L’auteur a voulu «ce pays si propre en ordre» l’évoquer dans
la campagne vaudoise au XXe siècle. Pour en faire non pas un roman,
mais une chronique, elle écoute Jacques, fils de petits paysans,
domestique à treize ans. Sorti d’un milieu où «ils étaient dociles,
asservis, inconscients de leurs droits», où la pauvreté mène à
l’alcoolisme, où les cautionnements imprudents obligent à vendre et
laissent sans ressource, Jacques raconte la crise de 1930, la «mob» qui
rapproche le citadin et l’ouvrier, puis l’expansion de l’industrie. À
observer les relations entre les ouvriers «pas conscients de la force
qu’ils représentent» et les patrons, il en arrive à se syndiquer.
Contremaître, il innove en obtenant que ses ouvriers soient payés à
l’heure et non aux pièces. Le livre fourmille d’histoires qui donnent
une image sans concession de ce qu’était la vie à l’époque, loin des
clichés rassurants que nous a transmis une certaine légende. Il y a
quelque chose d’éternel dans les aléas de l’existence qu’il nous décrit
mais les témoignages de ce temps restent une valeur qui mérite d’être
conservée. L’intérêt de cette chronique ne faiblit pas tout au dont des
pages et en plus, on se régale de quelques helvétismes bien choisis
comme «imperdable, pouette bête, bonne main. pives ou foyard».
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Le Livre de Janine Massard intitulé Terre noire d’usine avait été publié par les Éditions de la Thièle à Yverdon-les-Bains, en 1990. Voici qu’il est réédité en collection camPoche
chez Bernard Campiche. Les premiers souvenirs de Jacques, le narrateur,
remontent à l’an 1916, lorsque les chevaux et les paysans ont été
réquisitionnés par l’armée. C’était le temps des dragons. Les vaches
étaient dans les champs et seuls les femmes et les enfants tentaient de
maintenir la paysannerie en état de fonctionner. L’industrie
s’installait peu à peu. Ainsi la fabrique de cigares Vautier à Yverdon
qui connut une des première grève, bientôt suivie par celle des
chocolatiers à Vevey, puis celle des typos et enfin la grève générale
maîtrisée par la troupe. Les ouvriers demandaient de meilleures
conditions de travail, les patrons ne voulaient pas en entendre parler.
Comme on le voit, rien n’a vraiment changé!
La paysannerie de plus en plus appauvrie, les hommes libres dans leur
champ, se sont retrouvés prisonniers d’un établi, à la merci de chefs
toujours plus exigeants, toujours plus gourmands. Le monde ouvrier
était réduit à la soumission, à la peur de perdre un maigre gagne-pain
que les femmes tentaient de compléter en élevant une ou deux poules,
des lapins, en cultivant un jardin, un plantage, en économisant sur
tout: habillement, nourriture, soins médicaux, etc.
Le livre de Janine Massard rappelle qu’en 1937 on voyait Oltramare et
ses chemises brunes défiler à la rue de la Plaine à Yverdon. Jacques
raconte son périple à travers les diverses usines de Sainte-Croix comme
Thorens et «ses machines parlantes»: radios, caméras; on avait créé les
paysans horlogers, les paysans ouvriers, les paysans sans terre.
«Partis de la terre légère et noire, ils vont alimenter les usines,
arrachés à la tradition, jouets des circonstances de la vie», c’est ce
que relève et constate l’auteure.
MOUSSE BOULANGER, L’Essor
Paru il y a vingt-quatre ans, réédité cette année en poche
dans une version «revue et légèrement enrichie», ce livre raconte la
vie de Jacques, paysan ouvrier, depuis sa naissance en 1910 dans le
Nord vaudois jusqu’à la fin des années septante, et le contexte dans
lequel il a vécu.
Janine Massard a, préalablement, pendant deux ans, recueilli, sur cette
traversée du XXe siècle, plusieurs témoignages, à commencer par celui
de Jacques, et consulté des archives de presse, dont l’abécédaire
figurant en fin d’ouvrage donne un aperçu.
Ce travail de recherche lui a permis «d’avoir un coup d’oeil sur le
siècle, sur l’évolution et la transformation des classes populaires,
sur la grande pauvreté en Suisse» (qui n’a pas pris fin en 1918), sur
l’absence d’esprit de revendication des ouvriers de ce coin-là,
considéré à tort depuis la plaine comme un pays de cocagne:
«Recrutés en campagne, ils avaient appris à endurer en se taisant.»
Pendant l’enfance de Jacques, la vie est «organisée en fonction des
saisons et des travaux de la terre». Comme les autres enfants de petits
paysans, il ne va à l’école qu’avant ou après. Il n’est pas étonnant
dans ces conditions que le niveau général de l’instruction et de la
formation soit rudimentaire.
Au village l’aristocratie ce sont l’instituteur, le président de la
commission scolaire, le pasteur, les gros paysans. Tout en bas de
l’échelle de la société ce sont les domestiques qui restent en marge de
la société, «paysans sans terre, fils de petits paysans, ou encore, de
l’Enfance abandonnée»:
«Entre les nantis et les plus défavorisés, on trouvait les petits paysans, les petits propriétaires.»
La grande majorité de ces petits paysans est pauvre et se soigne avec
les moyens du bord. Elle n’a pas les moyens de s’assurer contre la
maladie (ou l’accident) et n’appelle le médecin qu’à la dernière minute:
«Quand le médecin arrivait, on savait que c’était mauvais signe.»
L’alcoolisme est l’un des fléaux qui déciment les campagnes (il
diminuera après la Deuxième Guerre, avec l’amélioration du niveau de
vie). Il conduit la plupart du temps à la violence, et, parfois même,
au suicide.
Le cautionnement («la garantie financière fournie par un particulier à
un autre») est un autre fléau: c’est le billet qu’on signe au bistrot.
Il conduit bien souvent à se retrouver sans terrain et à devoir
marauder la nuit pour s’en sortir...
Tout jeune, Jacques est placé comme petit domestique chez un paysan
sobre, c’est-à-dire une exception, dans un autre village que le sien,
Vuiteboeuf. Son enfance est derrière lui. Il doit gagner sa vie et ne
pas se faire renvoyer.
À dix-sept ans, Jacques commence son apprentissage dans le bâtiment, à
Yverdon, à sept kilomètres de son domicile, trajet qu’il accomplit en
vélo. Après avoir travaillé sur un chantier des CFF, il est embauché de
1933 à 1939 dans une entreprise qui est proche de son village et qui
construit des maisons dans le Jura, et des bâtiments locatifs à Yverdon:
«La présence du patron nous consolait: il faisait le même boulot, il connaissait la même fatigue.»
Jacques se marie en 1937 avec Suzanne, dont il a fait la connaissance
sur le quai de la gare d’Yverdon. Elle a été bonne à tout faire à
Lausanne, Genève et Paris, et elle est, en tout dernier lieu, femme de
chambre chez une baronne, sa dernière place avant leur mariage.
Le 3 septembre 1939, Jacques est mobilisé à Sainte-Croix, dans la
grande fabrique Thorens. Pendant la Mob’, les femmes des soldats
travaillent dans les champs, pour un salaire deux fois moins élevé que
celui des hommes... Ce qui est de toute façon la proportion habituelle
entre les salaires des femmes et des hommes à l’époque...
Quand Jacques est démobilisé il trouve du travail chez le même Thorens
à Sainte-Croix. Il n’est pas darbyste (chrétien fondamentaliste,
disciple de Darby), comme ses patrons. Aussi n’a-t-il pas de
possibilité réelle de monter dans la hiérarchie. Son salaire, bien que
plus élevé qu’en plaine, est encore insuffisant pour en vivre, d’autant
qu’il est père d’un petit garçon. Alors il faut bien s’organiser pour
manger tous les jours...
Après la guerre, c’est le boom. Pourtant son salaire reste insuffisant.
Pour s’en sortir un peu mieux, il travaille pendant son temps libre et
cultive son jardin. Plutôt que de travailler en usine, ce qui est trop
éprouvant pour elle, sa femme tient une petite pension pour ses
collègues qui n’ont pas les moyens d’aller au restaurant à midi.
Au début des années 1950, la roue tourne. Après avoir construit sa
maison, il achète un tandem et pour la première fois, en 1952, il part
en vacances sur ce vélo avec Suzanne dans le midi de la France après
avoir confié leur fils à une famille amie. Il achètera une voiture en
1955, par obligation professionnelle.
Jacques raconte le travail en usine, les sanctions quand on arrive en
retard, les chronométreurs, qui ont le plus souvent un chronomètre à la
place du coeur, les femmes qui, pour tenir, consomment des produits de
pharmacie (en rentrant de l’usine, un autre travail les attend, à la
maison), les conditions de travail qui mettent la santé en danger:
«Les augmentations de salaire sont venues avec la conjoncture
favorable. Mais les améliorations des conditions de travail ont été le
résultat des démarches des syndicats, et ce côté-là n’est pas à
négliger.»
Après huit ans passés chez Thorens, il est embauché chez Lador, mais le
patron avec lequel il s’entendait meurt peu de temps après. Il est
congédié. Il retrouve du travail dans la maison concurrente, deux cents
mètres plus loin, comme contremaître. Mais, cette fois, les deux
patrons ne s’entendent pas. Il les quitte pour travailler avec un
artisan, à L’Auberson, d’où l’achat de sa voiture.
Après avoir perdu un de ses deux clients, cet artisan lui trouve un
emploi à La Sagne chez un collègue, pour l’hiver. Au printemps 1960, il
est engagé chez Paillard. Où il va rester 15 ans. Il part à la
retraite, juste avant la récession de 1977-1978:
«Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise? Que ma retraite n’est pas
dorée sur tranche mais que je vis bien tout en continuant à compter.
J’ai pu garder ma maison, mon auto, j’ai fait quelques voyages.»
«Est-ce cela l’amélioration du niveau de vie de l’humanité?»
À lire ce récit, jalonné d’anecdotes qui parlent davantage à l’esprit
que de longs discours, force est de constater que les conditions de vie
ont tout de même bien changé pour Jacques comme pour bien d’autres en
cinquante, septante ans.
Il y a un siècle encore, le plus souvent, dans les habitations, il n’y
avait pas d’eau courante, pas de salle de bains donc, pas
d’électricité, pas de gaz, pas de téléphone, pas de chauffage. Les
premières automobiles faisaient seulement leur apparition... Mais,
surtout, la plus grande partie de la population locale vivait dans une
véritable misère.
Blog de FRANCIS RICHARD
Haut de la page
Les
régions industrielles du Jura? Si étrange que cela puisse paraître,
elles ont longtemps passé pour un «petit paradis» aux yeux des gens de
la plaine.
Le récit de Janine Massard sonde cette légende. Interrogeant nombre
d’ouvriers de ce que l’on a appelé «la belle époque», donnant la parole
à l’un d’eux, Jacques, l’auteure reconstitue la réalité quotidienne de
ces paysans, la plupart d’entre eux nés dans les villages du pied du
Jura, élevés pour le travail de la terre et pour l’obéissance, vivant
en autarcie, et que l’on a transformés, en l’espace de quelques années,
en des émules du Charlot des Temps modernes, gesticulant autour d’une chaîne de montage.
La chronique ordinaire – parfois crue et choquante – d’une mutation.
Quatrième de couverture
de l’édition originale
Yverdon: Éditions de la Thièle, 1990
Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
|
|