La musicienne et poétesse genevoise Catherine Fuchs livre dans Les Mots, peut-être
ses meilleurs poèmes, rédigés entre 1990 et 2013.Ils sont courts,
variant de quelques lignes – tels des haïkus japonais – à deux pages.
Le style est subtil, quoique sans artifices superflus, et la musicalité
évidente. Le ton général est emprunt d’une nostalgie propre aux
promenades d’automne, lorsque l’on rêvasse aux crève-cœurs de la vie en
marchant sur des branches qui craquent.
«En pleine course, il se peut qu’on t'appelle: un souffle sur la nuque
/ et puis rien qu’un léger retard / les autres déjà loin. Et
l’inquiétude comme une braise.»
MARIANNE GROSJEAN, Tribune de Genève
Sur la couverture du livre, la belle photo de Philippe Pache
accompagnant les poèmes de Catherine Fuchs qui viennent de paraître
dans la collection camPoche chez Bernard Campiche rend compte de
plusieurs aspects de sa poésie. Un arbre (très présent dans les poèmes)
et un petit personnage semblent peu à peu s' effacer dans un clair
brouillard; ils évoquent à la fois la ténuité éphémère et la profondeur
de textes qui cherchent à retenir, malgré tout, ce temps qui s'épanouit
au cœur des instants perdus
ce don à nul autre pareil
fruit des mains vides
et d'une lenteur secrète.
Le titre Les Mots, peut-être,
éponyme du dernier des quatre recueils qu'il rassemble, fait apparaître
une hésitation essentielle et originelle, toute frémissante, et traduit
une sorte d'attente aussi. Il englobe, parmi les autres titres, L'impossible absence et Traversée,
le premier paru précédemment chez Éliane Vernay en 1990 et le deuxième
chez Empreintes en 2005, dans une brume mouvante qui révèle autant
qu'elle cache, parfois inquiétante:
Tous ces mots qui s'étirent
se courbent sous le vent
reprennent un dessin
infiniment semblable
et toujours différent.
Comment risquer nos jours
à ces fumées légères?
Cette dernière question «Comment risquer nos jours» (et peut-être aussi
«pourquoi?») habite toutes les autres, nombreuses, qui structurent tous
les poèmes:
Qui gardera la mémoire?
Quel lieu reconnaîtra nos pas,
empreintes futiles
[...]
Qui, fouillant la transparence,
portera témoignage?
Dans le même élan, et contradictoirement, ils sont habités, irrigués
par une adhésion au monde et un acquiescement au langage, toujours
réitérés:
– toute question effacée
dans un flot d'écume.
C'est oui,
disons-nous.
Un «oui» se prolonge, se répète, et s'épanouit. Il relie l'intime et
l'universel dans le réseau persistant d'un assentiment renouvelé. Il se
déploie dans des poèmes épurés, aux vers courts, au rythme balancé:
Dire oui
aussi
pour l'arbre
qui s'offre au vent.
On marche à travers des paysages entraperçus, on est pris dans des
images soudaines, lumineuses, évidentes, repliées sur elles-mêmes comme
une fleur prête à s'ouvrir, qui s'ouvrira:
Une pivoine gorgée d'eau
brille sous le ciel fermé.
Tant de soleil au secret
alors que la pluie murmure
un printemps qui se cache.
Alexandre Voisard, dans la brève et limpide préface qui entame le
livre, écrit que la poète «appelle et épelle le monde». C'est vrai:
elle délie dans les mots ajustés tout un univers familier, quotidien,
qu'elle transforme en «nature morte», plutôt abstraite, parfois
simplement esquissée. Chaque tableau devient peu à peu un paysage
intérieur et méditatif, écartelé entre le bonheur aigu d'exister et la
douleur de vivre, souvent lancinante. Ces paysages, entre ciel et
terre, portent aussi l'émotion – raisons et sentiments – du lecteur
dans leur cercle, dans leurs ondes.
On peut suivre une évolution dans la chronologie des œuvres ici
présentées. Les préoccupations semblent pérennes, inquiétude et joie
emmêlées, avec peut-être une interrogation de plus en plus tenace sur
le pouvoir de la poésie au fur et à mesure que l'on avance. La manière
d'écrire, elle, après avoir été très stable, change dans le dernier
recueil Les Mots, peut-être.
Les poèmes qui inaugurent ce recueil prennent des formes plus brusques,
moins lyriques, comme pour éprouver la force réelle des vocables et de
la syntaxe à épouser notre vie, à retenir quelque chose dans les
arrangements de lettres et de grammaire. Il m'a semblé, mais je n'en
suis pas sûre du tout, que ces textes qui jouent plus que les autres
portaient en eux une ironie. La fin du recueil retrouve en effet avec
perspicacité le rythme intérieur qui les fait respirer et nous fait
éprouver la présence singulière de Catherine Fuchs. Rien ne parvient
vraiment à entamer un bonheur d'être au monde déchiré et déchirant. Une
confiance inaltérable dans le langage, même très interrogée, affirme
qu'il peut rendre partageable toute expérience humaine, sans que l'on
puisse jamais être certain de la réussite de l'entreprise.
Même si et parce que «le néant est signé d'une mémoire», une telle
confiance, relancée dans l'effort et l'abandon, émeut et convainc:
que tous les mots s'accordent
au seul bruissement
de ce qui ne peut se dire
et qui attend
pourtant
d'être dit.
L'attente de la poète rejoint celle du monde. A elles deux, elles
tissent des poèmes où chacun d'entre nous peut retrouver comme en écho
– intacte et infinie – la renaissance de son propre désir, la forme de
sa propre existence dans le monde:
Une ligne, des formes
l'horizon et l'abîme
quelqu'un pour le dire
à la croisée des chemins
et tout peut commencer.
La préface d’Alexandre Voisard:
Tout poète épris de son temps, dont il scrute les pulsations, les
contradictions et les brûlures, s’y implique par nécessité. C’est ainsi
que le spectacle du monde qu’il (elle) considère, accoudé (e) à sa
fenêtre, lui renvoie comme en miroir sa propre image si souvent
diffractée.
Dans son univers familier, sa quotidienneté où se révèlent en manière
de papier sensible de photographie le lit, la fenêtre, les nuages et
les oiseaux dans les arbres, Catherine Fuchs appelle et épelle le
monde, ralliant ces voyants qu’elle-même nomme les « déchiffreurs du
ciel ». Quand la contemplation d’une nature morte sur la table
s’élargit aux meubles puis à l’espace de la chambre, c’est celle-ci qui
prend la rue à témoin de cette dilatation de l’espace familier. Et
enregistre le tremblement du temps dès la surface des choses avant que
le paysage intime ne s’estompe dans le magma urbain.
Perdre
puisqu’il le faut
mais pourquoi si tôt
quand tout est encore là?
Il n’y a pas de répit dans cette confrontation si insistante. La
relation d’altérité essentielle qui anime la poète ne masque en rien la
réalité de la douleur de vivre. Quand l’intime rejoint l’universel,
l’osmose ne sait dissimuler la «blessure inoubliable».
L’enfant passe
celui que tu fus
celui que tu portes
et celui que tu n’auras pas.
L’interrogation qui traverse de part en part le don de soi et l’accueil
de l’autre se résumerait-elle à l’équation à jamais en suspens: qui se
dérobe? qui dérobe? La quête patiente de l’autre s’accompagne d’élans
harmoniques qui élèvent la méditation à hauteur de chant, comme on dit
d’un corps: battu jusqu’au sang. Sans doute la pratique quotidienne
d’un art voisin offre-t-elle à cette musicienne la clef irriguant les
territoires que la mémoire s’obstine à sarcler pour en exalter les
résonances autant que le sens premier. Le verbe alors afflue et ordonne
la gerbe couronnant la longue épreuve d’un cheminement vers une
possible lumière.
Que tous les mots s’apaisent
comme une eau
loin des vents
que tous les mots s’accordent
au seul bruissement
de ce qui ne peut se dire
et qui attend
pourtant d’être dit.
ALEXANDRE VOISARD
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