Il y a en
Suisse, quelque part dans le canton de Vaud, des montagnes, des
rivières, des poissons vigoureux et l'écrivain Jacques-Étienne Bovard
qui nous donne à lire un livre intimiste qui interroge ce que nous
sommes.
«...enfin elle consent à la replonger dans l'eau face au courant, et à desserrer les doigts jusqu'à ce que sa proie lui échappe
comme une petite torpille éclaboussante»,
Jacques-Étienne Bovard, La Pêche à rôder.
L'auteur, arrivé à l'âge d'homme, se promenant avec sa petite fille à
la main au bord d'une rivière — la Venoge — se remémore patiemment
toute l'histoire de ce qu'il était jadis. La pêche l'a sauvé et les
souvenirs reviennent par vagues, et l'écrivain qu'il est devenu ne peut
s'empêcher de l'écrire en toute vérité. Et l'auteur de s'interroger,
est-ce vraiment sérieux de parler de pêche quand on est un écrivain
raisonnable, établi, reconnu? C'est en cela que son livre est
passionnant car Jacques-Étienne Bovard le fait honnêtement. La pêche
fut sa thérapie et maintenant son étendard, et peu lui en chaud que
cela fasse sourire. Le temps des vieilles caricatures de Daumier, des
moqueries rances et hautaines d'un Maupassant sont désuètes, on
aimerait nous aussi qu'elles soient définitivement éteintes, réduites
en poussières, transformées en matériaux pour historiens du prochain
millénaire. Jacques-Étienne Bovard est bien plus du côté d'un
Hemingway, de Jim Harrison et de Charles Ritz, de la grande littérature
de pêche et des grands pêcheurs. En ce sens, il fait se joindre la
pratique halieutique et la littérature, cicatrise ainsi la césure entre
ces deux pratiques, ce que les Américains n'ont jamais connu, les
bienheureux!
La rivière amène aux retrouvailles de l'enfance, à ses premières
sensations de liberté immense, d'aventure joyeuse et de ruse espiègle.
L'auteur le souligne dans les premiers chapitres où la pêche fut son
refuge et même son école. À l'école, celle du tableau noir, il est un
cancre, gentil certes, avec «peut mieux faire» ou «poursuivez vos
efforts sans vous décourager» inscrits sur son bulletin. Un cancre
désemparé devant la discipline scolaire et l'attente des parents
socialement bien installés. Mais, comme André Dhôtel dans le Club des
cancres (merveilleux écrivain), on peut penser qu'«Il y a un dieu pour
les cancres». Une divinité bienveillante, marchand de sable, pour aider
à trouver le sommeil après les affres de la journée d'école, bonne fée
pour essuyer les sermons paternels et ravaler les larmes qui laissent
des traces de sel sur les joues des enfants. Ce dieu des cancres c'est
la rivière. André Dhôtel, dans ce même livre, fait s'endormir son petit
héros perdu dans sa route sur les bords d'une rivière — la Valserine —
et dans son sommeil confus, martelé de cauchemars, le visage d'une
jeune fille se posant sur lui pour le réconforter. Au réveil, il
retrouve ses amis et sa route.
L'école buissonnière de Dhôtel, c'est la pêche à rôder de
Jacques-Étienne Bovard, des retrouvailles avec lui-même par la grâce de
la rivière.
«Oui, je te le déclare, c'est la vérité: personne ne peut entrer dans
le Royaume de Dieu s'il ne naît pas d'eau et de l'Esprit. »,
Évangile de Jean 3, 5.
Retrouvailles et révélations, forces vives de la rivière. L'enfant
perdu y trouve la force et la connaissance. Une connaissance révélée
qui coule de source si elle n'est de nature divine. On l'a déjà vu dans
ce blog avec Bosco et Genevoix. La rivière est pérégrination,
pèlerinage souvent, et conduit à l'initiation, c'est-à-dire à la
construction de soi.
Chez André Dhôtel encore, dans Le Robinson de la rivière, un jeune
garçon se voit emporté par une crue « à la croisée de deux courants »
sur un radeau et trouve un court repos dans le creux d'une hanse, il
adresse alors une prière, à moins que ce soit une ode aux poissons:
«Chers poissons, vous êtes beaux comme des fleurs et vos écailles
brillent mieux que les perles de l'Orient. Apprenez que je suis un
poète et que grâce à moi tout le monde se souviendra que vous étiez là
aujourd'hui, plus limpides que les éclairs dans l'eau du printemps», et
de retrouver ensuite, comme par miracle, la berge de pied ferme. Une
illumination que Jacques-Étienne Bovard connaît lui aussi: «J'ai dix
ans, j'ai pris tout seul un beau poisson et je vais en prendre
d'autres, je ne suis plus ce que j'étais...» Le cancre, l'enfant, s'en
trouve changé, métamorphosé, grandi. Il construit son identité par la
pratique de la rivière et de la pêche.
Le plus beau cadeau que Jacques-Étienne Bovard trouve au pied du sapin,
c'est sa carte de pêche dont il admire les armoiries du canton de Vaud
posées sur son nom et sa photographie et le tampon de la Préfecture, il
a treize ans. Le voilà enfin pêcheur, révélé comme pêcheur.
«Rien n'était plus facile que de passer ainsi de l'autre côté du
miroir. Il suffisait de regarder le lac, il suffisait de penser à lui
...»,
Jacques-Étienne Bovard, La Pêche à rôder.
Ce roman est bouleversant car il parle de l'enfance, de celle que nous
avons, pour beaucoup d'entre nous, partagée, cette enfance passée au
bord de l'eau pour de bonnes raisons (y en a-t-il vraiment de mauvaises
quand on va à la pêche?) et qui forme une matrice dans laquelle se
bercera le reste de la vie.
Dans ce roman, pêche et littérature sont intimement enlacées. Il est
plus qu'un roman initiatique dans lequel il faut apprendre à rattraper
ses rêves d'enfance, ses rêves de rivières et de poissons scintillants
qui étaient là comme des amis fidèles et facétieux pour aider à
traverser les temps difficiles. Peut-être avons-nous un roman
d'apprentissage dans lequel l'innocence originelle de l'enfant que l'on
mesure à la norme des adultes trouve dans l'aventure des eaux vives son
accomplissement. Un roman autobiographique alors ? Parce que l'auteur,
à travers l'écriture, fait trace de son parcours singulier et de son
moi conscient. Peut-être... Mais est-ce si important?
La pêche à rôder, c'est se glisser d'une rive à l'autre, du passé au
présent, de l'obscur des eaux profondes à la lumière des écailles
étincelantes, de l'innocence de l'enfant pantelant devant l'inconnu à
la conscience de soi de l'écrivain dans la maîtrise de son art
halieutique et littéraire.
C'est raccommoder son être par le fil de la pêche, au fil de l'eau.
C'est exister par les rivières et son petit peuple, confondre le
biotope et le biographe. Rôder au bord de l'eau, mémoires d'outre-ondes!
ÉRIC MORELL, Chamane51
La pêche, un art de l’impatience?
Pour
la plupart, pêche rime avec patience, passivité, ennui. C’est
l’éternelle caricature du pêcheur en papi affalé devant sa canne, les
yeux rivés à son flotteur qui ne coule jamais. Or, à lire les
récits ou à regarder les photos de Jacques-Étienne Bovard, qui rôde
depuis son enfance le long des rivières et des lacs, on verra que la
pêche peut se décliner en inventaire émotionnel extraordinairement
contrasté et intense : le temps devient affût passionné, au seuil d’un
autre monde, où se confondent la mémoire et le rêve. La rivière se
livre, ou ne se livre pas, telle une femme irrésistible et
insaisissable. Quel ennui? Quelle patience? Le pêcheur rôde, ruse,
rêve, délire, jubile, explose – de joie, de fureur. Et c’est toujours
un morceau de lui-même qu’il finit par ferrer, dans les clairs-obscurs
où le regard se perd.
JACQUES-ÉTIENNE BOVARD
Texte de la quatrième de couverture de l’édition originale
La Pêche à rôder
La pêche est méprisée par les amateurs de littérature, surtout
européens. Ces derniers se trompent cruellement. Qu’ils jettent un œil
en Amérique et relisent Le Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway et les chroniques de l’immense Jim Harrison!
Mieux encore : qu’ils se plongent dans ce recueil rafraîchissant
du Lausannois Jacques-Étienne Bovard, servi par une écriture attentive,
pleine d’à-propos. Dans cette version en poche, ils apprendront
quelques vertus, la patience naturellement. Ils découvriront surtout un
monde qui rime avec bonheur et se conjugue sur le registre d’émotions
intérieurs propres à leur auteur. Simple et précieux.
THIBAUT KAESER, L'Écho illustré
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