Quand on dit savoir-vivre, politesse, bienséance, code
social, certains entendent atmosphère guindée, contrainte, artificielle,
empreinte d’hypocrisie. Il s’agirait aussi de préoccupations dépassées
et ringardes. Notre société d’aujourd’hui serait bien au-delà (ou
au-dessus) de ces questions surannées. Le succès, depuis plus de trois
ans, de ma chronique hebdomadaire du Temps dément absolument
cette analyse. Toutefois, les sciences humaines nous ont apporté de
nouveaux instruments et un nouveau regard. Il ne s’agit plus d’être
uniquement normatif, de dire « cela se fait, cela ne se fait pas »,
mais d’essayer de comprendre pourquoi. D’essayer aussi de tenir compte
de l’évolution des règles dans le temps et de différences dans
l’espace. Ces règles font maintenant l’objet d’études très sérieuses
dans plusieurs universités. Mon regard, certes, ne prétend absolument
pas arriver au niveau de la recherche sociologique. Mais c’est ma
passion pour l’être humain dans tous ses états qui est à l’origine de
mon intérêt pour ces questions de vie sociale, et ma démarche n’est pas
loin de celle qui m’a, naguère, amenée à écrire quelques romans.
Car le savoir-vivre est loin de n’être qu’une simple liste de
conventions sociales surannées. Il constitue la base de la vie sociale.
«Comprendre la politesse, comment et pourquoi elle fonctionne, savoir
ce qui la sous-tend et à quoi elle sert, c’est pénétrer au cœur même
des cultures, et c’est aussi comprendre la logique profonde qui préside
aux relations humaines.»
SYLVIANE ROCHE
Sylviane Roche: «Je veux donner des armes aux gens».
Ses chroniques RSVP
qui, tous les jeudis, répondent dans les colonnes du Temps aux
questions de savoir-vivre des lecteurs, paraissent sous forme de livre.
Rencontre avec une marxiste.
Déjeuner avec Sylviane Roche, c’est un peu comme coucher avec le
Dr Ruth, se dit-on sans savoir. On s’y rend certain d’être scruté au
plus intime – son savoir-être – et avec la crainte d’être épinglé en
flagrant délit de niaiserie. Sylviane Roche, vue de loin, c’est «Madame
Savoir-Vivre». Elle a beau s’en défendre résolument, déployer des
trésors de nuances à longueur de chroniques, rappeler sans cesse sa
subjectivité, et n’être assise sur aucun dogme, elle peinera toujours à
sortir de l’ombre des péremptoires baronnes et autres dames à particule
qui, avant elle, occupaient ce terrain-là.
Et puis, se dit-on, si elle tient une tribune hebdomadaire pour
répondre à des questions d’étiquette, c’est qu’en la matière elle doit
en savoir plus que les autres. C’est donc habitée d’un bizarre
sentiment d’infériorité que je me rends à ce rendez-vous où, pourtant,
on ne fera rien que du très ordinaire, c’est-à-dire se mettre à table.
Peut-être aurait-il fallu pour l’exercice se mettre à l’épreuve d’un
restaurant où l’on mange sur nappe, avec trois jeux de fourchettes et
une déclinaison de verres. Ou alors l’inviter au «McDo». On y aurait
gagné en anecdotes, peut-être. Mais pas en intimité. Nous nous
retrouvons au Café du Simplon à Lausanne, un endroit populaire, et, à
13 heures 15, extrêmement bruyant. Nous arrivons en même temps, pile à l’heure
dite. Je souris en lui serrant la main, persuadée d’avoir une miette
entre les dents, anxieuse sans raison, puisque Sylviane Roche est une
femme parfaitement normale. Très souriante, enjouée, luttant peut-être
contre tout ce qu’elle pourrait avoir d’intimidant, du haut de ses
grandes jambes et de son élocution parfaite.
«Même avant d’écrire ces chroniques, j’ai l’impression que je faisais
un peu peur aux gens, dira-t-elle plus tard. Mon accent français y est
sûrement pour quelque chose. Et aussi le fait que je n’aie pas la
langue dans ma poche. En arrivant en Suisse, on m’a très vite fait
comprendre que je ne pouvais pas dire les choses comme je les pensais.
J’ai appris qu’ici les usages étaient différents.»
Sylviane Roche s’est adaptée. Le souci de ne pas imposer aux autres son
envergure naturelle est un subtil travail d’effacement de soi, une
politesse dont elle s’efforce de faire comprendre l’importance au fil
de ses chroniques. Pour autant, elle n’est pas devenue potiche. Loin de
s’être laissé rétrécir par une Suisse parfois étroite, elle a des
opinions, des valeurs et des contradictions, qu’elle défend comme
autant de nécessités. Par exemple, elle parviendra à démontrer que se
conformer à des usages apparemment bourgeois n’empêche pas de demeurer,
comme elle, profondément… marxiste.
Mais passons commande. Affamée par une longue matinée à enseigner
l’espagnol au Gymnase de Nyon, elle renonce pourtant à manger plus
consistant qu’une salade de chèvre chaud. «Vous comprenez, dit-elle en
riant, j’ai prévu un cassoulet ce soir. C’est une chose à laquelle on
doit se préparer en amont et en aval!»
Dans mon esprit, ce que je sais de Sylviane Roche – la romancière, les
cercles de philosophie, la famille juive alsacienne, les parents
communistes, l’enfance dans le Marais – ne colle pas avec ce que je lis
chaque jeudi dans les pages de ce journal. Alors je lui demande:
«Comment vous êtes-vous transformée en Madame Savoir-Vivre?» La réponse
est cinglante, et déboule, urgente, d’une bouche encore encombrée: «Ce
n’est pas du tout ce que je suis! – Pardon, on ne parle pas la bouche
pleine…»
C’est d’abord une curiosité intellectuelle et humaine qui l’a poussée à
s’intéresser aux codes sociaux, explique-t-elle. «Et puis, on veut nous
faire croire que ces codes n’existent plus, qu’ils ont été rendus
obsolètes par 68 alors qu’en réalité, ils sont encore là et on nous
les flanque dans la gueule quand on s’y attend le moins. Ce sont
toujours les plus faibles, ceux qui ne savent pas les lire, qui
finissent par se faire baiser.»
Sylviane Roche n’a pas peur des mots. C’est le privilège de ceux qui
savent s’en servir. «On sent parfois chez les gens qui m’écrivent un
vrai désarroi face à ces questions. En leur répondant, je veux leur
donner des armes. Les codes sont faits pour être transgressés. Mais
pour ça, il faut d’abord savoir ce que l’on transgresse.»
Je déjeune avec une trotskiste déguisée en bourgeoise, me dis-je, un
peu soulagée de voir s’effacer le spectre du Dr Ruth. Cette anecdote
qu’elle me raconte joyeusement, en jouant du pain et du couteau dans sa
salade, ne fait que le confirmer: «Il y a plusieurs années, un de mes
élèves, qui depuis est devenu un éminent député radical – et ce n’est
pas de ma faute – m’a demandé de quel bord politique j’étais. Sur la
base des trois ans qu’il venait de passer à suivre mes cours de
littérature, que s’imaginait-il? Il me répond: «Je suis sûr que vous
êtes de droite. Parce que vous êtes toujours tellement bien habillée!»
Sylviane Roche ne triomphe jamais tant que lorsqu’elle parvient à
instaurer le dialogue loin des barrières sociales, jusqu’à se faire
aimer par les gens les plus divers. Et cela n’a rien à voir avec
l’hypocrisie que, souvent, les lecteurs lui attribuent à tort. C’est
plutôt une manière de situer la lutte là où elle compte vraiment:
au-delà d’un anticonformisme de surface.
En débarrassant nos assiettes, le serveur nous récite une carte de
desserts à laquelle mon invitée résiste, cassoulet en tête, mais non
sans manifester beaucoup de frustration. Je mange donc seule une mousse
au chocolat, en regardant Sylviane Roche boire son expresso, puis
suçoter sa petite cuillère, avant d’en rire: «On ne suçote jamais sa
petite cuillère, me disait ma grand-mère.»
Les questions d’étiquette appellent forcément celle des générations qui
se succèdent, et avec elles les conventions sociales. Depuis la nuit
des temps, les vieux regardent les jeunes sans les comprendre. N’est-ce
pas dans l’ordre des choses? «Oui, mais dans ce mouvement, il y a aussi
des accélérations. Ma génération (ndlr: elle avait vingt ans en 1968) est
celle qui a provoqué une véritable rupture avec les codes sociaux. Nous
les avons hérités, puis nous les avons cassés. C’est pour cela que nous
sommes des privilégiés. Contrairement à nos enfants qui n’ont pas eu
cet héritage, nous connaissons les codes dont nous refusons l’usage.»
Bien sûr, quand Sylviane Roche dit «nos enfants», c’est une façon de
parler, englobant les générations. Ses deux enfants à elle ont été
parfaitement éduqués à l’usage des couteaux à poissons, alors même que,
mère divorcée, elle finissait les fins de mois en mangeant des
nouilles. «Mon fils, lors de son engagement chez Nestlé, a fait cinq
jours de cours de préparation à l’expatriation pendant lesquels on leur
apprenait à se tenir à table. Il m’a dit “Maman, j’étais le seul à
savoir manger des fruits de mer.”»
L’usage des bonnes manières se fonde avant tout sur le respect
d’autrui, ne cesse de répéter la chroniqueuse. Mais leur maîtrise
relève aussi du ludique, comme le déguisement que l’on enfile, enfant,
pour se faire croire que l’on est une princesse des temps anciens. Plus
tard, c’est peut-être de savoir-vivre que l’on se pare pour échapper un
peu à sa réalité. C’est un monde de fiction qu’écrit Sylviane Roche, où
les gens sont beaux et les dîners chorégraphiés. Et l’on devine sa
grande tristesse de voir ce monde-là s’évanouir irrémédiablement. «Dans
mes romans, j’ai souvent écrit pour essayer de retenir le passé. Mon
mari a raison quand il dit que ce recueil de chroniques, c’est un peu
mon septième roman.»
Il est 15 heures. Se souvenant que sa place de parking n’a été payée
que pour une heure, elle décrète la fin de notre rencontre en se levant
pour se rendre aux toilettes («je vais aller… hum… là-bas»). Je règle
l’addition en son absence, me demandant, un instant seulement, si c’est
bien cela que commande l’usage. En déjeunant avec elle, j’aurai
certainement appris cela: née dix ans après 68, il me manquera toujours
l’assurance d’être correctement en train d’enfreindre les règles.
Ce que nous avons mangé avec Sylviane Roche
1 salade de chèvre chaud
1 truite saumonée avec pommes nature
2 eaux minérales gazeuses
1 mousse au chocolat
1 thé
1 café
Total: 63,10 francs.
RINNY GREMAUD, Le Temps
Le manuel du savoir-vivre contemporain.
Les chroniques que la
romancière Sylviane Roche consacre au savoir-vivre dans Le Temps sont
publiées en volume. Explications sur l’importance nouvelle de
l’étiquette dans un monde qui prétend s’en être libéré.
L’invité doit-il nettoyer la baignoire après s’être lavé? Peut-on
envoyer un SMS en cas de deuil? Faut-il se lever pour l’hymne national?
Faut-il laisser les enfants répondre au téléphone? Comment se comporter
face à quelqu’un qui dépasse tout le monde dans une file d’attente?
À ces épineuses questions de savoir-vivre contemporain et à une bonne
centaine d’autres de même acabit, la romancière et enseignante Sylviane
Roche répond chaque semaine, depuis trois ans, dans les colonnes du
quotidien Le Temps.
Des questions posées par les lecteurs et dont le nombre ne cesse de
l’étonner. «Cela montre que les gens aujourd’hui ont un déficit
d’éducation, et qu’ils s’en rendent compte dès qu’ils sont confrontés à
la société.» Une société, selon Sylviane Roche, qui parle un double
langage: «On vous affirme d’un côté que les codes, les bonnes manières,
ça n’a plus d’importance et en même temps on continue de vous juger
là-dessus.» D’où, parfois, stupéfaction et désarroi.
Au point, et Sylviane Roche en est la preuve vivante, que sur ces
questions d’étiquette, «les gens aujourd’hui n’ont personne à qui
demander». D’autant plus embêtant «que nous ne vivons pas dans une
société sans règle. Ça n’existe pas, une société sans règles, ou alors
ce n’est plus une société.» Des règles, oui, mais en pleine
redéfinition, après la brisure des catégories sociales traditionnelles:
«Il n’y a plus comme il y a cinquante ans des strates horizontales qui
se déterminent par l’argent ou le milieu socioculturel.» Pour autant,
les groupes sociaux n’ont pas disparu, mais ils changent, avec comme
caractéristiques «l’absence de référence et une sorte de liberté» qui
peut être insidieuse et jouer sur l’exclusion.
Deux notions à ne pas confondre
De plus en plus aussi, note Sylviane Roche, on confond règles de
savoir-vivre et problèmes de comportement personnel. Du genre:
«J’attends un enfant de ma deuxième femme. Or les enfants de mon
premier mariage ne veulent plus rien savoir de moi. Dois-je les
prévenir?» Ce genre de questions, «aucun manuel de savoir-vivre n’y
répond». Même si, explique Sylviane Roche, «désormais des codes pour
les familles recomposées se mettent en place: comment se comporter avec
ses ex-beaux-parents, avec l’ex de votre fille que vous aimiez bien et
qu’elle ne veut plus voir, etc.».
Si les gens sont préoccupés désormais par ce genre de nouveaux
problèmes issus de l’évolution des mœurs ou de la technique – code du
courriel, du SMS, du portable –, les histoires de vieille étiquette n’en
ont pas complètement disparu pour autant. Notamment en ce qui concerne
«les manières de table»: «Hallucinant! Je reçois au moins trois lettres
par semaine sur ce thème.» Là, les nombreux manuels de savoir-vivre
répondent, mais présentent, selon Sylviane Roche, l’inconvénient
«d’être normatifs. Ils vous disent en gros que si vous ne tenez pas
votre fourchette à gauche et votre couteau à droite, vous êtes nuls.»
Tandis qu’elle soutiendrait plutôt que «ce qui est intéressant avec les
codes et les règles, c’est de les connaître pour les transgresser. Les
transgresser non pas parce qu’on les ignore, mais en connaissance de
cause.»
«Ne jamais faire perdre la face à autrui»
D’un côté, explique encore la romancière, il y a «l’étiquette, qui est
arbitraire et évolue à travers l’espace et le temps et dont on peut se
moquer en la transgressant, et de l’autre, la politesse». Autrement dit
«ce qui fait le vivre ensemble». La question est toujours la même:
«Celle de ma liberté par rapport à celle des autres.» Et d’énoncer les
deux principes sur lesquels elle, en tout cas, ne transige pas et
s’appuie pour répondre aux questions des lecteurs quel que soit
finalement le thème: «Prendre sur soi et ne jamais faire perdre la face
à autrui. Pour moi, dans le domaine social, il n’y a pas de plus grand
péché. C’est l’histoire de la princesse qui boit l’eau des rince-doigts
parce que son invité l’a bue.»
«Les règles sont faites pour les plus faibles»
Ne jamais faire perdre la face à autrui «et surtout pas au nom de
l’étiquette justement. C’est la différence entre les gens qui
connaissent le code et l’utilisent avec souplesse et ceux qui s’en
servent pour exclure.» C’est aussi l’idée qu’«il faut respecter les
règles parce qu’elles sont faites pour les plus faibles».
Prendre sur soi, donc parfois jusqu’à l’héroïsme. Dans la chronique
«les invités s’éternisent» Sylviane Roche confie avoir rêvé «d’être mal
élevée juste cinq minutes, juste le temps d’oser me lever, dire bonsoir
et aller me coucher. Hélas mon surmoi est inflexible et je continue à
sourire.» Elle prône, dans ce cas-là, de choisir le moindre mal: «Pour
moi l’inconfort suprême serait que mes invités se sentent mal à l’aise.»
«Il faut vivre seul ou être poli»
Être poli, pourtant, ce n’est pas toujours se faire violence, ce peut
être aussi une question de confort. Sylviane Roche cite une BD de
Lauzier, où un mari s’étonne après une soirée que son épouse ait été
adorable avec une invitée particulièrement odieuse. Réponse de
l’intéressée: «Cette folle n’allait quand même pas me gâcher mon
dîner.» La politesse, donc, «ça peut être aussi de la diplomatie», «de
l’huile dans les rouages». C’est par humanité certes qu’il ne faut pas
faire perdre la face à autrui «mais aussi par tranquillité».
Et puis, comme disait un moraliste et publiciste bien oublié, Alphonse
Karr, que Sylviane Roche place en exergue de son volume: «Sans la
politesse on ne se réunirait que pour se battre. Il faut donc vivre
seul ou être poli.»
«Le téléphone et le goujat»
Parmi les tendances, aux premières loges dans son collège, Sylviane
Roche diagnostique une confusion grandissante entre le public
et le privé – «les gens qui hurlent leurs histoires personnelles au
téléphone».
Sa thèse, c’est que le téléphone ne fait pas le goujat. Que le goujat
préexiste: «Le portable est un amplificateur et il y a fort à parier
que le passager de l’autobus qui crie dans son appareil sera le même
qui vous bousculera et vous marchera sur les pieds en se levant, comme
s’il ne vous avait pas vu. Car, pour le goujat, l’autre n’existe pas
vraiment et en tout cas jamais comme limitation à sa propre existence,
à ses propres envies. C’est aussi pour cela, je crois, que les gens
osent, avec leur portable, en public, des conversations intimes qui
nous transforment en voyeurs gênés. Parce qu’ils oublient tout
simplement notre existence.»
«Une société de gros bébés dans leur bac à sable»
Sylviane Roche entend aussi lutter contre certains nouveaux codes, au
motif «qu’on peut résister, que les évolutions ne sont pas toujours une
fatalité»: «Je n’aime pas la façon dont les gens s’habillent
aujourd’hui, je n’aime pas l’oubli qu’ils ont d’être beaux et
élégants, je n’aime pas l’individualisme forcené, je n’aime pas le
“j’ai bien le droit de…”.» Elle raconte que, quand elle avait vingt
ans, elle a passé deux ans aux États-Unis et qu’elle en est repartie en
se jurant de «ne jamais élever un enfant dans ce pays». Manque de
chance: tout ce qui lui avait déplu dans la société américaine l’a
suivie dans «l’Europe aux anciens parapets»: «Les casquettes de
base-ball, la junk food, les étudiants qui arrivaient le matin à
l’université pas douchés, avec un pull par-dessus le pyjama et un
gobelet de café en carton.» Bref, «le laisser-aller, l’individualisme,
et cette espèce de culte et d’horreur du corps en même temps».
Avec comme résultat, aujourd’hui, une société qui «ressemble à un
gigantesque bac à sable où de gros bébés vêtus de salopettes, bourrés
de pizza et de Coca-Cola, s’amusent chacun dans son coin avec son
téléphone portable». «Mais c’est peut-être aussi, ajoute-t-elle, que le
monde court et que moi je cours moins vite qu’avant.»
LAURENT NICOLET, Migros-Magazine
Bonnes manières
Présenter ses condoléances par SMS, baisser le dossier de son siège
dans l’avion, porter un toast en toquant les verres, proposer des
charentaises à ses invités. La prêtresse romande des bonnes manières
répond, en les classant par thème, à cent vingt-quatre questions que
tout le monde se pose pour mieux vivre en société. Les adeptes y
puiseront de quoi tendre vers le quidam parfait. Les autres préféreront
appréhender ce recueil de chroniques, publiées précédemment dans le
quotidien Le Temps, sous l’angle du second degré. Et, avouons-le sans mauvaise manière: lu ainsi, c’est souvent très, très, drôle!
CM, Guide TV Loisirs
Fais pas ci fais pas ça
Manières premières. Pour être comme il faut, il faut ce qu’il faut.
Chaque jeudi, Sylviane Roche ergote sur les règles du savoir-vivre dans le journal Le Temps. Depuis plus de trois ans, elle répond à des questions telles que «comment réagir lorsqu’une personne lâche un vent?», «comment signaler à mes voisins que leurs ébats sont très bruyants?» ou «comment faut-il manger les spaghettis?» Un recueil des meilleurs extraits de ses réponses paraît chez Campiche sous le titre de RSVP, 124 questions à propos du savoir-vivre.
Cette «Madame Savoir-Vivre» est loin d’être une ringarde complètement
coincée (comme certaine baronne par alliance). Répondant avec humour et
légèreté à tous types de questions, elle se réfère toujours au
code des bonnes manières, mais elle n’hésite pas à actualiser les
manières un peu vieillottes. Un livre à lire bienvenu pour qui a oublié
qu’on ne passe pas sa vie accroché à son portable en société, qui se
cure avidement le nez au restaurant ou qui ne sait pas que tenir la
porte à une femme reste très apprécié (oh oui!).
ALINDA DUFEY, Vigousse
Le savoir-vivre évolue vite
Coopération. Très chère, d’où tenez-vous vos bonnes manières?
Sylviane Roche. Sans doute de mon éducation. Ma mère était assez
stricte sur les bonnes manières. J’ai grandi dans un milieu bourgeois,
mais aussi intellectuel et très anticonformiste à certains égards. Une
famille recomposée, avant que ça ne soit courant, où nous portons tous
des noms différents. Un père psychologue et une mère anthropologue, qui
a fait une carrière universitaire. Ils nous ont transmis plus que des
règles, un intérêt pour le code social. Nous avons toujours eu cette
vision d’un code social fondateur des rapports sociaux. Il ne s’agit
pas de faire étalage de ce que l’on sait pour inclure ou exclure mais
d’une sorte de photo des rapports sociaux. Cela m’amuse et m’intéresse
depuis toujours.
À l’heure des textos et des réseaux sociaux, n’est-ce pas une approche totalement désuète de la vie en société?
Pas du tout, à en juger par l’abondant courrier que je reçois et par le succès de mon livre – RSVP
– qui s’est déjà vendu à plus de deux mille exemplaires. Des gens de
tous âges réagissent, avec qui s’établit parfois une relation suivie…
Quand j’ai posé une question sur les règles de table en Autriche, j’ai
reçu cinquante-neuf réponses, toutes contradictoires d’ailleurs. Cela
confirme mon sentiment que beaucoup de gens sont paumés, ne savent plus
comment se comporter. Beaucoup de questions me donnent l’impression que
les gens se sentent dépassés, qu’ils n’ont pas reçu cette éducation et
craignent néanmoins d’être jugés sur leurs manières.
N’est-on pas d’abord désarmé par l’irruption de nouveaux moyens de communication?
Mon père, psychologue, réfléchissait aux rapports entre l’homme
et l’automobile. Je suis frappée par l’analogie: la voiture ne rend pas
les gens grossiers, pas plus que le téléphone portable. Mais révèle,
libère les comportements. La même théorie s’applique au portable, à
l’Internet, aux sms, aux mails. Ces instruments ne rendent pas les gens
grossiers mais leur donnent un sentiment d’impunité. L’automobiliste se
sent protégé dans sa bagnole, comme l’usager d’un ordinateur par la
distance qu’il induit et estime souvent qu’il peut tout se permettre.
Mais n’applique-t-on pas des règles dépassées?
Les manuels, même
récents, se contentent souvent de ressasser en les adaptant à peine de
très vieilles règles qui se réfèrent à un monde dépassé, c’est vrai…
Même si certaines questions sont éternelles. (Dois-je courir acheter
des couverts à poisson?) Le savoir-vivre évolue très vite. Mais pas
aussi vite que la société. Nous n’avons pas assez de recul pour avoir
établi des règles de comportement liées aux nouveaux médias. Je reçois
beaucoup de questions sur ces sujets. Des règles vont se mettre en
place, j’en suis convaincue, car il n’existe pas de société sans codes.
Allez-vous déboulonner la baronne de Rothschild?
Je ne veux déboulonner personne. Chacun son style. Ses conseils sont,
comme tant d’autres, normatifs et sa vision du monde n’est pas la
mienne. Je ne veux pas être dans la norme, je cherche à être dans
l’interrogation de la norme. Je me demande toujours pourquoi
transgresser et comment. C’est la différence fondamentale entre
l’étiquette, qui exclut, et le savoir-vivre, qui met de l’huile dans
les rouages et relève avant tout du cœur. C’est l’éternelle histoire
de la princesse qui boit l’eau du rince-doigts (pour ne pas humilier
ses hôtes). Le principe est de ne jamais faire perdre la face à
l’autre, quoi qu’il nous en coûte.
Ces règles ne sont pourtant pas universelles et varient d’une culture à l’autre…
Le savoir-vivre existe partout, mais n’est pas le même à la cour de
Versailles ou dans les campagnes, chez les loubards des banlieues ou à
l’Opéra de Zurich. Je me souviens que quand j’accompagnais mon père –
qui distribuait l’Huma le dimanche dans le quartier, à Paris – il
fallait s’arrêter partout et accepter le verre qu’on nous offrait. Ces
règles signifient quelque chose au sein du groupe. Elles vont à
l’encontre du morcellement et de l’individualisme absolu.
Que vous dénoncez énergiquement...
La tendance à l’individualisme se généralise et avec elle la
tendance à oublier l’autre, comme en témoigne l’usage du portable et
des SMS. On vit une infantilisation de la société, où je vois
clairement une influence américaine: égocentrisme, manière de
s’habiller et tutoiement généralisé, nourritures régressives. Mais je
crois que de plus en plus de gens en ont marre, comme en témoigne le
courrier que je reçois. Alors même si c’est un combat d’arrière-garde,
je vais dire avec Stéphane Hessel: indignons-nous!
Que faire contre tout cela?
Élever ses enfants.
Portrait de Sylviane Roche
Ses deux villes: Paris, où elle est née, dans le Marais, et où elle
retourne aussi souvent que possible. Lausanne, où elle arrive à l’âge
de vingt ans, se marie et a deux enfants, reprend des études de
lettres, songe à une thèse sur le thème de la politesse, y renonce.
L’idée resurgit, sous une forme plus journalistique.
Elle vit et travaille à Lausanne. On la connaît comme écrivain. Fidèle
à l’éditeur Bernard Campiche, Sylviane Roche a publié des nouvelles (Les Passantes), des romans (Le Salon Pompadour; Septembre; Le Temps des cerises) et des récits (L’Italienne). Elle est également enseignante, traductrice et a codirigé la revue Écriture.
Elle publie, depuis 2007, de délicieuses et incisives petites
chroniques sur le thème du savoir-vivre dans Le Temps. Celles-ci ont
été réunies dans RSVP, 124 questions à propos du savoir-vivre.
VÉRONIQUE ZBINDEN, Coopération
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