matérialisation d’une idée et
l’avènement d’un totalitarisme réprimant toute protestation de
l’individu lésé.
La narratrice de «La meilleure façon de boiter» souffre d’une boiterie
dont la cause n’est pas indiquée, ni si elle est passagère ou
congénitale, etc. De fait, boiteux ou non, plusieurs personnages se
sentent mal dans leur peau, mal dans leur corps. Ces sensations de
déséquilibre, de vide, de manque, sont souvent accompagnées de
l’impression de perdre son identité. On ne sait plus qui l’on est –
dans un monde où la seule certitude restante est celle de la
gravitation qui nous permet de demeurer sur terre, même en boitant.
Ce n’est pas par hasard que «Chantier» sert d’ouverture à Safran.
Cette transformation d’un quartier urbain «habitable» en une zone digne
des anticipations de Tati vous fait froid dans le dos. D’énormes
machines atrocement bruyantes creusent un immense trou (on pense au
fameux «trou des Halles» de Paris): chose significative, les habitants
et les visiteurs se comportent comme si de rien n’était, sauf la
protagoniste-narratrice:
«[…] à l’extérieur je remarque une hostilité croissante. La dernière
fois que je me suis retrouvée dans la rue, les gens me regardaient avec
suspicion. Ils ne voyaient pas que le monde était en train de
disparaître, aspiré par le trou, et j’ai compris qu’ils pensaient que
j’avais perdu la raison. […] Depuis, j’ai renoncé à sortir de chez moi.
Je suis à ma fenêtre. C’est à moi qu’il appartient de faire face, et
pour résister, de parler sans relâche […] Tout reste à comprendre, mais
avant cela, il faut décrire. Je décris le chantier…»
La narratrice imaginaire est à sa manière une écrivaine: cuisinière au
chômage, elle écrit un livre de recettes qu’elle espère faire publier.
À son frère qui la presse de quitter un appartement où les vitres ne
cessent de trembler, la lampe de se balancer, elle répond qu’elle est
trop absorbée par le livre de recettes. Mais c’est un prétexte; si elle
dit la vérité, personne ne la croira. La vérité est bien plus grave:
«Aujourd’hui, je connais mon rôle, je sais que c’est à moi qu’incombe
la mission de différer le moment où tout sera anéanti. Il me suffit de
proférer, peu importe qu’elle soit vraie ou fausse, peu importe qu’elle
soit insensée, une parole. Et de veiller pendant les longues heures où
règne le vacarme des machines […], jusqu’à la fin du chantier.»
Le chantier sera achevé. Mais peut-être que la description de ses
malfaisances et de ses enjeux inhumains agira sur les lecteurs, par la
force de son évocation. Est-il insensé de croire qu’un tel témoignage
peut affecter, même minimalement, le cours des choses à venir? Il me
semble qu’il a plus de chances d’agir sur les lecteurs que la
description «réaliste» d’un chantier particulier connu de tous, comme
l’était celui des Halles. Pourquoi? Précisément parce qu’il s’adresse
en profondeur à notre imaginaire, où les images actives sont «plus
vraies que la réalité». En littérature, l’une des manières les plus
efficaces de «faire face» est, paradoxalement, de ne pas opérer de
face, ou de se masquer: j’en veux pour exemple la nouvelle de Safran
«Santiago»: un dispositif narratif inattendu, un relais de voix nous
remémore durablement le martyre infligé par la clique de Pinochet au
chanteur Victor Jara.
Deux recueils, un univers
L’univers imaginaire de Marina Salzmann évoque pour moi un vaste lac
souterrain jusqu’auquel on a creusé deux puits: l’un s’appelle Entre Deux, l’autre Safran.
Ce sont des sortes de lieux-dits. Dans chacun des puits, une échelle
est installée. L’autrice de ces travaux écrit parfois sur une margelle,
en pleine lumière, dans un paysage changeant; parfois elle vogue à
l’aventure sur une nacelle éclairée par un petit falot dans l’obscur de
la caverne; parfois, équipée d’une lampe de plongeuse, elle explore les
profondeurs du lac; puis, faisant halte à mi-hauteur de l’échelle de
remontée, elle décrit sur une tablette tactile les êtres qu’elle a vus
dans l’eau.
Je me suis plus attaché aux nouvelles parlant des régions
intermédiaires ou souterraines qu’à celles du monde d’en haut. Une
étude plus «équitable» devrait parler davantage des récits qui sont
d’une veine proche de «Fugue», présentée au début de cet essai. On
trouve par exemple dans Entre Deux
une satire du lugubre repliement de la Suisse sur elle-même («Cœur des
Alpes»), ou de la bureaucratie culturelle («Requête»). La première
provoque un rire embarrassé, la seconde un rire vengeur. Mais en lisant
«Issue de secours», on rit de pur bonheur: c’est l’imagination et la
gaîté au pouvoir.
D’un recueil à l’autre, de légères passerelles permettent le
va-et-vient de quelques silhouettes, de deux ou trois noms, de
situations quasi superposables: en particulier, le parcours incertain
dans un bourg-labyrinthe, très représentatif de la marche tâtonnante,
s’enroulant ou revenant sur elle-même dans plusieurs nouvelles. Il
arrive au fil de la conteuse-tisseuse de se casser, ce qui cause des
trous. La lecture de tels textes est une véritable activité: le
lecteur, pour assurer son cheminement, colmate les brèches, jette des
ponts au-dessus des vides, comble les ellipses; sans en prendre
conscience, il vit le fait que «lire, c’est créer peut-être à deux».
Pour user des mots de Proust, il devient le lecteur de lui-même, d’un
lui-même qu’il ne connaissait pas.
L’espace littéraire commun aux deux livres est une chambre d’écho où
des thèmes, des tons, des voix surtout s’entrecroisent sans se
confondre, et tissent un réseau de paroles.
Les nouvelles de Safran sont
moins nombreuses, elles sont plus amples et souvent graves: mais jamais
lourdes, par l’effet d’une grâce et d’un phrasé qui sont la griffe même
de Marina Salzmann.
Blog de PHILIPPE RENAUD
L’auteure genevoise Marina Salzmann publie son premier recueil de nouvelles, Entre deux.
C’est dans cet espace incertain que se déploient en effet ces dix-neuf
textes peuplés de rêveurs et de monstres, qui font la part belle à
l’imaginaire: l’inattendu s’infiltre dans le quotidien, l’ancrage au
réel dévie et l’on se retrouve ailleurs, baigné dans l’étrangeté
familière du rêve. Le sens des textes s’échappe puis se reconstruit
dans des virages déroutants, les images et les objets se transforment,
les chutes finissent en queue de poisson, l’instant s’ouvre à d’autres
dimensions. C’est avec une grande poésie que Marina Salzmann donne
forme à ces voix qui s’incarnent puis se dissolvent, comme emportées
par la langue et sa souplesse illimitée.
ANNE PITTELOUD, viceversa littérature; 7
Ces quelques nouvelles nous promènent dans un monde étrange,
mélange de contes de fées et d’observations, de folie et de rigueur.
Les événements se disloquent et tournent à l’absurde. Une pièce de
théâtre, toujours recommencée sans raison apparente, conduit les
acteurs à la vieillesse et à la mort, des personnages apparaissent et
s’en vont sans qu’on en sache bien la raison, une femme vit avec un
homme sur son dos, sans qu’elle puisse s’en débarrasser, des filles
deviennent anorexiques tant leur mère les tyrannise.
Rien n’aboutit jamais et pourtant il y a aussi dans ce livre des
descriptions parfaites de «l’helvétisme ambiant» car comme dit l’auteur
«L’histoire ne se raconte pas, mais elle se dépose au fond».
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Le texte inédit de Marina Salzmann, paru dans Le Courrier.
Le recueil de nouvelles de Marina Salzmann auquel le jury du
prix littéraire Lipp a décidé d’accorder la bourse Anton Jaeger porte
bien son titre: car l’Entre deux,
en plus de renvoyer à un de ces dix-neuf récits, évoque tout de suite
les territoires du fantastique et ces décalages qui, dans le quotidien,
font surgir cette étrangeté des choses à travers laquelle nous sommes
obligés de revoir nos jugements, voire d’accepter que la maîtrise du
sens n’est de loin pas toujours donnée. Épousant avec habileté son
sujet et ses aléas, la narration de Marina Salzmann, qui rechigne aux
coups de butoir conclusifs autant qu’aux entrées en matière trop
limpides, est pour le lecteur une expérience de continuelle
déstabilisation, en marge de la folie, en dialogue avec l’imaginaire.
Légèreté et concision, absence de verdict par des narrateurs ne jouant
jamais aux juges, retenue et ironie sont les maîtres-mots d’un recueil
qui ne cesse de lever le voile sur le mauvais rêve dont nous peinons à
nous dépêtrer, mais que nous nous évertuons à ne pas regarder en face.
Plusieurs textes du recueil flirtent avec le merveilleux, jusqu’à
rappeler, par leur atmosphère ou de par la caractérisation des
personnages, tantôt monstres, tantôt fantômes, certains récits de
Corinna Bille ou les Contes-gouttes
d’Anne-Lise Grobéty, et jouant comme eux des symboles et de situations
saugrenues que ne renieraient pas les adeptes du surréalisme. Ce n’est
du reste pas un hasard si des commentateurs ont souligné, pour parler
du recueil de Marina Salzmann, sa proximité avec l’univers des contes
de fées. Mais d’autres récits du volume, que l’on peut eux aussi
reconduire à la typologie de la «nouvelle-instant», s’inscrivent dans
une veine plus réaliste, et viennent questionner notre culture et notre
société en laissant affleurer, avec une belle constance, un regard
critique incarné. Oui, incarné: dans une tête et dans un corps de
femme, d’où une perspective, des idées et des vœux orientés, à défaut
d’être explicitement revendicateurs.
La maîtrise générique va de pair chez Marina Salzmann avec celle de
différents registres de langage : oralité, langage de l’enfance,
style littéraire canonique, la palette est riche, élégante, efficace,
qui dessine un monde éloigné des normes et des banalités standardisées.
Un monde qui, sous la poussée de l’étrange qui l’habite, dérive vers le
rêve et vers la poésie, en inaugurant des dimensions nouvelles, une
instabilité inquiétante mais si séduisante.
C’est donc avec un immense plaisir que nous décernons la bourse Anton
Jaeger à un recueil des plus prometteurs, venu mettre en lumière, de
manière éclatante, un parcours littéraire patiemment bâti au fil de
plusieurs années d’expérimentations, de lectures, de décentrements.
Merci à Marina Salzmann du bonheur de lecture qu’elle nous a procuré.
Nous ne doutons pas que d’autres résultats de sa quête personnelle et
originale viendront s’ajouter à ce coup d’essai réussi.
Discours de DANIEL MAGGETTI à la remise de la bourse Anton Jaeger, le mardi 23 avril 2013
Jubilation du conteur
Tout est dans la manière. Oui, je crois. La manière de parler, de dire,
de raconter, d’évoquer des personnages, des ambiances, des ruelles ou
des tragédies. Celle de Marina Salzmann est unique. Sans avoir l’air
d’y toucher et avec une écriture exigeante, elle emmène le lecteur dans
une contrée qui pourrait être celle du conte de fée. Ainsi une
narratrice entre-t-elle dans un café, sort une feuille et un stylo.
Elle aurait habité juste en face, autrefois. Elle se souvient des
chansons de France Gall et de Sardou qu’écoutait le locataire du
premier. Elle, elle préférait Janis Joplin et Jimmy Hendrix.
Dans le studio qu’elle louait alors habite désormais Franca. La
narratrice imagine le pied nu de Franca toucher la fourrure de son
chien. Comme autrefois, les trams passent dans la rue, des bagarres
éclatent, un quidam raconte comment il a sauvé la victime d’une
tentative de meurtre (cou tranché), les agents du Mossad espionnent,
des écrivains vont boire au lieu d’écrire. La narratrice voit Franca
prendre place à ses côtés. Franca raconte comment c’est arrivé. Un jour
comme aujourd’hui. L’homme la regardait. Ils se sont assis dans un bar
pour boire le vin noir. Le dernier tram venait de passer. Franca fait
glisser l’étoffe de son foulard. La narratrice voit la cicatrice au cou.
C’est l’art de Marina: choisir l'extrême concision, une sorte de
légèreté et la jubilation du conteur devant son auditoire pour suggérer
l’ombre qui finit par cerner ceux qui passeront à l’acte. Sans mettre
sur le banc des accusés ni les individus ni la société, en se gardant
de tout dire avec les mots et avec une agréable dose d’ironie, elle
tente de lever le voile sur une parcelle du cauchemar dans lequel
chacun est abandonné à lui-même.
ANTONIN MOERI, Blogres
À Genève, Marina Salzmann pratique la poésie sonore avec des
musiciens ou dans le groupe Pas Lundi: on peut aussi lire ses textes
sur le site de la revue en ligne Coaltar dont elle est une des fondatrices. On trouve écho de ses performances dans les nouvelles réunies dans Entre deux.
Ce recueil vient confirmer un talent littéraire subtil. Une femme porte
un homme sur son dos. D’où est-il venu, pourquoi s’est-il installé là?
Elle ne sait comment se débarrasser de ce parasite. Une fille héberge
des têtes à l’intérieur de la sienne, puis c’est sa tête elle-même qui
se détache d’elle. On croise des fantômes. Tous les textes brefs, n’ont
pas cette étrangeté, mais tous dégagent un charme étrange, élégant.
ISABELLE RÜF, Le Phare
Entre deux, le
premier recueil de nouvelles de Marina Salzmann, a réussi à faire
resurgir un serpent de mer: la question de l'écriture féminine. On a
ainsi entendu des critiques se disputer à son sujet, se demander s'il y
avait une manière d'écrire propre aux femmes et des textes qui leur
seraient destinés.
La réponse? Pas de réponse, bien entendu. Un débat. Et un livre qui montre sa force par le questionnement qu'il provoque.
Ce qui unit les textes de Marina Salzmann, cependant, et leur donne de
la substance, ce n'est pas du tout une idéologie mais deux choses: une
personnalité qu'on retrouve derrière chaque ligne et une ambiance
cohérente.
La personnalité est féminine, évidemment, et des thèmes sont liés à
cette caractéristique. Par exemple, dans «L'homme sur mon dos», une
femme porte un homme accroché à son échine, une figure qui évoque le
mari et le fils.
Mais Marina Salzmann ne vise pas à exprimer des revendications. Elle
propose une vision du monde plus poétique que politique: dans «L'homme
sur mon dos», ne supportant plus ce poids et ne tenant plus à la vie,
la narratrice se jette d'un arbre et atterrit sans encombre. Elle prend
goût à ces chutes, saute pour toutes sortes de causes, qui la rendent
célèbre et la mènent loin dans le passé.
À l'instar de cette nouvelle, beaucoup de textes nous conduisent vers
le symbolisme, le surréalisme ou le fantastique. Le monde instable
ainsi suscité, entre réel, folie et imaginaire, baigne dans une
ambiance homogène. Une ambiance qui prend sa source dans un genre.
Ces textes ont en effet une référence presque constante: le conte de
fée. Moins dans leur structure que dans les effets d'écriture, qui
transforment par exemple une excursion à Sills Maria en voyage
merveilleux, ou qui font passer dans certains récits un émerveillement
d'enfant imaginatif.
On découvre les objets, leur forme, leur couleur, leur nom, on voit des
événements qu'on ne comprend pas tout à fait, on rencontre des
personnes dont le comportement ne nous est pas tout à fait clair. Il y
a là-dedans un plaisir à voir. Quelque chose de lumineux, de frais.
Comme si Marina Salzmann était émerveillée par le monde qui l'entoure.
Pour dire tout ça, la langue se diversifie, souple et travaillée. Du
langage enfantin, donc («Faut dire que Jean est plus jeune qu'elle,
mais légèrement plus jeune, donc il sera quand même vieux en même
temps, tandis que Paul, qui a vingt ans de plus, sera déjà mort,
surtout si elle arrive très très vieille.») au récit soutenu («Mes
pensées se disloquent aussi, comme une porte dont les deux battants
bâilleraient de plus en plus, liés qu'ils sont de manière lâche par un
fil rouge entrecroisé dont le nœud peu à peu se défait.»)
Les effets sont variés, le langage maîtrisé, ce qui n'étonnera pas ceux
qui ont suivi la trajectoire de Marina Salzmann, poétesse sonore et
fondatrice de la revue littéraire Coaltar.
Bref, un recueil réussi, habité. Pour les hommes? Pour les femmes? Pour
ceux qui aiment l'écriture exigeante et jouissive. Par exemple pour moi
et pour notre ami Antonin Moeri qui en a parlé dans un bel article,
«Jubilation du conteur».
Blog d'ALAIN BAGNOUD
Merveilleuse étrangeté
Marina Salzmann a cofondé le trio de poésie sonore «Pas lundi» avec
Heike Fiedler et Alexa Montani, et le site littéraire Coaltar.net avec
Jean-Jacques Bonvin: deux espaces de liberté où expérimenter, jouer
avec la langue et les voix. L’auteure genevoise publie aujourd’hui son
premier recueil de nouvelles, Entre deux,
du nom de l’un des récits qui met en scène une jeune femme en vacances
dans sa famille pendant les fêtes de fin d’année. «Ce sont des jours
qui n’existent pas. Ils n’adhèrent pas vraiment au monde. Les
circonstances flottent, irrésolues. (...) On est dans l’œil bleu du
temps, en son milieu, au bastingage clair qui nous entoure.»
C’est dans cet espace que se déploie le recueil, dans la perméabilité
entre le rêve et la réalité, dans l’instant suspendu, éphémère,
empreint de sensations, couleurs et sons, et qu’il s’agit de capturer.
Ces dix-neuf textes peuplés de rêveurs et de monstres déroulent un
univers tissé d’imaginaire, qui dessine sur un monde tout sauf normé:
l’étrange s’infiltre dans le quotidien, l’ancrage au réel dévie et l’on
se retrouve soudain ailleurs, baigné dans l’étrangeté familière du
rêve, dans sa vaste liberté. Souvent le sens des textes s’échappe puis
se reconstruit dans des virages surprenants, littéralement déroutants;
les images et les objets se transforment sous nos yeux, les chutes
suspendues laissent tinter leur séduisant mystère, l’instant s’ouvre à
d’autres dimensions.
Il y a cette fille à la tête pleine de têtes qui parlent et dont les
cheveux la chatouillent; cet homme qui écrit des poèmes rouges et
devient fantôme aux yeux de son père; cette femme qui porte un homme
sur son dos et tente par tous les moyens de s’en débarrasser; ce
sommeil qui jamais ne répare une fatigue immense; des narratrices qui
se dédoublent, des personnages qui surgissent, une danseuse qui
disparaît, des abeilles folles et des robes fugitives qui soulignent le
passage du temps. Et c’est avec une grande poésie que Marina Salzmann
donne forme à toutes ces voix qui s’incarnent puis se dissolvent,
emportées par la langue et sa souplesse illimitée.
ANNE PITTELOUD, Le Courrier
Une phrase qui déménage
Le nom de Marina Salzmann ne vous dit rien? Après avoir collaboré et
performé avec des musiciens et d’autres artistes, la voici qui débarque
avec un premier livre de nouvelles. Et joyeusement bonnes, ces
nouvelles qui vous balancent tout à coup dans l’imprévu de leurs
phrases, dans ces mondes vrais comme des contes, sérieux comme des
rêves, et qui grouillent de vie.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coopération
Les proses de Marina Salzmann sont frôlées par l’aile de la folie
Des nouvelles qui ressemblent parfois à un dessin de Topor, une inventivité qui installe l’étrangeté dans le quotidien
Avec Heike Fiedler et Alexa Montani, Marina Salzmann forme le groupe Pas lundi. On retrouve dans quelques nouvelles d’Entre deux des
traces de leurs performances. Elle est également membre fondateur de la
revue en ligne coaltar où l’on peut lire ses petites proses élégantes,
d’une familiarité troublante, frôlées par l’aile de la folie, une folie
très contrôlée.
Parmi celles qui forment Entre deux, certaines ressemblent à un dessin
de Topor. Une femme va dans la vie avec un homme sur son dos. Elle
tente de s’en débarrasser par tous les moyens mais il reste là,
inamovible. Elle tente même d’en finir avec leurs vies en sautant, sans
succès. Les sauts de la paire monstrueuse lui valent une notoriété
mondiale, ils se jettent dans le vide pour des causes – peine de mort,
libération des otages – ou d’autres, plus anciennes.
Corps disloqués
Des étudiants jouent La Demande d’augmentation de Georges Perec. Mais
le texte s’enraie et tourne en boucle pendant que les acteurs
vieillissent et parfois meurent en scène. Un fils devient invisible aux
yeux de son père. Des mères trop sûres d’elles font face à des filles
mutiques, anorexiques, il n’y a que la mort pour s’en débarrasser.
Les corps se disloquent, les os flottent sous la peau, lors d’un stage
de danse, les danseuses se heurtent, jusqu’à la disparition de l’une
d’elles. Des figures fantomatiques traversent le champ, la petite Mo,
la petite Robi; d’où viennent-elles, qui sont-elles?
Il y a des ciels bleus aussi doux que ceux du Titien, des abeilles
amicales, de longs sommeils qui ne rattraperont jamais la dette de
fatigue, des rêves. Des projets s’élaborent, des requêtes se formulent,
des livres s’écrivent, comme dans l’industrie culturelle, mais rien ne
semble aboutir jamais. Rien n’est stable, ni les maisons ni les corps
n’offrent de certitude.
Étrangeté quotidienne
Dans l’univers de Marina Salzmann, des monstres se promènent comme chez
eux, l’étrangeté est quotidienne et ne surprend que le lecteur, happé,
séduit par cette légèreté inquiétante.
ISABELLE RÜF, Le Temps
Un extrait:
L’été,
l’herbe est pleine d’insectes. À la limite de l’ombre et de la lumière,
juste à l’endroit où le soleil se cogne à l’herbe noire, les abeilles
deviennent folles. Elles sont comme des condamnées à leur dernier
repas. Nous ne sommes pas invisibles pour les abeilles. Elles nous ont
vues dans nos maillots de bain. Mo a des roses de toutes les couleurs.
Elle sent bon. Les abeilles nous prennent pour des fleurs. Nous sommes
comme des fleurs, car nous croyons que le soleil ne brille que pour
nous. Les abeilles nous ramènent à la réalité. Nous poussons des cris
perçants. Nous sautons du côté sombre, où elles nous laissent
tranquilles. À quelques pas, une haute clôture recouverte de lierre
borde un jardin mystérieux. Il y fait déjà nuit. On entre en
se courbant par un minuscule portail. Le parc semble
abandonné, plein d’herbes hautes et d’arbres en désordre. Au loin,
derrière les taillis, une petite lumière se balance. On entend souffler
les graminées quand on marche dessus. Elles expirent sous nos pieds,
puis aussitôt se regonflent derrière nous. Mo n’aime pas piétiner les
marguerites. Je suis guidée dans le noir par les roses du maillot de
bain de Mo. Ça fait moins peur d’être deux.
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