À l’amour À la mort
Éros et Thanatos, un couple fascinant et inquiétant, depuis la nuit des
temps. Mais pour Tasha Rumley ce n’est pas là qu’une énième variation
sur un classique: journaliste et déléguée de la Croix-Rouge, elle a vu
la mort à l’œuvre aux quatre coins du monde. L’amour et la vie aussi,
mais sans doute moins souvent… De tout cela, mêlé à son imaginaire
fertile et à un goût assumé pour les défis stylistiques, on trouvera
l’expression sublimée par l’écriture dans À l’amour À la mort,
une mosaïque de récits à la fois sombres dans leur thématique et
inexplicablement vifs et lumineux. Une vraie rencontre, humaine et
littéraire!
Marie-Claire Suisse
À l’amour À la mort, de Tasha Rumley
La vie s’articule autour de deux axes: l’amour et la mort. Le premier
vient-il à faillir, la vie doit s’adapter. Combler le manque.
D’ailleurs, l’amour est-il un don reçu à la naissance? Un don
inaliénable, échu à l’homme? Immense est le sujet.
Si le premier est aléatoire, la mort, elle, nous attend au bout de la
route, embusquée, implacable. Malgré nos pauvres ruses, nous tomberons
dans ses rets.
Étrange pas de deux que ce ballet entre la mort et l’amour! Qui se
décline en sept récits. L’un très court comme celui de la mort d’un
faon, fauché par la voiture de deux adolescents, à l’aurore d’un amour
qui aurait pu être beau. Un arrêt sur image.
D’autres à la chair épaisse. Tel ce «Vivants les morts». Aurélien,
musicien du dimanche qui met en boîte les sons du piano, de la guitare
ou des maracas. Un pis-aller de son parcours de pianiste poussif. Il
fréquente les auditoires en dilettante. Le paternel lui a légué un
héritage solide pour ses vieux jours. Pouvait-il se douter que
l’avalanche d’Évolène allait broyer les corps de sa mère et de ses
grands-parents, ces êtres qu’il chérissait tant?
Quel avenir s’ouvre pour Aygul, la jeune Kirghize, débarquée à Genève comme stagiaire dans un journal?
Être solaire qui jongle avec les langues et les conquêtes masculines.
C’est à Buenos Aires qu’elle a rendez-vous avec la mort. Une mort
délibérément choisie. Sa voiture qui plonge dans le vide.
On ne sort pas indemne des récits de À l’amour. À la mort
de Tasha Rumley. Ils laissent dans la bouche comme un goût amer. Ses
personnages ont cru à l’amour. La mort leur a coupé les ailes. Certains
étaient jeunes.
L’écriture de Tasha Rumley est élégante, puissamment évocatrice. Les
dialogues donnent de la consistance au récit, une pulsation de vie. Un
style journalistique parfois, mais plus élaboré, plus incisif.
Tasha Rumley est retournée sur la terre de ses ancêtres, à
Sainte-Croix. De jour, elle se consacre aux missions humanitaires (elle
est déléguée du CICR), notamment dans les prisons kirghizes. De nuit,
elle écrit. Elle fut journaliste à L’Hebdo. Elle est lauréate de plusieurs prix littéraires.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 15 juillet 2022
À l’amour À la mort, de Tasha Rumley
Amour et mort, éros et thanatos, sont liés. C’est banal de le dire,
mais la réalité est souvent d’une banalité... À la faveur de sept
récits Tasha Rumley les met en scène et, à chaque fois, les deux termes
confirment leur liaison.
Dans «Bambi», «le malheur frappe par deux fois,» comme pour s’assurer
que sa cause l’emporte toujours, ce qui se termine par un constat
cruel. Celui qu’elle aimait, son amour, «avait donné la mort. Ils
étaient maintenant souillés.»
À quatre heures du matin, «L’heure morte», pour l’insomniaque et le
désespéré, est rompue pour toujours la complicité entre une Suissesse
et une Kirghize, après qu’un amour illusoire de chacune pour un homme
les a séparées.
Le père s’est donné la mort. L’alcoolisme de sa femme, la sensualité de
sa maîtresse ou la dépendance de son fils? Celui-ci ne devrait pas être
le «Petit frère» des deux filles de la maîtresse, sauf si l’amour joue
un de ses tours.
Le 29 février n’existe que les années bissextiles. Dans «Ex aequo», ce
jour de 2016 est fatal à Théo, allergique, mort subitement d’une
piqûre. Le 29 février suivant, Élise programme le possible remède
médical à son coeur brisé.
Aurélien pratique cultures physique et spirituelle. Sa mère, ses
grand-parents ne sont plus, mais ils sont «Vivants les morts». Leur
héritier, leur présent, leur avenir, après deux ans à l’EPFL, écrit un
livre, dont ils seraient fiers.
Anastasya travaille en Suisse. En congé en Géorgie, sa mère lui apprend
que la tombe de son père, mort pendant la guerre de 2008, ne contient
peut-être pas son corps. «Des tombes et des bombes» devront céder
devant l’amour.
Le recueil se termine par «La Petite Mort d’une femme», qui, adieu les
clichés, y parvient avec son homme-objet. Il n’est qu’un instrument sur
son corps et elle imagine que, simplet, il ignore cet acmé quand il lui
fait l’amour.
Blog de FRANCIS RICHARD
Tasha Rumley traverse l’amour en sept vies
La Vaudoise décline le tragique de l’existence dans un premier livre qui touche juste par son ton à la fois grave et piquant.
Au commencement, il y a la perte de l’innocence. Il suffit parfois
d’une mauvaise rencontre, comme ce faon surgi devant le carrosse
métallique d’un chevalier servant ramenant sa belle. Le sang de la bête
répandu sur cet amour simple et frais vient contrecarrer les plans de
la jeune fille, pour qui le garçon «devait être celui de toute sa vie.
Entre eux, c’était établi.» Parfois arrive un suicide, un décès
accidentel, une guerre. Comment vivre ensuite?
Dans À l’amour À la mort, la
Vaudoise Tasha Rumley décline, au fil de sept nouvelles, ces moments où
la vie mord. Avec une écriture mordante aussi. Une dureté qui répond à
ses goûts de lectrice: «Je ne lis pas pour me divertir. Je cherche à
toucher aux questions qui nous font avancer. Je pense que la
littérature doit parler de ce qui fait mal.» Car, pour cette ancienne
journaliste et ancienne déléguée du CICR qui habite aujourd’hui à
Sainte-Croix, l’essence de la vie est à chercher dans les périodes de
crises, les moments de bascule, les rencontres qui comptent plus que
les autres.
Tragicomique
Le livre se présente comme une corde tendue entre un premier et un
dernier texte qui se répondent. Les nouvelles qui le composent n’en
sont pas moins des histoires à part entière à la construction très
réussie. Chacune explore une forme d’amour, avec des mots précis, des
phrases au rythme travaillé et un style souvent piquant. «Je cherche le
tragicomique, c’est ce qui me permet de tenir cette noirceur tout au
long du livre sans que cela ne soit trop lourd.»
Ainsi ce début de «Petit frère» où Christian choisit, pour se pendre,
la poutre du milieu, centrant la corde «par un réflexe esthétique qui
lui fit grimacer un sourire.» Une sortie de vie sans égard pour sa
femme et son fils, car cette nouvelle a été inspirée par des situations
de démissions paternelles: «Ce qui m’intéressait ici, ce sont les
conséquences de son acte sur la génération suivante.» On n’en dira pas
plus pour préserver le suspense. Si, comme elle l’écrit dans son
premier récit, «la vie est cruelle et se gausse de nos échappées
belles», l’auteure peint les épreuves pour mieux évoquer la profonde
humanité de ses personnages, comme l’attachante expatriée kirghize
Aygul dans «L’Heure morte», à la fois volubile, maladroite et déchirée
entre les traditions de son pays et son envie de liberté.
Grande et petite mort
À mesure que l’on avance dans le recueil pointe pourtant la résilience,
dans des fictions portées surtout par des héroïnes: «Cela ne me pose
aucun problème dans la mesure où tellement de textes adoptent des
points de vue masculins.» Le renversement le plus complet intervient
dans «La Petite Mort», qui met en scène une femme qui, pour se venger,
utilise son partenaire comme «homme objet».
Féministe, l’auteure revendique non pas cette vengeance, mais une
égalité qui doit commencer par la sororité: «Une clé qu’on a trop
souvent négligée, on doit prendre conscience que la compétition entre
les femmes ne fait que les desservir.»
L’Ukraine en couverture
Ces nouvelles sont aussi teintées par l’expérience de l’auteure dans
l’humanitaire, en particulier dans «Des tombes et des bombes», qui se
passe en Géorgie et fait intervenir une ONG. Tasha Rumley a aussi
travaillé longtemps en Ukraine, et signé en mars dans 24 Heures
un texte sur Marioupol. Elle évoque pourtant à peine son «pays de cœur»
dans son livre: «C’est le grand absent. Mon expérience là-bas est trop
fraîche pour que je puisse écrire à ce sujet.»
Il figure néanmoins en couverture. Choisie en octobre 2021, l’image
signée du photographe Niels Ackermann provient de Slavoutytch, non loin
de Tchernobyl. Si l’on ne regarde que le dessus du livre apparaît une
jeune fille qui semble avoir la vie devant elle. Si l’on y accole la
quatrième de couverture, on découvre un fauteuil vide à ses côtés,
évoquant une femme endeuillée. Comme la promesse de l’amour puis la
perte de celui-ci.
CAROLINE RIEDER, 24 Heures, 1er juin 2022
Émission «Le 12.30», RTS, «La Première»:
https://www.rts.ch/audio-podcast/2022/audio/l-invitee-du-12h30-tasha-rumley-publie-son-livre-a-l-amour-a-la-mort-chez-bernard-campiche-25825795.htm
Ombres et lumière
De la Suisse à la Géorgie, Tasha Rumley signe sept récits qui marient l’amour et la mort, l’individuel et le collectif.
C’est un plaisir de découvrir une voix nouvelle, un univers original,
une plume vive et précise, subtile et parfois tranchante. Celle de la
Vaudoise Tasha Rumley, ancienne journaliste à L’Hebdo et l’une des six
lauréates du prix d’écriture Atelier Studer/Ganz destiné à la relève,
qui signe sept récits creusant les zone d’ombre dans À l’amour À la mort.
Publié à l’enseigne de Bernard Campiche, qui renouvelle avec bonheur
son graphisme dans sa livraison printannière, le livre affiche en
couverture une photo tirée de L’Ange blanc: les enfants de Tchernobyl,
le beau travail du photographe Niels Ackermann en Ukraine. On y voit
une jeune femme assise sur un vieux fauteuil brun, lasse et rêveuse,
dans un intérieur tout en clair-obscur à l’image du recueil. Car Tasha
Rumley y tresse les ambivalences du cœur de manière fine et sans fards,
trempant sa plume allusive dans ce qu’on préfère taire, avec un sens
aigu de la narration qui nous embarque aussitôt et une attention
marquée pour les territoires de l’Est.
Rêves brisés par la guerre
Il faut dire qu’après des études de russe à Lausanne, la jeune femme a
été déléguée au CICR pendant sept ans, envoyée notamment au Donbass en
2014 et 2015, en Géorgie et dans les prisons kirghizes – outre le
Soudan du Sud et le Congo. «Ces lieux et leurs drames ont marqué mon
cœur et mon corps au fer rouge, écrit-elle sur son site. Et bien que je
ne raconte pas mes histoires de mission directement, l’expérience de la
guerre, de la mort et de la perte a pétri mon imaginaire.»
Son recueil y gagne profondeur et ouverture. Il commence et se clôt par
deux très courts textes, «Bambi» et «La Petite Mort», prélude et coda
pour dire le mariage de l’amour et de la mort – entre fatalisme
tragique du destin pour le premier, puissance du désir au féminin pour
le second. Le recueil se tient de manière cohérente entre ces deux
pôles. Il y est question de femmes empêchées, de rêves brisés par la
guerre ou par une société patriarcale, de deuils impossibles. Ainsi
dans «Vivants les morts», Aurélien est trop occupé à faire vivre à
travers lui ses proches disparus pour mener sa propre existence; dans
«Petit Frère», l’onde de choc d’un suicide paternel étend ses
ramifications de manière insoupçonnée. Dans «Des tombes et des bombes»,
enfin, le corps du père doit être exhumé douze ans après son
enterrement: il a été confondu avec celui d’un autre disparu lors de la
guerre qui opposa la Géorgie à l’Ossétie du Sud et à la Russie en 2008.
Rentrée brièvement au pays, sa fille Anastasya revoit aussi sa
meilleure amie, la brillante Nino, enlevée et mariée de force en plein
bombardement, qui renoue des années plus tard avec son rêve d’être
médecin.
Car les femmes de À l’amour À la mort
se heurtent à un monde qui ne veut pas leur faire une place. Elles ne
sont pas des victimes, plutôt des héroïnes tragiques qui ont pour elles
la puissance de leur désir et de leur volonté, la force de la sororité
et d’expériences partagées.
L’art du clair-obscur
Ainsi de la bouleversante Aygul, la jeune stagiaire kirghize accueillie
en colocation par la narratrice de «L’Heure morte»: d’abord agacée,
celle-ci découvre sa capacité d’émerveillement, sa candeur enfantine.
«Je l’observais et me demandais si j’avais jamais été pareillement
curieuse, en extase devant la nouveauté, l’inconnu.» Alors qu’elle-même
s’enlise dans une relation sans issue – preuve s’il en était besoin de
la complexité intime des relations entre les sexes et des limites du
désir et de liberté –, elle assiste à l’éclosion d’Aygul. Un chemin
vers l’émancipation qui se heurtera, lui, au mur du réel.
Tasha Rumley sait mener ses intrigues, avec un sens aigu de
l’observation où quelques détails brossent un personnage, une
atmosphère. Inattendus, rythmés, ses récits sont ainsi traversés de
figures singulières dont la profondeur émerge au détour d’une image ou
par un trait bien senti, tandis que passé et présent se nouent avec
naturel pour souligner l’épaisseur du réel. Un jeu avec les contrastes,
une manière d’éclairer ce qui fait sens, tout un art du relief qui
évoque décidément la technique du clair-obscur.
ANNE PITTELOUD, Le Courrier, 12 mai 2022
Roman de Tasha Rumley
À l’amour A la mort: la littérature doit faire mal
«À trente-sept ans, vous
changez de vie et réalisez qu’elle n’était jusque-là pas vraiment la
vôtre. Qu’une vocation, si noble soit-elle, avait dévoré tout votre
temps et votre espace en ne laissant que des miettes à ce qui vous,
depuis toujours pourtant, vous faisait vibrer.» Voici ce que l’on
apprend à propos de l’autrice sur son site Internet.
Nous avons eu l’avantage de rencontrer l’autrice (elle se revendique
comme une «autrice féministe») Tasha Rumley dans les murs qui ont vu
naître sa mère et mourir son oncle, Franklin Thévenaz, l’ancien syndic
subitement décédé le 12 novembre 2019. Cet oncle a été le mentor de
l’artiste dont il a profondément influencé le parcours.
Chemin hors du commun et singulier, loin des sentiers battus. L’écrivaine a forgé ses armes rédactionnelles en pigeant à 24 Heures et au Temps. Puis feu L’Hebdo l’a sacrée journaliste, en récompense d’avoir remporté un concours de relève – Blogtrotters.
Pendant cinq ans, elle y a couvert l’actualité, avec une prédilection
pour celle de l’Europe de l’Est. Pas si surprenant quand on sait que
Tasha Rumley a étudié le russe et la linguistique à l’Université.
À trente ans, elle décide de suivre les pas de son oncle et mentor en
intégrant le CICR où elle accomplira des missions durant sept ans. Son
expérience de la guerre, de la violence et de la mort a pétri son
imaginaire et rendu ses écrits tranchants comme des lames de rasoir
mais avec des traits d’humour qui tantôt soulignent, tantôt allègent le
tragique du texte. Elle le dit elle-même: «Mon livre a un côté
tragicomique. Car l’humour permet de sortir du désespoir, de la
distance et de s’élever.»
En 2019, elle rentre au pays mais demeure humanitaire en œuvrant dorénavant pour la Chaîne du Bonheur.
Quant au livre, il est foncièrement ancré à Sainte-Croix. Écrit ici
même entre le printemps 2020 et l’été 2021 et édité par Bernard
Campiche, aujourd’hui également basé dans notre ville.
Le roman ici et maintenant
Le roman se compose de sept nouvelles: les cinq histoires du milieu en
constituent le cœur, alors que la première et la dernière sont voulues
par l’autrice comme de «fables oniriques».
Le style est délibérément rythmique et joue habilement avec les sonorités, comme en témoigne d’emblée le titre. À l’amour, À la mort, une assonnance comme les affectionne Tasha Rumley qui d’ailleurs écrit régulièrement des poèmes.
Écrivaine engagée, elle considère que la littérature est d’abord un art
et non pas un banal divertissement. Un art qui touche à l’essentiel et
invite à des remises en question. Un outil exceptionnel qui permet de
réfléchir, ici, à la question du deuil. En constatant que la mort
n’épargne personne et peut frapper à n’importe quel moment, le lecteur
est invité à penser à comment il se comporte ou peut se comporter avec
ses proches aimés dans ce temps d’avant…
Autre sujet central, la perte de l’innocence. L’enfant, au début,
accomplit des sommes d’apprentissage et devient de plus en plus
autonome et compétent. Il se trouve sur une pente ascendante. Puis, à
mesure qu’il grandit et devient adulte, il commence à subir des pertes
successives et de plus en plus importantes jusqu’à sa fin. En ce sens,
l’autrice souligne que le devenir adulte est fondamentalement une
tragédie.
Rôles de la littérature
Selon Tasha Rumley «La littérature doit faire mal». Choquant? Peut-être
à la première écoute. Pourtant, lorsque nous l’entendons en parler,
cette affirmation devient claire et surtout riche de sens. À notre
niveau, nous avons compris que puisque la littérature n’est pas un
simple divertissement, elle a un rôle, une mission à accomplir. Son
rôle est de toucher le lecteur aux tripes, de faire surgir des émotions
et de la réflexion. Elle touche au sens de la vie, à l’essentiel.
De l’autre côté du rideau, l’écriture revêt également un rôle
primordial. Elle permet d’exorciser les angoisses et toutes les autres
émotions bien réelles, de les vidanger au travers de personnages
fictifs.
En outre, quand Tasha Rumley nous a raconté en souriant qu’un lecteur
avait découvert dans son roman des éléments qu’elle n’avait pas voulu
ni décidé d’y mettre, nous nous sommes émerveillées de la multitude de
significations que recèle un texte. En quelque sorte, le lecteur y
trouve des choses pour lui-même que l’autrice n’avait pas prévues. Le
texte, une fois confié à des lecteurs, échappe à son autrice et
commence une seconde vie. Ce sont eux qui deviennent les sujets,
les interprètes de ce qui leur est donné.
La lecture, en ce sens, rend la personne active et actrice du texte
qu’elle lit. Attitude totalement différente de celle qui consomme des
images/textes télévisés de manière passive. Vaste débat…
Sciemment, nous avons décidé de ne pas tenter de résumer l’une des sept
perles/nouvelles qui composent le roman. Trop conscients que cela ne
ferait qu’aplanir et rétrécir la richesse du texte. Au contraire, nous
vous invitons à le découvrir par vous-mêmes dans le face à face auquel
il invite.
Événements à ne pas manquer
Lecture publique et dédicace à la bibliothèque de Sainte-Croix. vendredi 13 mai à 20 heures
Causerie conjointe avec l’écrivain alémanique Alex Capus au Salon du
Livre de Genève, le samedi 21 mai à 12 heures, suivie d’une séance de
dédicace
C. MOCK, Le Journal de Sainte-Croix et environs, 11 mai 2022
À l’amour À la mort, de Tasha Rumley
Cette écrivaine en herbe rêvait de pouvoir éditer les nombreuses
histoires qui patientaient au fond de ses tiroirs. Le songe vient de
prendre forme grâce à Bernard Campiche Éditeur. Je tiens dans les mains
l’ouvrage tel un fruit fraîchement cueilli. Ce sera l’objet de ma
chronique du jour.
Sur la jaquette du livre il y a une belle photo. Il s’agit d’une jeune
fille qui repose dans un fauteuil ancien. La lumière d’une fenêtre
découvre son corps. Le regard est perdu, entouré d’une lourde
tapisserie aux motifs floraux. La photo qui couvre le recto et le verso
se voit divisée en deux. La jeune fille apparaît assise sur un fauteuil
avec le titre mais disparait sur le dos, il ne reste plus qu’un
deuxième fauteuil vide à côté d’un téléviseur éteint. Cette photo est
tirée du reportage de Niels Ackermann qui a suivi la transformation de
Loulia, de l’adolescence à l’âge adulte non loin de la centrale de
Tchernobyl en Ukraine.
À l’amour À la mort, se compose de sept nouvelles.
La première nommée «Bambi», nom relique d’une des premières productions
des films Disney, apparaît comme une ouverture d’opéra. On y joue les
motifs à venir sans les développer. On y joue des assonances tel un
exercice de style. On y découvre l’idylle d’un jeune couple qui roule
en toute insouciance sur un chemin de campagne. Ce premier mouvement
nous indique qu’ici l’innocence peut être mise en danger et que les
malheurs viennent par paire.
La deuxième nouvelle se nomme «L’Heure morte». «On la nomme “l’heure
morte”. À 4 heures du matin insomniaque, il fait nuit depuis toujours.
À 4 heures du matin, pour le désespéré, le soleil est encore si loin
qu’il ne sera plus jamais demain.» Une histoire d’amitié, la rencontre
de deux femmes, de deux cultures. Il y a la narratrice et Aygul, sa
colocataire. Partager un lieu de vie, n’est pas chose aisée, partager
c’est la conjugaison du quotidien. Mettre en commun un lieu de vie et
un lieu de travail permet de raconter la distance qui sépare
l’acceptation de l’autre jusqu’à l’amitié. Je perçois dans ce récit,
une forte charge émotionnelle: si la fiction crée une sorte d’anonymat
d’un vécu, les sentiments sont vrais. Aygul va découvrir la Suisse,
l’assimiler avant de reprendre son envol. La narratrice lentement va
perdre le fil qui les reliait ensemble. «À chaque téléphone, Aygul et
moi jurions qu’on se parlerait plus souvent, que c’était si bon de
s’entendre, et patati, patata. En vain. Dans les faits, on ne
s’appelait même pas une fois par mois. Nos conversations avaient pris
la tangente, plus rien de ce que nous nous racontions ne nous
concernait, ni l’une ni l’autre. Je lui parlais de mon nouveau poste,
du stress, des collègues, parfois d’une expo ou d’un spectacle; elle
faisait à peine mieux, elle parvenait à agrémenter les récits de
logement et de tracasseries administratives de quelques descriptions
grandiloquentes des paysages argentins. Ces dialogues fades nous
maintenaient prisonnières de chaque appel, qu’on ne pouvait décemment
pas terminer après dix minutes, alors on meublait sans fin. J’en
ressortais contrite, les joues brûlantes de la gêne et de la pression
trop forte de l’appareil contre ma joue. Après cela, c’était certain
qu’on procrastinerait durant des semaines avant de s’infliger un nouvel
appel. Je regrettais cette époque que je n’avais jamais connue
vraiment, où les tarifs prohibitifs du téléphone fixe réduisaient à
quelques instants essentiels les conversations transatlantiques. La
rareté imposée nous aurait soulagées.»
La prochaine histoire se nomme «Petit Frère». Elle débute par le
suicide d’un jeune père. «Les films se moquent de nous, s’était dit
Christian, à nous faire croire que celui qui s’en va sème sur son
chemin des paroles éternelles ou des révélations cachées entre les
pages d’un livre favori. Celui qui s’en va n’a plus rien à dire, encore
moins de vérités à partager. S’il en avait, il ne s’en irait pas.»
Contrairement au personnage il y a dans l’écriture de Tasha comme une
tentative d’atteindre la réalité de l’ensemble de ces non-dits, de ce
qui fait silence et ne peut se comprendre qu’en disséquant un
quotidien. Les films, qui plus est les livres, ne se moquent pas de
nous, ils tentent de récolter des paroles fugaces ou faire apparaître
des révélations enfouies dans le magma du quotidien. Celui qui, s’en
va, a un trop-plein de mots, une accumulation de mensonges, et
peut-être, il n’en supporte plus le poids.
Un peu comme la photographie, il y a ce qui apparait dans le cadre mais aussi tout ce que l’on devine dans le hors-champ.
Je ne vais pas poursuivre l’énumération, ni la description thématique
des sujets abordés. Non pas que je ne serais pas allé au bout de
l’ouvrage mais cette approche par trop scolaire me parait fastidieuse.
Je témoignerai qu’au fil des pages les récits montent en intensité.
Les cycles de la vie construisent les récits de Tasha. Les personnages
sont habités par les personnes disparues, elle glisse l’air de rien
entre les vivants et les morts. Les décors sont décrits avec précision,
offrant aux lecteurs, le plaisir de glisser dans ceux-ci. Les histoires
sont faites de ruptures, d’ellipses mais toujours maîtrisées pour
permettre la communion entre les esprits de la créatrice et la nôtre.
Il y a aussi l’écriture féminine, le point de vue féminin. Dans ces
écrits, l’homme joue souvent un rôle mineur jusqu’à parfois n’être
qu’une fonction. On parle de «sororité», ce terme qui serait le pendant
de fraternité. De mon point de vue d’homme c’est intéressant et j’avoue
que je serais plus attentif à la lecture des auteurs mâles sur la place
laissée au monde féminin.
PIERRE ROMANENS, Radio Vostok
https://radiovostok.ch/lenvol-de-tasha-rumley-a-lamour-a-la-mort/
Et un premier roman pour Louise, Tasha et Emanuelle
Trois écrivaines romandes publient chacune un premier livre printanier: Louise de Bergh, Emmanuelle Delle Piane et Tasha Rumley.
Rencontre au mythique Café Romand à Lausanne.
Ma première s’appelle Louise de Bergh. Née à Versailles en 1994,
installée depuis cinq ans à Chardonnne (VD), elle tient un blog
littéraire et un atelier de maroquinerie où elle fabrique sacs, selles
et porte-monnaie. Ma deuxième s’appelle Tasha Rumley. À quarante ans,
après une première vie de journaliste au magazine L’Hebdo, puis une
deuxième en tant que déléguée CICR, elle travaille pour la Chaîne du
Bonheur et s’est installée dans la maison familiale à Sainte-Croix
(VD). Ma troisième s’appelle Emmanuelle Delle Piane. Née en 1963 à La
Chaux-de-Fonds, elle écrit des pièces de théâtre et des scénarios pour
la télévision et le cinéma. Elle navigue entre le Jura, où elle habite
et la Drôme provençale, où elle rejoint régulièrement son amoureux. Mon
tout forme une irrésistible trilogie de primo-romancières romandes, qui
se retrouvent un matin au Café Romand, à Lausanne, pour parler rituels
d’écriture et, avant tout, de leur livre.
«Concrétiser ce pouvoir créateur»
Louise de Bergh a accouché de Hermès Baby en même temps que de son
premier enfant. «J’ai terminé le livre vingt-quatre heures avant la
naissance de ma fille!» Forcément, il raconte une histoire de femmes.
«Je voulais parler de transmission du pouvoir créateur: les lignées de
femmes empêchées de créer hantent mon histoire familiale. Ma mère
disait que ses aïeules n’ont pas pu suivre leur rêve, moi j’ai pu
concrétiser ce pouvoir créateur, ce que je raconte.» À l’origine de À l’amour, À la mort,
pour son auteure Tasha Rumley, il y a la perte brutale d’un amour, puis
le suicide d’une amie proche, à qui le livre est dédié. «L’amour et sa
perte, donc la mort, sont pour moi liés. Je voulais explorer les
conséquences de ces traumatismes, jusqu’où nous sommes parfois menés
lorsque nous perdons l’être aimé. Et me demander: peut-on réparer la
mort d’un amour avec un autre amour» Tasha Rumley décline la
réponse en sept chapitres, autant de variations sur un même thème
formant ce qu’elle définit comme un «roman en sept textes».
C’est une «commande miracle» de l’Association pour l’aide à la création littéraire de Neuchâtel qui a permis la naissance de Grenier 8
d’Emmanuelle Delle Piane. «Je vis du milieu du théâtre. Avec le Covid,
tous les projets étaient remis en question, c’était la catastrophe.
J’ai aimé le mandat du livre: évoquer le passé et un lieu du canton.»
Dédié «à Yolande», la grand-tante qui a élevé Emmanuelle enfant, Grenier 8 est une «pure fiction», mais basée en partie sur ses souvenirs d’une enfance chaux-de-fonnière particulière.
«J’ai envie d’avoir des lecteurs»
Pour chacune, publier un premier roman n’a rien d’anodin. «J’étais très
protectrice avec mon texte, raconte Tasha Rumley. Je ne l’ai donné à
lire à personne, sauf à une amie puis à l’éditeur. J’ai tout investi
dans ce livre depuis deux ans, mes espoirs, mon énergie. Cela a été un
soulagement d’être acceptée par Bernard Campiche. Certains disent que
l’on écrit pour soi: c’est faux, sinon on ne cherche pas à être publié.
Écrire est pour moi un dialogue, j’ai envie d’avoir des lecteurs pour
permettre à mes personnages de vivre avec eux.» Louise de Bergh a,
elle, envoyé son manuscrit «presque à la Terre entière!». «Je n’ai pas
confiance en moi. Cela ma aidé d’être encouragée par mes amis ou ma
famille. D’autant plus que par hasard, une amie avait travaillé pour
les Éditions Romann et leur a envoyé le manuscrit!» Emmanuelle Delle
Piane était pour sa part persuadée qu’elle était faite pour le théâtre.
«J’avais peur de me lancer dans un roman. Je repoussais le moment de
m’y mettre. Là, je n’avais plus le choix. Je suis émue et surprise de
m’être prouvée à moi-même que j’étais capable d’écrire un roman!»
Grandes lectrices – avec en écrivains fétiches Goliarda Sapienza pour
Tasha, Molière ou Steinbeck pour Emmanuelle, Toni Morrison pour Louise
–, elles écrivent depuis toujours. «J’étais une enfant solitaire, ce
qui m’a poussé à développer mon imaginaire, se souvient Emmanuelle
Delle Piane. Il m’est toujours plus facile d’écrire les choses que de
les dire. Mes joies comme mes colères, comme les monologues qui
donnent la parole aux femmes victimes de violence parues ce printemps
sous le titre Voix silencieuses.
Journaliste, Tasha Rumley n’a «jamais» souffert du syndrome de la page
blanche. «J’ai toujours écrit avec facilité. Mais à vingt ans, je
sentais que je n’avais rien à dire, mon enfance avait été facile, ma
vie était heureuse.» C’est pour cela qu’en 2012, elle quitte le
journalisme et s’engage au CICR, plongeant au cœur de plusieurs
conflits. «En 2019, je quitte le CICR et me remets à écrire de la
fiction, forte d’une expérience de vie unique. J’ai croisé des destins
fous, connu aussi des douleurs affectives personnelles. Je me sens
désormais plus légitime dans l’écriture.»
«Je fais ma recluse»
Pour chacune, ce premier roman n’est qu’une étape, et leur vie
s’organise en fonction de leur désir d’écriture. «Le deuxième roman
arrive, il germe dans ma tête!» se réjouit Louise de Bergh. Avec un
enfant, un mari, un chien, et un atelier-boutique, il lui faut jongler.
«J’ai écrit le premier roman entre 5 et 7 heures du matin. Je vais
continuer. Tasha Rumley, responsable des programmes humanitaires à la
Chaîne du Bonheur, garde les fins de semaines pour écrire. «Je monte
dans ma maison à Sainte-Croix et je fais ma recluse jusqu’au dimanche
soir! Si j’ai besoin de respirer, je vais sarcler le jardin ou marcher.
Pour le moment, n’ayant ni enfants ni conjoint, la vie me permet cette
liberté.» Quant à Emmanuelle, elle remplit régulièrement des carnets de
notes. «Et un jour le livre est prêt, il n’y a plus qu’à l’écrire!
Certains livres ont été rédigés entièrement au lit, d’autres à la
cuisine, c’est mystérieux.»
Le photographe les appelle – il est temps de prendre la pose au cœur de
ce café où des générations d’écrivains avant elles ont écrit leur
légende littéraire. Les trois primo-romancières sont impatientes
d’accompagner la sortie de leur roman. «Je me réjouis d’exister comme
écrivaine, lance Tasha, notamment programmée au Salon du Livre de
Genève. J’aime débattre, discuter avec le public.» Louise espère
recevoir des lettres de lectrices et lecteurs. «D’imaginer qu’on me
lit, qu’on touche les gens, cela me bouleverse!» Il est temps de se
dire au revoir. Non sans offrir son livre aux autres, avec quelques
lignes de dédicaces, et se souhaiter «bonne chance».
À l’amour À la mort de Tasha Rumley
Une amitié passionnelle qui se brise lorsque l’une des deux amies,
abandonnée enceinte, se tue; un homme qui se cache pour se pendre,
laissant en plan femme et enfant; deux adolescents qui, alors que leur
amour prend forme, percutent un animal: c’est à une danse de l’amour et
du drame, de la passion et de la tragédie, que nous invite Tasha Rumley
à travers une série de récits qui se lit d’une traite, comme un roman.
La plume inspirée, imagée et forte – un beau début en littérature.
ISABELLE FALCONNIER, Le Matin Dimanche, 24 avril 2022
En sept récits, la mort rencontre l’amour.
Histoires de drames et de ce qu’on en fait, de loyautés et de
culpabilités, d’attachements et d’émancipations, de détournements et de
réinventions. Il faut être deux pour danser le tango et
langoureusement, l’amour et la mort nous emmènent dans leur farandole
sans merci, où l’une tend des croche-pattes à l’autre, qui lui décroche
un uppercut dans sa chute. Cela donne des deuils volés et des jeunes
filles enlevées, des héritiers esseulés et des hommes objectifiés, des
liaisons suicidées et des amitiés négligées, des Orientales à
émanciper, des âmes sœurs à réincarner et des corps à exhumer. Comme
souvent avec l’amour, cela semble compliqué. Attendez donc que la mort
s’en mêle.
«Il y a un certain soulagement lorsque l’effondrement que l’on
redoutait depuis longtemps finit par advenir. Peut-être même une
satisfaction d’avoir eu raison. D’angoissée et malaisée, je suis
devenue absolument triste. Le vide de mes nuits me laissait fatiguée
comme un gréviste de la faim, mon corps s’asséchait contre les draps
secs et froids. Bien sûr qu’à ce stade, j’aurais pu rappeler Aygul et
tout lui raconter. Elle n’était qu’à deux clics sur écran tactile, à
portée de 4G. J’aurais dû. Y avait qu’à.»
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