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Le tour du monde de l’amie de la jeune fille
En février 1897, l’institutrice bernoise Lina Bögli se trouvait aux
îles Samoa, dans le Pacifique, et voici ce qu’elle écrivait: «Je crois
que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité, en nous
donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou d’autres
races que nous avions jugées inférieures.» Lorsqu’elle nota cette
observation dans l’une de ses lettres à son amie allemande Elisabeth,
Lina Bögli avait déjà voyagé pendant six ans autour du monde, avec un
long séjour à Sydney durant lequel elle travailla principalement à
l’édification de la jeune fille australienne.
L’idée, à la fois un peu folle et très raisonnée en l’occurrence, de
faire le tour du monde en dix ans, ni plus ni moins (jawohl!), était
venue à Lina Bögli en 1892 à Cracovie, où elle pratiquait déjà son
métier d’institutrice. Le projet représentait pour elle une
échappatoire «au vide de l’existence d’une femme seule», autant que le
défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort.
«Pour un homme, écrivait-elle encore à son amie, la situation est
moins triste: il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la
monotonie de sa vie; oui, être un homme, ce serait la liberté!» Puis,
se demandant ce qu’elle-même ferait si elle était un homme, elle
ajoutait: «Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à
connaître les humains et les pays.» Et de conclure: «Je ne suis
nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se
tourmenter pour moi. Donc, je pars.»
Inutile de dire que ses proches firent tout pour la détourner de ce
projet, dont elle vint elle-même à douter dans le bureau maritime où
elle allait commander son billet pour Brindisi. «Tout à coup,
raconte-t-elle, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une
telle angoisse de l’inconnu, que je me décidai brusquement à retourner
chez moi […]. J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le
mot de Vorwärts
frappa mon oreille. Je me retournai: le commis venait de rentrer dans
le bureau; voyant ma surprise, il répéta poliment: “Le bateau que vous
prendrez est le Vorwärts.” Impossible de te décrire
l’impression que fit ce simple mot sur mon cœur défaillant. Je me sentis
comme traversée d’un courant électrique. Mon découragement et ma peur
s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante; la mer ne
m’effrayait plus; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois
fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller en avant. Et,
désormais, Vorwärts sera ma devise.»
Il y a du
petit soldat chez Lina Bögli. À plusieurs reprises, elle invoque
d’ailleurs l’exemple des vieux Suisses à la bataille. Elle s’en remet
également au «Père des orphelins», ce Dieu qui présente en outre
l’avantage, pratique pour la voyageuse, d’«être partout». Pourtant on
serait injuste de la réduire à une bigote au garde-à-vous. De fait, les
aspects conformistes de la jeune institutrice, qui reproduisent
évidemment les préjugés de la classe moyenne-supérieure qu’elle
fréquente à l’époque avec, plus précisément, les relents du
paternalisme colonial, sont largement compensés par sa curiosité
généreuse, la justesse de ses observations, son sens de l’équité
(notamment en ce qui concerne la condition des femmes), sa compassion
et son sens de l’humour aussi. Tout cela, de surcroît, qui se décante
et bonifie avec l’expérience.
Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une petite provinciale
vite effarouchée, puis ses jugements vont se nuancer et s’étoffer. Les
premières impressions de la voyageuse débarquant dans la touffeur
poussiéreuse d’Aden – «la ville la plus triste et la plus désolée»
qu’elle ait connue jusque-là –, puis sa répulsion à la découverte de la
partie indigène de Colombo, où elle déplore «trop de degrés de chaleur,
trop de serpents et trop de mendiants», l’amènent à regretter une
première fois son «exil volontaire». Trouvant «un goût de térébenthine»
à la mangue, et les bananes «trop farineuses», elle affirme leur
préférer de beaucoup «les honnêtes pommes, poires et prunes» de son
pays. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer,
de loin en loin, un persistant mal du pays. «Ist’s auch schön im fremden Lande, / Doch zur Heimat wird es nie»,
se récite-t-elle comme le font encore maints clients actuels des
agences Kuoni ou Hotelplan. Pourtant, à la différence du touriste moyen
de nos jours, Lina Bögli se mêle à la vie des pays qu’elle traverse et
réalise, parfois, de véritables reportages «sur le terrain» à la seule
intention de son amie avide de nouvelles exotiques. Ses jugements sont
parfois expéditifs, comme ceux du touriste suisse de l’an 2002, mais
elle n’en reste jamais là. Au demeurant, c’est avec un intérêt amusé
qu’on relève aujourd’hui ses appréciations péremptoires, à replacer
évidemment dans le contexte de ce tournant de siècle. À son arrivée en
Australie, après les miasmes de Colombo, le «vaste jardin» d’Adélaïde,
où elle a la satisfaction de ne pas remarquer «de cabarets ni de
bouges», la fait s’exclamer avec une naïve reconnaissance que «si
quelqu’un est digne de devenir maître du monde, c’est l’Anglo-Saxon».
Et de se demander dans le même bel élan: «Quelle autre race est aussi
avide de progrès, aussi éclairée et aussi humaine ?» Ce qui ne
l’empêche pas de trouver l’ouvrier australien «horriblement paresseux»,
pas plus que de célébrer, des années plus tard, la paresseuse sagesse
des insulaires de Samoa. «Chez les races de couleur, notera-t-elle
encore sur la base de son expérience personnelle, le Chinois est
l’élève le plus satisfaisant», et tout à la fin de son périple elle
reviendra plus précisément à l’Anglais qui, dit-elle, «n’est aimé
presque nulle part» tout en obtenant «partout ce qu’il y a de mieux».
Dans le registre des formulations les plus difficiles à admettre de nos
jours figurent ses affirmations sur les «nègres» américains. Elle qui a
aimé les indigènes du Pacifique au point d’hésiter à s’établir dans les
îles bienheureuses des Samoa ou d’Hawaï, elle qui s’est reproché
sévèrement de n’avoir pas assez compati à la tristesse des Hawaïens au
moment de l’annexion américaine («Cela n’est pas digne d’une
Suissesse!»), cette même pérégrine au regard compréhensif exprime sans
états d’âme la répulsion physique que lui inspirent les serveurs noirs
aux États-Unis et se demande si la condition des esclaves n’était pas
préférable, somme toute, à celle de ces «nègres» émancipés d’une jeune
génération «à demi lettrée, négligée, en loques». Et d’argumenter dans
le plus pur style colonialiste: «Aujourd’hui ils sont libres; mais à
quoi sert la liberté, si l’on ne sait qu’en faire ? Ces gens sont des
enfants, et, comme la plupart des écoliers, sans inclination naturelle
au travail; ils feraient volontiers quelque chose, si une volonté
étrangère les y poussait: livrés à eux-mêmes ils ne sont rien.» De tels
propos, aujourd’hui, vaudraient l’opprobre à Lina Bögli. Pourtant, au
jeu des rapprochements artificiels entre époques, force est de
conjecturer qu’une voyageuse de cette trempe serait de nos jours
beaucoup plus «concernée» par les «Natives». Il faut rappeler, dans la
foulée, que notre brave instit, pendant toutes ces années, n’a jamais
eu le temps, ni le tempérament non plus, de s’encanailler. «Je n’ai
jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse», avoue cette probable
vierge qui s’exclame en quittant Sydney en 1896, après quatre ans de
séjour, que ce qu’elle regrettera surtout est «cet être aimable et
aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si
tendrement aimé, la jeune fille australienne». Rien pour autant d’un
chaperon racorni chez notre amie de la jeune fille. En dépit de son air
corseté, de sa morale conventionnelle et de ses préjugés déjà relevés,
Lina Bögli dégage un charme primesautier et en impose, aussi, par la
fraîcheur de son regard et l’intérêt documentaire de son récit. À cet
égard, comme les précepteurs suisses des bonnes familles russes ou les
vignerons de Californie qu’elle va saluer au passage, elle incarne
toute une Suisse nomade que Nicolas Bouvier a célébrée lui aussi,
remarquable par son esprit d’entreprise et son humanitarisme avant la
lettre, son honnêteté foncière et son étonnante capacité d’adaptation,
son mélange enfin de conformisme propre-en-ordre et d’indépendance
d’esprit à vieux fond démocrate.
Un joyeux bon sens caractérise les vues et les attitudes de Lina Bögli,
qui garde à tout coup les pieds sur terre. «Je suis bien terre à terre,
comme tu vois, je ne tiens pas au côté romantique; je ne demande qu’à
être du côté le plus sûr de la vie.» À un moment donné, touchée par la
douceur et l’harmonie qu’elle voit régner aux îles Samoa, elle est
tentée d’y rester avant de convenir, en bonne Européenne compliquée,
que ce «paradis» ne lui conviendra pas: «J’ai besoin de toutes les
choses qui font mon tourment», soupire-t-elle ainsi délicieusement.
Cela étant, Lina Bögli n’est pas restée plantée dans son petit confort.
Un peu comme l’explorateur Nansen, dont elle apprendra qu’il avait la
même devise qu’elle (Vorwärts!),
elle ne craint pas de «briser la glace» pour approcher tel vieux
cannibale maori (qui lui avoue qu’il la mangerait volontiers…) ou
enquêter sur la disparition de tel prince polonais vivant incognito,
mener une investigation chez les Mormons de Salt Lake City qu’elle
soupçonne de livrer de tendres jeunes filles européennes aux ogres
polygames, enseigner chez les Quakers ou observer l’arrivée des
dizaines de milliers d’immigrants à Castle Garden – ces Européens en
loques qui seront les Américains de demain. «L’Amérique semble être
le pays des femmes remarquables», note Lina Bögli à l’aube du siècle
nouveau, et c’est en larmes que, deux ans plus tard, elle quittera le
Nouveau-Monde. Retrouvant la vieille et chère Europe, l’amie de la
jeune fille achève son Odyssée avec la ponctualité d’une horloge made in
Switzerland. Fatiguée mais contente, retrouvant Cracovie en juillet
1902, elle écrit encore avec quelle charmante humilité: «En regardant
en arrière, je vois qu’en somme j’ai eu bien peu de souffrances et de
difficultés. Jamais le moindre accident grave ne m’est survenu; je n’ai
jamais manqué ni train ni bateau; je n’ai jamais rien perdu, n’ai
jamais été volée ni insultée; mais j’ai rencontré partout la plus
grande politesse de la part de tous, à quelque nation que j’eusse
affaire»…
JEAN-LOUIS KUFFER, Toronto, le 21 octobre 2002
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En avant!
Cracovie,
Sydney, Auckland, Samoa, Honolulu, San Francisco... Cracovie.
Entrepris en 1892, ce tour du monde se terminera dix ans plus tard en
1902. Pari tenu pour Lina Bögli, une jeune suissesse bien décidée
à prouver à son entourage et à elle-même que «ce qu’un homme peut faire, une femme le peut aussi.»
Et sans un sou en poche pour corser l’aventure. C’est donc armée
de son certificat de l’École supérieure de Neuchâtel, de son courage et
de sa bonne mine que cette jeune femme de trente-quatre ans entreprit
d’explorer le monde et sa rotondité. Elle n’eut aucune difficulté à
gagner sa vie, sa connaissance des langues lui permit d’être
répétitrice ou institutrice chaque fois qu’elle se posait dans une
nouvelle ville; elle y restait en général deux ans, le temps de visiter
la région et d’amasser le pécule nécessaire pour repartir vers d’autres
cieux. Si le style de Lina Bögli est relativement moderne (mais il
s’agit d’une traduction sans doute remaniée), son mode de pensées et
ses idées la situent bien dans son siècle, ce XIXe siècle
bourgeois, bien pensant, empreint de paternalisme colonial, d’esprit de
caste et de conformisme. Mais qui pourrait lui en vouloir?
C’était la mentalité de l’époque. Et puis, il y avait tant de bonne
volonté, de capacité d’émerveillement, de bienveillance et de courage
chez cette jeune femme plus féministe que nature. Même si elle avance
parfois quelques affirmations tirées par les cheveux (l’existence d’une
chenille qui se métamorphose en plante, par exemple ou la maladie qui
pousse les chèvres à grimper aux arbres) ses observations et ses
anecdotes sont passionnantes, la voyageuse ne manque pas d’humour. On
retiendra ses considérations sur le cannibalisme: «Un vieux chef m’a
dit l’autre jour avoir mangé beaucoup d’hommes blancs, mais jamais de
femmes. Selon lui la chair des blanc serait fade et coriace et
celle des noirs beaucoup plus savoureuse. (...). Je mangerai
volontiers cette jeune dame là (désignant Lina); elle ferait un morceau délicat»
Carolina
Bögli était née en 1858 dans une famille de paysans bernois, elle
mourut en 1941 Reprenant ses carnets de voyages, elle écrivit à son
retour ce livre en anglais puis en allemand. L’actuelle traduction est
semble-t-il une combinaison des deux.
MICHELLE TALLANDIER, Journal de Cossonay
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Lina Bögli ou Le Tour du monde en 3’652 jours
Le
12 juillet 1892, une Bernoise de trente-quatre ans, préceptrice
dans une famille noble polonaise, quitte Cracovie. Elle y revient
exactement dix ans plus tard. C’est le résultat non d’un pari, mais du
défi qu’elle s’est lancé, faire le tour du monde en dix ans tout en
travaillant comme institutrice. Fille de paysan, Lina Bögli (1858-1941)
a appris le français (elle a été l’élève de Philippe Godet à Neuchâtel)
et l’anglais, a été domestique, puis préceptrice. Elle embarque à
Trieste pour l’Australie, via Brindisi, Aden et Colombo; le voyage dure
environ un mois. À Sydney, en personne déterminée, la jeune femme fait
du porte-à-porte pour trouver du travail. La fortune sourit aux
audacieux, dit-on, et cela s’applique bien à Lina Bögli. Elle ne
quittera l’Australie qu’en décembre 1896, après avoir enseigné dans
diverses écoles pour jeunes filles ou comme préceptrice, préparant même
quelques-unes de ses élèves à entrer à l’université. Elle visite la
Nouvelle-Zélande, s’arrête aux Samoa quelques semaines, passe plus
d’une année à Honolulu, un an à San Francisco, donnant des cours dans
ces deux villes. Elle traverse l’Amérique, découvre Salt Lake City,
Chicago, Boston, Concord. De septembre 1899 à mai 1902, elle est
professeur à Ogontz School, école pour jeunes filles de la bonne
société, près de Philadelphie. Elle profite des longues vacances pour
visiter la Caroline du Nord, Washington, New York, Montréal et Québec,
économisant pendant les semestres scolaires pour payer ses voyages.
Qu’elle travaille ou qu’elle fasse du tourisme, Lina Bögli est curieuse
de tout. Si elle affirme ne pas être très intéressée par la politique,
elle n’en est pas moins attentive aux événements (annexion d’Hawaï par
les États-Unis, guerre des Philippines, mort du président MacKinley) et
aux institutions (Australie, Samoa). Elle évoque à plusieurs reprises
la question du suffrage féminin (accordé aux Néo-Zélandaises) et admire
l’éducation des jeunes filles australiennes et américaines aisées,
beaucoup plus libres que leurs sœurs européennes. Alors qu’elle est
«sous le charme des Samoans» et qu’elle a de bons contacts avec
quelques Chinois et Japonais, elle ne supporte pas les Noirs américains
au point d’avoir l’appétit coupé lorsqu’un serveur est noir. Elle
n’apprécie toutefois guère non plus l’ouvrier australien, qu’elle juge
paresseux.
Elle aime les paysages (Montagnes-Bleues, chutes du Niagara), les
fleurs, mais elle s’intéresse surtout aux gens. Personnalité ouverte,
elle est à l’aise aussi bien dans le bush que lors de mondanités,
converse avec la même simplicité avec un vieux Maori autrefois
cannibale, le roi de Samoa ou les quatre épouses d’un mormon. Par
économie, mais aussi parce qu’elle y trouve de nouveaux amis, elle
descend dans des pensions de famille, voire chez l’habitant. Elle avoue
quelques moments de cafard, mais une rencontre, une lettre lui rendent
bientôt sa gaieté.
Revenue en Europe, Lina Bögli publie en anglais (Forward, 1905), puis en allemand (Vorwärts,
1906), le récit de ces dix ans. Elle choisit de le faire sous forme de
lettres à une amie. L’adaptation française parue en 1908 (En avant!) vient d’être rééditée chez Bernard Campiche.
Lina Bögli avait pris goût aux voyages. Le suivant la mena au Japon et
en Chine (1910-1912), puis elle s’installa en 1914 dans la campagne
bernoise, donnant des cours de langues et des conférences jusqu’à sa
mort. Quoique des centaines de jeunes Suissesses aient enseigné à
l’étranger, peu ont écrit et le récit de l’institutrice qui fit le tour
du monde est exceptionnel par son sujet et son ton.
LUCIENNE HUBLER, Lettres de Penthes
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Seule pour le tour du monde
En
1802, Lina Bögli, une enseignante bernoise, décide de s’embarquer pour
un tour du monde. Sa correspondance avec une amie allemande
(quatre-vingt-douze lettres) fait l’objet d’un livre. Traduit en
français il y a juste cent ans, le voici sous forme de feuilleton.
Savoureux! «Ma chère Élisabeth, tu vas penser, en lisant cette
lettre, que je suis devenue folle…» Dans sa première missive, postée à
Cracovie le 2 juin 1892, Lina Bögli annonce tout à trac à son amie
qu’elle a décidé de faire ses valises pour un tour du monde qui durera
dix ans. Pourquoi cette décision «insensée»? À trente-quatre ans,
l’institutrice bernoise, fille de paysans d’Oschwand, est orpheline.
Elle a derrière elle un voyage en Angleterre et une activité de
préceptrice auprès de nobles polonais. Comme elle n’a pas d’attache,
elle éprouve un vague à l’âme. Elle ajoute dans cette première lettre:
«J’ai envoyé tout de suite un domestique à la boîte aux lettres la plus
proche, de peur de me repentir à la réflexion.»
Ce qui ne manque pas d’arriver! Dans sa tête, le voyage est tracé:
Australie, Nouvelle-Zélande, îles Samoa, Hawaï et retour après un
«crochet» par les États-Unis. Cependant, au moment d’embarquer à
Trieste, elle est saisie d’une telle angoisse qu’elle songe à retourner
sur ses pas. Dans le bureau maritime, elle entend alors un commis: «Le
bateau que vous prendrez est le Vorwärts.»
Ce nom («En avant») déclenche chez elle un courant électrique. «Je
crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller en avant.» Vorwärts sera sa devise. Et, dix ans plus tard, le titre de son livre…
À la petite semaine
Pour
voyager, il faut de l’argent. Lina Bögli a dans ses malles un bas de
laine de quatorze cents francs. Mais le voyage de Brindisi à Sydney
coûte mille francs! Avec quatre cents francs comme argent de poche,
elle sait d’emblée qu’elle devra travailler dès qu’elle aura mis pied à
terre. À Sydney, Lina coiffe son chapeau le plus chic pour faire du
porte-à-porte. Elle convoite une place d’enseignante en langues
modernes, en histoire ou en littérature. Après quelques refus, elle
décroche la timbale. «Victoire!», écrit-elle en tête d’une lettre. Au
gré de son périple, elle tiendra des postes de préceptrice, de
préparatrice pour les études universitaires, et même de conférencière –
ce qu’elle n’aurait jamais imaginé. Toujours dans la «bonne société»,
dira-t-on. Pourtant, Lina ne se considère pas comme une «touriste»:
elle veut être proche du peuple. Ou plutôt des peuples. Certes,
elle conserve un regard critique. Elle abhorre par exemple les
paresseux ou ceux qui se négligent. Mais toujours, ce regard est de
fraîcheur. Ainsi envers les Samoans, qu’elle qualifie de «sauvages»,
mais qu’elle pare de toutes les qualités: beaux, aimables, courtois,
très intelligents, et musciciens-nés – capables d’improviser de longs
poèmes pour narrer l’histoire de leur race.
Belle à croquer?
Rencontre
flambante que celle d’un vieux chef maori. Ce nonagénaire, qui parle
toujours du passé, rappelle le «bon vieux temps» du cannibalisme.
Lui-même a mangé de la chair humaine. À son goût, celle des Blancs est
fade et coriace, celle des Noirs est beaucoup plus savoureuse. En
mangerait-il à nouveau? Réponse calme du Maori: «Oh oui! je mangerais
très volontiers cette jeune dame-là; elle ferait un morceau délicat.»
Stupeur de Lina, qui écrit: «Depuis lors, je n’aime plus autant le
vieux chef; lorsqu’il baise ma main en manière de salutation, je ne
puis m’empêcher de penser qu’il la garde à ses lèvres plus longtemps
qu’il ne faudrait, et je ne m’en trouve pas du tout flattée!» On
peut dès lors ajouter la dimension de l’humour aux qualités de la
voyageuse. Avec sa soif de découvertes (des paysages à couper le
souffle, des mœurs étonnantes et singulièrement la situation de la
femme sous les diverses latitudes), elle écrit dans un style toujours
limpide et pétillant.
Que devint-elle? Lina poursuivit l’enseignement au bord du lac de
Constance. Elle entreprit de nouveaux voyages, au Japon et en Chine. La
guerre venue, elle s’établit à Herzogenbuchsee, où elle donna des cours
de langues et des conférences. Elle s’éteignit le 22 décembre
1941, à quatre-vingt-trois ans.
Demeure son œuvre. Les quatre-vingt-douze lettres de la plume de Lina furent publiées d’abord en anglais en 1905 (Forward), puis en allemand en 1906 (Vorwärts). Une traduction française paraissant en 1908: En avant! Détail piquant: ces lettres parurent dans le Journal de Genève… en feuilleton. Voici donc, un siècle plus tard, le feuilleton bis, selon la nouvelle édition de Bernard Campiche.
Relativité du temps! Le préfacier de la première édition française,
Philippe Godet, écrivait, le 19 août 1907: «Quelques-unes de ses
observations ‘datent’ déjà: les aspects du monde changent si vite
aujourd’hui!» Le préfacier n’en concluait pas moins: «En vérité, ce
livre est charmant et rare. Il est de ceux qui font aimer leur auteur…
Lecteur, je vous laisse avec la spirituelle voyageuse: vous ne vous
ennuierez pas, j’en réponds.»
PIERRE GREMAUD, La Gruyère
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