Par un jour de canicule, un enfant de 6 ans est écrasé par
une voiture, sur le passage pour piétons qu’il avait appris à
respecter. Pour tous ceux qui sont touchés, de près ou de loin, la mort
du garçon est un scandale, elle touche au plus profond. Le temps qui
passe, de l’été au printemps, n’y peut rien: l’accident reste
inadmissible. Anne-Claire Decorvet convoque tour à tour les témoins,
les acteurs du drame, elle leur donne la parole. L’étudiant en médecine
dont l’enfant est le premier mort; le père, un acteur en tournée au
moment de l’accident; une comédienne qu’il a quittée; le jeune homme de
17 ans qui conduisait la Porsche; une gamine enfin heureuse qui ne veut
pas que ce malheur gâche son nouveau bonheur; l’apprenti boulanger qui
a tendu le croissant à l’enfant, juste avant le drame. Puis vient
l’automne, d’autres regards sur le malheur: la voisine jalouse, un
chien, la policière trop impliquée, le voyou à qui appartenait la
voiture. À l’hiver, on voit la mère qui ne peut accepter le
hasard, cherche le coupable, s’enferme dans sa folie. Elle reçoit la
visite d’un vieil Arabe, venu demander pardon pour son petit-fils en
prison, l’entend-elle seulement? Au printemps, c’est l’enfant qui
parle. Lui seul sait ce qui s’est vraiment passé. Habilement, à travers
les différents éclairages, menant l’enquête, Anne-Claire Decorvet
dessine un large spectre des émotions humaines face à cette mort
absurde qui affecte chacun à son échelle, à son insu parfois, à son
corps défendant.
ISABELLE RÜF, Le Phare, Centre Culturel Suisse, Paris, janvier-avril 2017
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Le point aveugle
Un quartier tranquille de banlieue, immobile sous la chaleur estivale.
Des pavillons, des jardinets, une boulangerie, un cadre familier où
tout le monde se connaît. Aucun risque pour le petit Olivier,
6 ans, d’aller seul acheter du pain ce matin-là. Pourtant, alors
qu’il attend le feu vert au passage piéton, il est fauché par une
Porsche qui roule à toute allure.
Cet instant est le pivot du dernier roman d’Anne-Claire Decorvet, primée pour chacun de ses livres depuis les nouvelles En habit de folie en 2010 (prix Georges-Nicole sur manuscrit). Après L’Instant limite (nouvelles, prix Pittard de l’Andelyn 2015) et le roman Un lieu sans raison (Prix
Édouard-Rod et Prix du Public RTS 206), sur la dérive mentale de
Marguerite Sirvins (1890-1957), figure de l’art brut enfermée à l’asile
de Saint-Alban, l’auteure genevoise signe Avant la pluie, un roman polyphonique qui juxtapose les points de vue sur la mort de l’enfant.
Car il s’agit de comprendre l’impensable. Comment la voiture a-t-elle
pu faire cette embardée? Pourquoi l’a-t-elle percuté alors qu’il était
sur le trottoir au milieu d’autres habitants du quartier? Suivant le
fil des saisons, Anne-Claire Decorvet donne la parole à différents
protagonistes plus ou moins proches de l’événement. Le père de
l’enfant, la vieille voisine, le chauffard, l’apprenti boulanger, une
policière, un chien puis son promeneur, une comédienne… chacun prend en
charge une partie du récit, en dévoile d’autres facettes, tourne autour
de ce point obsédant qui reste noyé d’ombre. Il y a pour finir ce
«vieux sage», grand-père de l’assassin, qui vient demander pardon à la
mère d’Olivier. Trouvera-t-elle la paix? On en doute. Hantée par une
folle intuition, elle est convaincue que l’accident résulte d’un acte
malveillant. Et le lecteur de tenter de deviner les mobiles possibles
sous ces visages innocents…
Là n’est pourtant pas l’intérêt du roman, qui n’a au fond rien d’une
enquête. Si l’on peut regretter une certaine facilité dans la structure
polyphonique, il faut reconnaître qu’Anne-Claire Decorvet se glisse
avec finesse dans ces différents univers intimes, dans les méandres des
désirs et des frustrations. Car c’est bien l’humain, trop humain, qui
est à la source du tragique. Sa prose tout en nuances, imaginative et
sensible, évite la lourdeur malgré son sujet. Avant la pluie s’achève d’ailleurs au printemps, au seuil d’une nouvelle étape.
ANNE PITTELOUD, Le Courrier, 28 octobre 2016
Quand un accident se produit, c'est bien connu, il est rare
que les témoins racontent exactement la même chose. Parce que, sans
doute, les esprits n'étaient pas prêts à observer ce qui s'est passé et
parce qu'ils ne regardent de toute façon pas le monde qui les entoure
avec les mêmes yeux.
Anne-Claire Decorvet, dans Avant la pluie
(chaque moment de l'histoire précède la tombée d'une pluie), raconte
ainsi l'accident dans lequel un garçon, Olivier, six ans, a trouvé la
mort. Après être allé chercher un croissant à la boulangerie, il
s'apprêtait prudemment à traverser la rue, au passage pour piétons,
quand une voiture l'a renversé.
Anne-Claire Decorvet donne la parole avec justesse à tous les gens qui
ont un rapport de près ou de loin avec cet accident. À commencer par
ceux qui se sont occupés de sauver sa vie à l'hôpital des enfants, et
n'y sont pas parvenu, tel Axel, étudiant en médecine, qui a été
confronté avec la mort pour la première fois.
Quand un enfant meurt aussi jeune, les parents sont à l'évidence les
premiers éprouvés par une telle perte. Le père, Grégoire, comédien,
arrête aussitôt sa tournée. Il jouait avec Eva une pièce de théâtre
intitulée, Petits Crimes. La mère, Emma, connaissant son fils, est persuadée que ce ne peut pas être un accident.
Candice, une ex de Grégoire, comédienne, apprend la nouvelle par le
journal. Elle parle de Grégoire avec son amie Marie. Si elle ne se
réjouit pas vraiment de ce malheur, elle trouve tout de même juste que
Grégoire, qui ne s'intéresse plus à elle depuis dix ans, et qui lui
manque, connaisse un jour «la douleur de la perte».
Gaëtan est le conducteur de la voiture qui a renversé Olivier. Il a
pris la fuite, mais, identifié, il se trouve dans un commissariat et
doit s'expliquer sur les circonstances du drame. En fait il ne sait pas
comment tout cela a pu se produire. Il aimerait tant pouvoir remonter
le temps, «recommencer la journée à neuf».
Julianne est une jeune fille du quartier. Ce jour-là elle a vécu le
plus beau jour de sa vie. Rentrée à la maison, elle n'a pas envie que
sa mère lui parle de cet accident sous prétexte qu'elle connaît un peu
le conducteur de la voiture. Rien ne peut ternir sa journée. Elle en
rend grâce à la vie qui ne l'a pas épargnée jusque-là.
Benjamin est apprenti dans la boulangerie d'où est sorti le petit
Olivier avant de se faire renverser par la voiture. Mis sous pression
par une connaissance qui lui a rendu visite à son travail, il venait de
sortir quand il a assisté à l'accident et n'a rien fait pour
l'empêcher. En réalité il n'a rien voulu voir et a même perdu
connaissance.
Dans cette histoire, sur les circonstances de laquelle des doutes
planent tout au long du récit, il y a bien d'autres personnages, chacun
ayant son importance, petite ou grande, tels que la voisine Violette,
le chien Milo, la policière Lydia, le postier Idriss, le vieux sage
Hamid (grand-père du conducteur) ou le promeneur de chien Louis.
Ces personnages détiennent chacun des éléments de l'énigme qui entoure
la mort d'Olivier. Mais il faudra que le lecteur attende bien sagement
la fin du livre pour connaître toute la vérité, dont des parcelles lui
auront été distillées par eux tout au long du récit. La romancière lui
révèlera alors la part des mystères que la mort garde pour elle
d'habitude.
Blog de FRANCIS RICHARD, 1er novembre 2016
Ce
jour-là, la Mort est entrée avec lui, couchée à ses côtés sur un
brancard, et pour la première fois j’ai croisé son visage. Pourtant,
quand je m’étais penché sur lui pour un premier coup d’œil, l’enfant
semblait dormir. Il vivait, très pâle et les yeux clos.
— Tu t’appelles comment?
Ma question s’est diluée dans l’air blanc sans écho; le garçon ne
cillait pas. Je ne m’en suis pas inquiété. Rien ne me paraissait grave
encore, hormis la suffocation qui nous empoignait tous dans ce bâtiment
de verre où miroitait le soleil. La lumière frappait durement sur les
vitres et, dans la moiteur où nous transpirions, je me sentais le sang
trop épais pour penser de façon raisonnée. Torse nu sous ma blouse
blanche, je dégoulinais de partout, brûlant comme l’été, fiévreux comme
nos malades. Et toute l’eau de la fontaine mise à disposition n’aurait
pu étancher ma soif, ascendante au fil des heures impitoyables de cette
matinée. Les stores baissés nous confinaient dans un sentiment
d’enfermement dénué de fraîcheur et tout empreint d’accablement.
Je rêvais de douche froide et de pluie, d’un orage explosant juste
au-dessus de mon cerveau surchauffé pour me rafraîchir les idées. Alors
je pourrais soulager vraiment tous ceux qui venaient m’exposer leur
souffrance ! Ils repartiraient libérés, la douleur en moins. Telle
était du moins ma vision de la médecine en ce temps-là, la raison de ma
présence en pédiatrie.
ANNE-CLAIRE DECORVET
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