Elle veut quelque chose de beau, Luna. Alors avec Rémi, ils
ont acheté un appartement-terrasse en ville, un «pavillon pour amoureux
des arbres obscurs». Il y aura une pièce pour le clavecin de
Rémi. Seulement, voilà, la propriétaire n’en finit pas de mourir. «Tu
verras» avait prophétisé Rémi «Bientôt tout va péter dans son corps.
Elle est déjà toute ratatinée, saturée des odeurs de la mort. On ne
devrait pas la laisser mourir là. Ça va imprégner les pièces.»
Les semaines passent. Le soir, il retrouve Luna «ruisselante de
paresse, bruissante de feuilles et de vent. Peut-être qu’écrire la
délesterait du poids du jardin, de sa colère, quand le jour
anniversaire de ses huit ans, ils ont renversé l’eau de la piscine,
qu’ils ont dit que tout était fini, qu’il fallait quitter la maison».
Sa mère ne reviendra pas. Du pensionnat, elle n’en veut pas. Mais la
décision des adultes a force de loi. Ils n’ont rien gardé de sa mère.
Il ont débarrassé les meubles, jeté les bibelots. «C’est cette violence
des jours sans maman qui a fait son enfance.»
Rémi a lu une annonce dans le journal. D. est un auteur connu. Il donne
des ateliers d’écriture. «Luna ne veut pas écrire pour les autres, elle
veut écrire pour elle, elle veut écrire sur les orages en elle.» De D.
Luna ne retient que la cigarette. Il lit à haute vois des bouts de
texte. Il dit que ce n’est pas comme ça que l’on écrit. Il dit que Luna
fait tout faux. Elle a du mal dedans, Luna, et personne n’est là pour
la sauver. Même pas D. qui la séduit. Et un jour, il part en Uruguay.
Sans Luna. Finalement, ils ont l’appartement. «Rémi soulève Lune dans
ses bras, l’embrasse. Il tourne avec elle. Il parle fort, il rit.»
Le roman de Claire Genoux est pétri de poésie; elle se rencontre à
chaque tournant de page. Le lecteur est aux anges. Les phrases sont
courtes, porteuses de sens. Pas de circonvolutions, de phrases
alambiquées. L’écriture est limpide. Vivante. Claire Genoux s’est vouée
à l’écriture après ses études de Lettres à l’Université de Lausanne. En
1999, elle reçoit la consécration de son œuvre de poèmes et de prose
avec le prix Ramuz de poésie pour Saisons du corps. La Barrière des peaux est sorti chez Bernard Campiche Éditeur.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 16 janvier 2015
Dans un roman dur et sensuel, l’auteur nous fait rencontrer
Luna qui, tout au long des pages, glisse vers la dépression et la
folie. L’histoire est à plusieurs strates où il est parfois difficile
de démêler le vrai du fantasme.
Luna avait huit ans quand sa mère a mystérieusement disparu. On l’a
abandonnée en pension loin de sa maison et de son jardin, sans qu’elle
sache jamais ce qui s’était passé. Adulte, elle essaie en vain de se
reconstruire, par l’écriture, par le sexe et par le rêve jusqu’au drame
final.
Les chapitres sont courts et le style d’une foisonnante richesse, précieuse pour raconter l’histoire de l’incapacité à vivre.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine, No 313-314
Entretien avec Claire Genoux
Pierre Fankhauser. Parlons donc de La Barrière des peaux,
paru chez Bernard Campiche cette année. Vous choisissez Duras pour
entrer dans le livre: «Ce n’est pas qu’il faut arriver à quelque chose,
c’est qu’il faut sortir de là où l’on est.» De quoi faut-il sortir?
Claire Genoux. J’ai l’impression que, quand on écrit, on est dans un
corps, une existence et qu’il faut se battre pour vivre autre chose.
C’est peut-être aussi que l’héroïne de ce roman se sent enfermée dans
un corps, dans une enfance, dans une histoire d’amour. Elle a plusieurs
couches de choses qui l’entourent qui l’oppressent et dont elle veut
s’affranchir, pour devenir libre, autonome. Ne plus subir.
Pierre Fankhauser. Sortir de là où l’on est est donc un bon résumé du livre…
Claire Genoux. Oui. Ça m’est apparu tout d’un coup, quand j’étais en
train d’écrire ce livre, je lisais Duras. Et j’ai rencontré cette
phrase, c’était la rencontre entre cette phrase et ce que j’étais en
train d’écrire.
Pierre Fankhauser. En même temps, on
trouve beaucoup de lieux proches d’où nous nous trouvons. La ville
n’est pas nommée, mais vous mentionnez des bars, notamment. Était-ce
important pour vous d’ancrer le récit localement?
Claire Genoux. Les noms de bars, je les ai plutôt choisis pour leur
sonorité. Pas vraiment pour situer le récit dans une ville précise. Ce
roman, je l’ai écrit en plusieurs couches et j’avais reçu la commande
d’une nouvelle qui devait se passer dans la région lémanique. Alors,
j’ai tâché d’ôter toutes les références purement lausannoises. Il y a
le lac, mais ça pourrait être la mer. C’était important que ça puisse
se passer n’importe où.
Pierre Fankauser. C’est de l’eau assez sombre, assez morte…
Claire Genoux. Oui, d’ailleurs le personnage, Luna, n’est pas très
heureux d’être dans cette ville. Il y a cet appartement-terrasse
qu’elle a vu comme en rêve, qu’elle aimerait habiter, mais, sinon, elle
a dû vraisemblablement partir d’une autre ville qui ne lui plaisait pas
non plus…
Pierre Fankhauser. Pour en revenir à votre nouvelle, elle est parue dans le recueil Léman noir, chez BSN Press. C’est donc une nouvelle qui vous a servi de matériau de base. Comment la structuration s’est-elle passée?
Claire Genoux. En fait, quand j’ai commencé à écrire ce livre, je
voulais écrire un roman. J’ai commencé par écrire dix nouvelles d’une
dizaine de pages. La nouvelle me semblait maîtrisable. J’ai toujours
l’idée d’une fin qui arrive tôt. Alors la nouvelle correspond bien.
J’ai donc écrit ces dix nouvelles avec le même personnage, en incluant
les thèmes qui m’intéressaient le plus. Ensuite, elles se sont fondues
les unes dans les autres. Durant l’écriture de cette première phase,
j’ai reçu la commande d’une nouvelle pour Léman noir,
avec deux contraintes: que ce soit noir et que ça se passe dans la
région lémanique. J’ai demandé à Giuseppe Merrone ce qu’il entendait
par «noir», n’étant pas certaine de savoir le faire. Mais j’ai pris
l’une de celles que j’écrivais. Puis, une fois que j’avais fondu les
nouvelles pour en faire la trame du roman, j’avais un début, un milieu
et une fin. J’ai ensuite essayé de faire en sorte que ça forme un tout.
Pierre Fankhauser. Il y a dans le
roman une forte présence de l’écriture. C’est en quelque sorte une
écriture sur l’écriture. Pourquoi Luna tombe-t-elle sur l’écriture?
Claire Genoux. D’abord, je voulais qu’elle soit dans la musique, mais
elle tombe sur l’écriture. J’ai repris une idée de l’une de mes
nouvelles. Un personnage qui se cherchait et rencontrait une fille
qu’il voulait employer comme personnage de son histoire. L’idée,
c’était donc que le personnage qui anime un atelier d’écriture, D,
rencontre Luna puis la veuille comme personnage. Ça mène aussi à des
questions sur mon propre travail: comment j’invente un personnage,
comment je donne corps à une personne, la rends presque plus réelle que
ceux qui nous entourent.
Pierre Fankhauser. Parlons de ce
personnage, D. Comment en êtes-vous arrivée à choisir cette initiale
nue pour ce personnage? Pas de point, pas de véritables initiales…
Claire Genoux. Nommer quelqu’un par une simple lettre m’a toujours
intéressée. Ce n’est pas une abréviation, c’est un nom, même avec une
lettre, une syllabe. Je voulais aussi qu’il reste un peu mystérieux, en
retrait. Bernard Campiche m’a demandé si j’étais certaine de mon choix.
J’ai beaucoup hésité. Je voulais ce son. Puis je n’ai plus pu revenir
en arrière, car toutes les phrases sonnaient avec ce nom. Changer ce
nom aurait changé toute la musique du texte. D était le premier nom que
j’avais. Les autres personnages avaient d’autres prénoms, mais D était
le centre. Cette lettre était le centre. Je l’ai choisie pour ne pas
choisir d’autres lettres – B, P., etc. Par contre, je cite un endroit
nommé R. – avec le point –, mais c’est un lieu réel, c’est une
abréviation. D n’en est pas une.
Pierre Fankhauser. On peut sentir la
poésie dans votre texte – et d’ailleurs vous en avez écrit auparavant.
Ce D semble rejoindre votre souci du détail…
Claire Genoux. Par rapport à la poésie, dans les nouvelles ou les
romans, quand il faut nommer les protagonistes, c’est très important.
Par exemple, Rémi et Luna comptent deux syllabes. Virginia, je la
voulais plus lourde, plus imposante. J’ai choisi les prénoms pour leur
musique. C’est le même travail que je fais quand j’écris de la poésie.
Mais plus j’avance, moins je vois de distinction entre la prose et la
poésie. Les poésies que j’écris maintenant, je les vois comme des
histoires ou l’histoire de quelque chose.
Pierre Fankhauser. Venons-en à Maman, un autre personnage du livre. Elle est absente, on ne sait pourquoi. Que vient faire ce personnage?
Claire Genoux. J’ai imaginé écrire une histoire sur une jeune femme qui
hésite sur ce qu’elle veut faire dans la vie. Puis, quand je finissais
ce livre, quand je relisais mon manuscrit, j’ai appris que ma propre
mère était malade. Et j’étais hallucinée de constater que j’écrivais en
fin de compte là-dessus, sur une femme qui n’avait plus sa mère. Et
depuis que j’ai fini ce livre, j’ai l’impression qu’il se passe dans la
vie les choses que j’ai écrites auparavant. C’est une expérience
incroyable. Je ne m’étais pas rendu compte que j’écrivais un texte sur
une maman. Je l’ai vu quand je suis arrivé à la fin du texte. Je pense
qu’il y a plusieurs histoires dans un roman: celle qu’on veut écrire,
celle qu’on écrit réellement et une autre histoire, cachée. C’est une
expérience que je n’avais pas du tout connue avec les nouvelles, par
exemple. Il y a moins la place pour différentes couches. Dans un roman,
il y a plusieurs histoires superposées. C’est assez troublant. En cours
d’écriture, je ne me suis pas rendu compte que j’écrivais cela. J’aime
cette idée qu’on ne maîtrise pas tout. Le personnage de Luna reste pour
moi assez mystérieux, par exemple. J’ai essayé de l’accompagner
jusqu’où je le pouvais. Écrire, c’est aussi cacher des choses…
Entretien avec PIERRE FANKHAUSER, pour «Tulalu?»
Luna est disloquée. Tenaillée entre un passé qui ne la laisse
pas en paix et un futur qui ne s’annonce pas tel que prévu, elle se
fantasme un présent et s’abîme dans l’écriture. Luna est morte à huit
ans, quand sa mère a disparu, quand l’entourage un peu trop vorace l’a
exilée de force du territoire de son enfance. De ce deuil jamais
cautérisé, Luna paye chaque jour le prix, et la boule dans son ventre
grossit et grossit encore. Luna s’absente, Luna se fuit.
La nuit, une fois que Rémi s’est endormi, Luna se lève, elle appuie son
front contre la porte-fenêtre et regarde un moment le trou noir de
l’eau derrière la voie ferrée. Une radio tourne quelque part. Elle ne
sait pas si elle pourra se faire à ce paysage qui se répand, qui
s’entasse dans les bords, tout ce ciel bas. Si elle pourra oublier une
fois le jardin rond qui poussait autour de la maison, le jardin du
temps blanc de l’enfance. Elle regarde vers les rails, elle retrouve
les cris anciens, se demande comment elle a pu avoir autant
d’existences en elle seule, si tout ce temps de l’enfance et du jardin
détruit ne fait pas d’elle une rescapée.
La vie de Luna est vide. L’auteure ne nous dit pas comment se sont
déroulées ces années charnières, entre la petite fille qui n’est plus
et la jeune femme qui ne sait plus. Luna a-t-elle enfoui tout cela au
fond d’elle ? Est-ce vraiment juste la contrariété que
l’appartement-terrasse désiré soit occupé par une vieille dame qui se
refuse à mourir qui fait rejaillir en elle le parfum perdu de la maison
d’enfance abandonnée? Nous trouvons Luna là, sans totalement la
comprendre. En elle l’absence. En son compagnon l’inquiétude. En nous
l’incompréhension.
Il suffit de rester des heures entières dans les parcs, dans le
renfoncement des fontaines pour voir sa vie se décoller de soi. C’est
quelque chose qui arrive là, en plein dans le corps. On regarde, on
écoute. Ça fait mal dans la peau comme une sonde. Le souffle craque, il
est trop large ou trop étroit. Longtemps ça dure. La douleur vient des
morceaux qui partent, qui se décousent. Elle est saccadée, basse. Luna
sait que ça reviendra, que ça ne cessera jamais tout à fait et que la
solution est celle du voyage sur la mer, de l’eau scandée par les
vagues et le vent.
La dépression est un processus long. Difficile exercice d’équilibriste
pour une auteure que de nous mener pendant plus de deux cents pages
dans les arcanes d’une folie qui se met doucement en place. Luna lutte
contre son mal être, se raccroche à un atelier d’écriture, se rattache
à un corps qui lui fonctionne toujours, s’oublie dans un amour dont
nous n’arrivons pas à savoir s’il est réel ou imaginaire. En elle le
malaise grandit, tout autant que la boule qu’elle porte au ventre.
Il ne sait pas, Rémi, qu’elle écrit pour s’écouter crier dans le vide,
pour couper vif dans la chair et faire saigner. Qu’elle déplace,
qu’elle pousse, qu’elle tire comme elle le ferait avec une bête morte
et sèche, même quand elle lui fait croire que tout se passe
normalement. Il n’a pas conscience que ça reviendra de toute façon, la
table pour écrire, l’espace qu’elle demande, et qu’elle n’aura plus
d’autre travail dans la vie que ça, écrire. Que ça ne se mélangera avec
rien d’autre. Qu’il faut la laisser à sa propre histoire.
Nous vivons tous à la croisée des temps, à chaque seconde un souvenir
nous effleure, tout autant qu’un avenir se projette. Vivre pleinement
son présent nécessite une concentration que Luna a perdue. Dans la
seconde partie, sa vacuité intérieure devient telle que le lecteur
risque de se perdre en route. Et puis le voilà réveillé par une fin
aussi violente que ce qu’il pouvait le craindre, mais bien loin de
celle imaginée. Une écriture de femme servie par le goût de la poésie,
un style indéniable, La Barrière des peaux est un roman dur sur
l’absence à soi-même.
Blog d’AMANDINE GLÉVAREC
Les bons Romands d’automne
Lauréate du Prix Ramuz de poésie 199 déjà, Claire Genoux a enfin osé
entrer sur le territoire sacré du roman. Après les recueils et les
nouvelles, elle présente La Barrière des peaux,
un livre romanesque qui n’en est pas moins habité par la valse des mots
et la musique des images, offertes comme autant de variations sur le
même thème. Une jeune femme vit en couple. Son Rémi est claveciniste
virtuose. Luna, elle, se cherche et s’ennuie à mourir. Ils viennent
d’acheter un appartement-terrasse dans la grande ville, mais doivent
encore attendre que la vieille qui les précédait s’étouffe dans son
dernier souffle. En attendant, Rémi incite Luna à s’inscrire à un
atelier d’écriture. Elle obéit, comme d’habitude. Comme quand ses
grands-parents, à la disparition de sa mère, décidèrent de vendre la
maison familiale, avec son jardin et sa multitude de souvenirs
d’enfance, et de placer la fillette en pensionnat. Mais quelque chose a
changé en elle. Et gronde. Une étrange douleur au ventre qui menace
sans cesse d’hémorragie depuis qu’elle a osé mettre des mots sur ses
silences… Et si c’était la seule, aujourd’hui, à tenir la barre?
Dans ce roman singulièrement intimiste, Claire Genoux entonne un chant
viscéral, où les corps et les mots clament à chaque page leur puissance
d’exister.
ANNE-SYLVIE SPRENGER, Le Matin Dimanche
Les sensations en écriture
Dès le début de La Barrière des peaux,
quelque chose prend à la gorge et happe dans les phrases serrées et
emmêlées de Claire Genoux. Une urgence de lecture, liée peut-être à
celle de l'auteur, pour qui l’écriture a été très tôt présente. Enfant,
elle demandait à sa mère de lui tenir le crayon et de l’aider à former
les caractères, elle qui ne savait pas encore écrire. À l'origine se
tisse ainsi un rapport charnel avec l’écriture, le geste, l’encre, le
papier. Cette relation éclate dans son récit qui relate les corps, les
gestes, les gorgées, le toucher. Cette autopsie des sensations est
l’une des dimensions les plus intéressantes et les plus touchantes de
ce roman. Le récit se construit et se décompose autour de Luna. La
jeune femme vit dans un studio avec un claveciniste réputé, en
attendant le décès de la vieille femme qui habite
l’appartement-terrasse qu'ils viennent d’acquérir. Cette période
d'entre-deux laisse Luna dans une sorte de détresse flottante, que son
ami, souvent absent, ne parvient pas à comprendre. Les souvenirs
éclosent, l’enfance remonte. L’absence d’une mère plane. Sur les
conseils de son ami, Luna s’inscrit à un atelier d’écriture mené par le
charismatique D, auteur à succès et fumeur élégant. L’écriture permet,
peu à peu, d’éplucher les couches de peaux de sa vie.
L’atmosphère est sombre, violente. Ce premier roman emprunte aux poèmes
leur forme ramassée, elliptique, sans dialogue ni liens causaux. Les
frontières entre réalité et fantasme ne sont pas étanches, les couches
de lecture se mélangent, perdant parfois le lecteur et le mettant dans
le même sentiment d’incertitude que Luna. Mais cette perte de repères
n’en est que plus grisante, car l’écriture de Claire Genoux, infiniment
poétique, regorge d’images et de métaphores lumineuses et inattendues.
Sous l’apparente décomposition du récit se forge le portrait d’une
femme au bord de la rupture, mais profondément libre et vivante.
«Elle se dit qu’elle pourrait écrire et ramener vers elle ce tout
premier visage, qu’elle pourrait remplir des feuilles qui deviendraient
des cimetières de mots. Le ciel est là, ouvert, contre le cadre de la
porte-fenêtre. À travers la nuit, elle empoignerait les phrases, les
casserait. Ça ferait un heurt sourd contre la page. Elle lancerait des
cailloux, des liasses collées d’herbe, inscrirait sa colère sur la
nervure des pierres. Brûlerait ses deux pouces, cracherait les fruits
rouges et la neige froide, irait à rebours de soi et sucerait l’os noir
de la vraie nuit.»
Extrait de La Barrière des peaux, Claire Genoux
MARIE-SOPHIE PÉCLARD, L’Agenda, À livre ouvert
Claire Genoux, l’écriture avant la vaisselle
La jeune poétesse romande livre avec La Barrière des peaux son premier roman, l’histoire de Luna, qui ne sait que faire de la vie et de l’amour
Certaines personnes incarnent leur prénom avec une justesse
foudroyante. Claire Genoux est celles-ci. Lumineuse, aérienne,
rayonnante, inquiète avec grâce, vivante avec lyrisme, l'écrivaine,
auteure de deux recueils de nouvelles et de cinq recueils de poèmes
depuis Soleil ovale en 1997, publie cet automne son premier roman, La Barrière des peaux.
Elle a toujours eu envie de textes longs mais n’a jamais osé s’y
lancer. Ce livre, superbement écrit, est parti du personnage de Luna,
jeune femme mystérieuse, flottant, qui passe des heures au café à
écouter parler ses amis et attendre sans savoir quoi. «En 2002, je suis
arrivée au Chœur de la Basilique de Lausanne en ne connaissant
personne. Je me suis retrouvée un peu comme Luna. Je restais au café
avec eux à les écouter. Ils me trouvaient mystérieuse sans que je
comprenne pourquoi.» Le livre est dédié à «Pascal», le directeur du
chœur en question. «Il m’a poussée à écrire un roman. Il a eu confiance
en moi.»
Luna et son compagnon Rémi qui attendent que la vieille dame qui habite
l’appartement qu’on leur a promis meure, se retrouvent dans un studio
étroit qui les éloigne l’un de l’autre. Luna tombe enceinte, mais le
nie et plonge dans le gouffre sans fond de ses traumatismes d’enfant
abandonnée par sa mère. «Je suis fascinée par la grossesse, le côté à
la fois magique et monstrueux de cette transformation du corps, autant
que par le déni de la grossesse. Les femmes qui tuent leur bébé à la
naissance les aiment, paradoxalement.» Sa grossesse, il y a huit ans,
s’est très bien passée. «Être enceinte, puis mère de Margaux, n’a été
que du bonheur.»
Elle a mis trois ans pour accoucher de La Barrière des peaux, trouvant véritablement le canevas de son roman en écrivant Parole d’ange, une nouvelle que lui commande Giuseppe Merrone, le patron de BSN Press pour l’ouvrage collectif Léman noir,
paru en 2012. Le jour où elle termine son livre, courant janvier, elle
apprend que sa mère est atteinte d’un cancer du pancréas, foudroyant –
début avril elle était morte. «Étrange, pour un roman si rempli du mot
“maman”…» Sa mère n’a pas lu ce nouveau roman. «Dans ma famille,
protestante, on ne parle pas de mes livres.» Elle leur envoie
fidèlement à tous, père, sœurs, ses livres à chaque parution. «Aucun
retour. Ils ne me disent rien.» Mais elle sait que sa mère gardait
toutes les coupures de presse la concernant. «Ce n’est pas pour rien
que j’ai commencé à écrire. Cela vaut mieux que le silence. Écrire,
c’est hurler en silence, disait Duras.»
L’écriture est sa priorité. Le reste s’articule autour. Fille aînée
d’un professeur et doyen au Gymnase de la Cité à Lausanne, qui lui
disait lorsqu’elle avait cinq ans qu’elle ferait des maths et du latin,
puis l’Université, bonne élève forcément, mère de Margaux, huit ans,
elle vit seule et heureuse dans le quartier du Valentin, à Lausanne. Si
elle est séparée du père de sa fille, c’est entre autres qu’il ne
«supportait plus» qu’elle passe des heures à lire et à écrire. Dans sa
cuisine figure en bonne place l’image d’une femme lisant dans sa
cuisine à côté d’une pile de vaisselle sale. «La littérature passera
toujours en premier. Tout le monde ne le comprend pas.»
Elle écrit ses premiers poèmes pour son professeur de maths au gymnase,
dont elle tombe amoureuse. «Un amour platonique. Il avait l’âge de mon
père. Je rêvais de me promener dans les champs avec lui… J’avais besoin
d’attention, d’affection. Un vrai transfert du père sur lui. J’ai fait
des choses hallucinantes pour qu’il me remarque, comme prétendre
m’évanouir en classe pour qu’il me ramène chez moi…» Elle lui dédie son
premier recueil de poésie Soleil ovale, il lui envoie un mot
lorsqu’elle gagne le Prix de poésie de la Fondation C.F. Ramuz en 1999.
Jacques Chessex, qu’elle a eu comme enseignant à la Cité, a joué un
rôle «essentiel» dans son envie d’écrire. Elle se souvient des grands
cahiers qu’il ouvrait même en classe, profitant d’un travail écrit pour
avancer ses propres livres. «Il écrivait toujours sur la page de
gauche, laissant la page de droite libre pour les notations.»
Claire est témoin de sa transformation lorsqu’il arrête de boire durant
l’hiver 87-88. «On le voyait sortir pendant la classe boire un verre
autour du collège. Il était nerveux, colérique. Ensuite, il a été plus
calme, beaucoup moins tyrannique.» Elle lui confie ses premiers textes.
«Il m’a confortée dans mes envies littéraires, m’a autorisée à vivre
cette vie. Au moment du bac, c’est un camarade qui a eu le prix de
français. Chessex m’a glissé: «C’est lui qui a eu le prix, mais c’est
toi qui écris.» C’était un immense cadeau que de l’avoir comme
enseignant. Il représentait la liberté à mes yeux, moi qui me sentais
prisonnière d’une famille un peu rigide, conservatrice, peu artiste.»
Elle l’admire au point de choisir à l’Université les mêmes branches que
Chessex: français, philosophie et histoire de l’art. Après
l’Université, elle enseigne trois ans, sans grande conviction. Une
bourse de la Fondation Leenaards lui permet de passer quelques mois à
Paris. Dont elle revient sans livre, à son grand dam, mais avec deux
certitudes: il faut qu’elle crée, et il ne suffit pas d’avoir du temps
libre pour écrire. Du coup, elle décide de travailler dans
l’enseignement de manière intermittente, et de consacrer le plus de
temps possible à l’écriture. «Le zapping professionnel me convient. Je
trouve mon équilibre dans ce déséquilibre apparent.» Elle préfère
enseigner aux adultes. «Je n’ai pas besoin avec eux d’incarner une
figure d’autorité.» Elle enseigne notamment le français aux étudiants
étrangers d’été de l’Université de Lausanne, aux chômeurs de l’OSEO, ou
aux migrants de l’EVAM. «J’ai l’impression d’être utile, avec des
adultes. Ils savent pourquoi ils sont là. Ils ont besoin du français au
quotidien, pour faire leurs courses, consulter un docteur. Je suis
heureuse quand je les vois s’approprier la langue, se passer de moi.»
Elle participe au projet «Roman d’école» dans les classes d’adolescents
et enseigne à l’Institut littéraire suisse de Bienne. «Côtoyer ces
jeunes étudiants me replonge dans mes débuts. Je me demande ce que
j’attendais, quels regards ou conseils m’ont été utiles.»
En exergue de La Barrière des peaux,
Claire a convoqué Marguerite Duras: «Ce n’est pas qu’il faut arriver à
quelque chose, c’est qu’il faut sortir de là où l’on est.» D’où que ce
soit, Claire Genoux en est sortie.
ISABELLE FALCONNIER, L’Information immobilière
L'esprit souvent vagabonde
À qui n'est-il pas arrivé de lire les lignes d'un livre et de
s'apercevoir tout d'un coup qu'il ne se souvient pas de ce qu'il vient
de lire?
À qui n'est-il pas arrivé de penser à des événements vécus qui se
succèdent dans son esprit dans un ordre bien à lui, qui est tout sauf
chronologique?
L'esprit de l'héroïne du roman de Claire Genoux, La Barrière des peaux, vagabonde ainsi:
«Luna ne sait plus vraiment dans quel ordre se sont produits les événements de sa vie et lesquels ont entraîné les autres.»
Aussi est-ce au lecteur de reconstituer les morceaux du puzzle de sa vie chaotique.
À huit ans, Luna a appris que sa maman était partie pour un voyage et
qu'elle lui écrirait. Mais il était vraisemblable que c'était un voyage
dont elle ne reviendrait pas. Car la maison familiale a été vendue.
Luna a été envoyée en pensionnat. Ils se sont occupés de tout. Ils?
Vraisemblablement ses grands-parents:
«Tu vas profiter d'un beau pensionnat dans la nature. Tu vas apprendre
l'anglais. Tu vas apprendre les mathématiques, tu vas pouvoir jouer. Tu
te rends compte la chance que tu as. Tu crois qu'on nous aurait appris
l'anglais à nous. Tu crois qu'on aurait eu cette chance.»
Quelques années plus tard, avec Rémi, Luna projette d'acquérir un
appartement-terrasse en ville. Encore faut-il que la vieille qui y
habite passe de vie à trépas:
«Elle est en mauvais état. À l'âge qu'elle a, c'est une affaire de
quelques semaines même si elle a de la chance. Il n'y a pas à se
bouffer le ventre pour ça.»
Justement, en attendant, Luna a mal au ventre.
En restant indéfiniment en vie la vieille les a contraints, Rémi et
elle, à s'installer provisoirement dans un studio, qui se trouve à
proximité:
«Quand elle est couchée, Luna ne peut pas le nier, ça la bousille du
dedans cette histoire de la vieille. Pourquoi elle ne laisse pas la
place. Pourquoi elle s'incruste. Elle s'est glissée dans les trous,
bien profond, elle mord de l'intérieur là où les mots et les cris
d'avant sont enterrés. Maintenant cela fait une boule froide sous le
pull qu'elle peut toucher avec les doigts.»
En attendant, pour faire quelque chose de ces jours – Rémi, lui, a sa
musique – Luna se met, par exemple, à écrire un poème, assise à une
terrasse de café, dans son cahier à spirales:
«Elle écoute le grattement de la plume, le mince déchirement que ça
fait sur la page. Elle n'écoute rien d'autre. Elle regarde l'image du
poème, reste un long moment dans cette minute comme dans une journée
d'hiver où la mer n'agit plus.»
Luna s'est inscrite à l'atelier d'écriture de D, écrivain qui jouit
d'une certaine notoriété ici et qui nourrit de grandes ambitions
outre-atlantique. Elle fantasme sur cet élégant et impénitent fumeur de
cigarettes, qui a toujours un paquet de Dunhill rouge et or sous la
main:
«Elle se demande comment ce serait d'embrasser les lèvres de D, s'il y
a le goût très fort de la cigarette ou non, s'il y a beaucoup de salive
dans la bouche.»
Au long du récit les contours des différents morceaux du puzzle de sa
vie finissent par se dessiner de manière de plus en précise. Ce qui
permettra finalement de les emboîter.
Le lecteur apprend ainsi par touches successives ce qui est arrivé à la
maman de Luna, ce qu'il advient du projet d'acquisition
d'appartement-terrasse, ce que Luna écrit à l'atelier de D et en
dehors, ce que lui réserve la fréquentation de D au milieu de ses
étudiantes et surtout quelle boule mystérieuse s'est formée dans son
ventre.
Avec Claire Genoux, les mots ne sont pas de simples mots: ce sont
des notes musicales qui sont en harmonie avec les images qu'ils
suscitent. Sensuels, ils s'accordent également avec le récit, lequel
est par moment d'une sensualité intense. Poétiques, ils sont propices à
entraîner le lecteur dans le tourbillon des vies réelle et rêvée
de Luna et à lui ouvrir la barrière des peaux pour y découvrir les
secrets qu'elles recèlent.
Blog de FRANCIS RICHARD
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Le corps, douloureux obstacle au réel
Le premier roman de la Lausannoise Claire Genoux, La Barrière des peaux,
est un texte dense, presque étouffant. Son style intensément poétique,
fait de phrases courtes, sans dialogues, resserre plusieurs fils
narratifs en une trame opaque que la lumière ne traverse pas.
Il y a cette attente, d’abord, Rémi et Luna ont acheté un
appartement-terrasse en ville. Elle y sera bien, entourée d’arbres, de
quoi y accrocher ses lambeaux de solitude pour «s’inventer quelque
chose à elle», alors que Rémi, claveciniste, n’a de cesse de voyager
avec sa musique. Dans leur minuscule studio provisoire, ils demeurent
comme suspendus à cette perspective lumineuse. Bientôt, ils y seront,
au milieu des arbres. Et c’est ce bientôt qui vient tendre le récit: il
faut juste patienter que cette vieille dame, qui a la coriace audace
d’y vivre encore, daigne «laisser sa place». Pourtant, cela dure et ce
trépas qui ne vient pas plonge Luna dans les affres du souvenir.
Car il y a cette souffrance ensuite. L’enfance en chutes incessantes,
la maison vendue, le pensionnat, la mère comme une béance qui aspire la
mémoire, vite recouverte de phrases péremptoires. Souffrance qui se
conjugue au présent, alors que le ventre se gonfle d’une douleur tue.
Il y a cette résilience, enfin. Par l’écriture, que vient catalyser le
personnage de D, auteur reconnu, charismatique, qui anime un atelier
d’écriture la clope au bec. Avant d’écrire Luna en personnage de roman.
Trois strates distinctes qui se superposent en ce texte puissant, où le
tissé des phrases semble s’opérer à même la peau, où le corps paraît
faire obstruction aux lueurs du réel, où l’écriture s’engage comme un
combat. Poignant.
THIERRY RABOUD, La Liberté
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La
lumineuse, douée et discrète Claire Genoux, née à Lausanne en 1971,
Prix de poésie Ramuz en 1999, a la poésie dans le sang avant tout. Elle
se lance dans la fiction avec les nouvelles de Poitrine d’écorce en 2000. Elle vit à Lausanne avec sa fille Margaux.
La Barrière des peaux
Beau récit poétique, le premier roman de Claire Genoux raconte
l’histoire de Luna et Rémi, qui attendent leur nouvelle maison, et de
Luna et sa mère, qui est partie quand elle était petite. Lorsqu’elle
tombe enceinte, la mécanique de son cœur et de sa vie se grippe.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
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