C'est bientôt le week-end. Des envies de lire?
L'équipe de Lire à Saint-Brieuc vous propose aujourd'hui le très, très
grand coup de coeur de ses lecteurs masqués pour le premier roman
d’Elisabeth Horem, Le Ring, publié en 1994, aux éditions Bernard Campiche (Suisse), et réédité en poche en 2015 dans la même maison.
C’est une langue hypnotique, envoûtante, qui accompagne la lente et
inéluctable dérive de Quentin Corval – qui n’est pas sans rappeler le
Meursault de Camus –, au travers d’une ville lointaine, imaginaire et
vénéneuse. Tout est ici habilement distillé. Aucune scène n’est anodine
et on s’attache d’autant plus à ce personnage déchirant qu’on pressent
sa trajectoire sans pouvoir l’en détourner. Une très belle découverte...
Voici deux extraits de ce roman fascinant :
«Il ne faudrait pas se laisser distraire trop longtemps de cette petite
faille noire qu’il y a au bout de la vie, pensait-elle. Elle est là,
qui grossit un peu chaque jour, et la plupart des gens avancent vers
elle à reculons. Et quand vient pour ceux ce jour prévisible entre
tous, ils sont comme de petites bêtes encore palpitantes, posant sur le
chasseur qui se penche leur oeil arrondi d’effroi, toutes surprises
d’avoir vu leur course interrompue.» Pages 66-67
«Il préférait imaginer qu’à la poupe, appuyé au bastingage, il verrait
un moment encore l’image de Tahès se débattre dans sa mémoire, puis
sombrer finalement dans l’écume du sillage . Alors, en titubant à cause
du roulis devenu plus fort depuis que le bateau aurait pénétré en haute
mer, il irait à la proue, le regard cinglant vers l’horizon violet et,
plus loin encore, vers les longs bras ouverts des digues, dans quelque
grand port italien.» Page 143
«Lire à Saint-Brieuc»
C’est un premier livre très fort qu’a couronné le Prix Georges-Nicole,
un roman tout à fait dans la lignée à la fois exigeante et originale de
ses précédents choix.
«En l’espace de quelques minutes Louise venait de lui annoncer des
faits nouveaux pour lui et fort désagréables», ainsi commence Le Ring,
semblant promettre une cascade d’événements qui entraîneront la
lecture. C’est le cas dans les toutes premières pages: Quentin, ayant
découvert sa maîtresse sur le point de partir avec son frère (à lui) en
Amérique et de l’y épouser, part lui-même pour Tahès, «au hasard»,
répondant à une obscure offre d’emploi. Mais, passés la déclaration
ultrarapide de la rupture et le coup de tête qui propulse le héros dans
le tiers monde (au sens physique et métaphysique du terme), le roman
aussitôt s’englue dans une sorte d’attente, ou de vide, de permanente
béance qu’un style sobre et sans faille excelle à représenter.
Tahès, qu’on chercherait en vain sur une carte, mais que caractérisent
nombre de traits orientaux, est une capitale vague et morne, au climat
pénible, dont la singularité (si c’en est une) consiste en un «Ring»,
«large boulevard dessinant sur le plan de la ville un cercle parfait».
N’habite le long de ce circuit que la population cosmopolite et
favorisée des Européens, préservée des embouteillages, mais condamnée,
sans que personne ne s’en rende bien compte, à sans cesse tourner en
rond pour aller les uns chez les autres, à l’occasion de cérémonies du
reste parfaitement affectées et autistiques, comme le vernissage du fils
Sanariglia. Emblème d’une superficialité, voire d’une nullité des
rapports humains, le Ring enferme ses distingués résidents dans une
sorte de no man’s land, où Quentin ne sent pas même l’envie de
s’intégrer. Au contraire, il y étouffe, par l’effet aussi de
l’hostilité sournoise du décor et du climat, magnifiquement décrits :
plutôt que d’user d’effets faciles de température, Elisabeth Horem
laisse peser dans ses tableaux certaine invisible moiteur, certaine
morosité lourde de lumière, beaucoup plus efficaces, tandis que maint
détail précis, noté froidement (le regard méprisant du portier, la
laideur du logis, la chasse aux cafards), commence à faire sentir
l’aigu d’une détresse absolue, dans un univers littéralement
impitoyable.
Sortant alors du Ring pour pénétrer dans la ville «indigène», Quentin
fait trois principales rencontres. D’abord Nina, maîtresse de danse
exilée, amicale et maternelle, puis Clara, avec qui il aura une brève
liaison amoureuse, puis Ghazi, jeune homme dont la beauté ambiguë ne le
laisse pas insensible. Le roman n’analyse pas les motivations profondes
du héros, mais ces trois personnages semblent représenter des figures à
la fois essentielles et impénétrables, dont la force d’attraction
conduit Quentin à s’engluer davantage encore dans la solitude et
l’incommunication. La Nina maternelle rentre en Europe, Clara ne donne
plus signe de vie, il ne sait pourquoi, et Ghazi, résurgence peut-être
du frère brutal et voleur, se révèle une ignoble crapule. Ainsi le Ring
est l’emblème aussi de l’enfermement du personnage sur lui-même, sans
cesse rejeté, incompris, indifférent aux êtres et aux choses.
Enfermement encore face à l’ennemi qui cogne, qui blesse – et face à
l’ami qu’il blesse, qu’il déçoit, par inadvertance, cloîtré dans
l’anneau opaque de son égoïsme.
Comment sortir du cercle infernal? Quitter Tahès? C’est insuffisant. À
l’instant du reste où il va annoncer son congé à son employeur, ce
dernier lui signifie son licenciement. Étrange écho du départ initial,
congédié en quelque sorte par sa maîtresse, et comme renvoyé maintenant
à la case départ. La mort semble dès lors la seule issue possible. Elle
s’offre à Quentin sous la forme d’une très belle dérive, dans une
barque, au fil du fleuve Ovir, enfin une voie qui ne se recoupe pas.
Vraiment? N’est-ce pas plutôt le cycle suprême qui se referme autour de
la figure d’une mère suicidée lorsque Quentin n’avait que 7 ans, parée
d’un «trèfle de diamants», que le frère a osé offrir ensuite à sa/leur
maîtresse avant de l’emmener?
Énigmatique sans le moindre obscurantisme, lancinant, de page en page meilleur, Le Ring
fait preuve d’une charge latente considérable, d’une véritable
épaisseur de roman, même si la ligne du récit demeure très simple.
Signe qui ne trompe pas, ce livre fait partie de ces œuvres assez rares
dont la lecture se continue dans un mouvement spontané, comme
indépendant, et c’est par quoi Elisabeth Horem se pose à l’évidence
comme une romancière plus que prometteuse.
JACQUES-ÉTIENNE BOVARD, Le Nouveau Quotidien, 1994
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