Son premier roman, Dans la gueule de la baleine guerre
(Seuil, 2007), avait été un coup de maître. Jean-François Haas,
enseignant en Suisse, avait impressionné et récolté des prix: le prix
Schiller 2007 et le Prix Dentan 2008 […]. Après J’ai avancé comme la nuit vient (Seuil, 2010), Le Chemin sauvage
qui paraît ces jours est le troisième roman de Jean-François Haas, et
c’est sans doute aussi le plus accessible. Qu’on n’y voie pas pour
autant un amoindrissement de son travail, car la limpidité du propos et
du texte n’enlève ni à la beauté, ni à la richesse de l’écriture, ni à
la force de l’histoire qu’il raconte. Il y a d’abord, dans ce Chemin sauvage,
une campagne luxuriante, secrète, obtuse parfois – elle a ses grottes,
ses étangs, ses arbres qui chuchotent des histoires –, son village, sa
laiterie, ses fermes aux volets clos et la modernité qui la menace. Ce
monde moderne qui promet de bousculer l’ordre ancien, c’est celui du
barrage que les hommes travaillent à construire et qui engloutira
bientôt une part de ce petit univers campagnard; c’est aussi celui des
baraquements installés aux abords du village et où vivent les Italiens.
Certains les appellent «les Tchinks», signe qu’on est bien en Suisse
quand débarquaient ces travailleurs venus, tout seuls, de la Péninsule,
leurs familles restées au pays. Il est encore loin le temps où les
Suisses se mettront à manger de la mozzarella, à cuire leurs pâtes al
dente et à s’extasier sur les modes italiennes. Au village, on ne les
aime pas du tout ces émigrés, ces hommes «aux yeux de loup» à qui on
n’a rien demandé et qui n’ont qu’à travailler et se tenir à carreau.
Rares sont les enfants qui osent goûter à leur «pizza»… Bien que ses
petits camarades le moquent comme un trouillard, le narrateur, lui, n’a
pas peur des Italiens et la pizza lui plaît. C’est un enfant de presque
12 ans dont le père, ouvrier et syndicaliste, refuse de jouer aux jeux
dangereux de l’exclusion auxquels se livrent les villageois. Le petit
narrateur l’a bien compris et il s’attache à tous ceux qu’on raille
trop facilement. L’enfant connaît le poids des choses. Il joue à la
guerre, qui est encore fraîche dans la mémoire des pères dont on
invente ou magnifie l’héroïsme pour impressionner ses camarades. La
mort est partout présente autour de lui: dans les récits de guerre,
mais aussi dans sa famille. Il a perdu son frère aîné, emporté par la
maladie. Sa vie est ponctuée par les visites au cimetière à ce «frère
qui est silence» et qui l’accompagne encore, muet, dans ses jeux. Et
très vite, le narrateur va perdre un autre amour d’enfance, la belle
Myriam, une orpheline «misée» – c’est-à-dire adoptée en tant que
servante – dans une famille de paysans brutaux. Myriam dont les formes
naissantes allument malgré elle le désir des hommes. Elle va bientôt
disparaître et sera retrouvée morte près de l’étang. Qui a tué Myriam?
La question sera le moteur du texte qui, dès lors, prend des allures de
policier… Mais Le Chemin sauvage
n’est pas qu’un simple polar. Le soupçon qui rôde et se pose tour à
tour sur plusieurs personnages est le révélateur des peurs et des
hantises de cette communauté campagnarde. Les Italiens? L’homosexuel
qui a eu le malheur de laisser transparaître ses préférences? Le curé
un peu trop humaniste? Le père syndicaliste? Le simple d’esprit? Les
vieux Gitans? La liste est longue de ceux qui ont peut-être voulu nuire
au village et à ses habitants. Le petit narrateur raconte à la police
les harcèlements dont Myriam était l’objet à la ferme, et la tension
monte. Peu à peu, deux camps se dessinent. Sous le vernis bonhomme des
fêtes paysannes, l’horreur pointe, menaçant et finalement détruisant le
vert paradis des amours et des sensations de l’enfance. La trame du
roman se promène un peu du côté de Simenon. Mais le projet de
Jean-François Haas est aussi celui d’un humaniste qui veut pointer le
racisme et la haine; qui veut dénoncer la détresse des exclus en écho
peut-être à d’autres exclusions plus contemporaines celles-là. Et
surtout, tout cela ne ferait qu’un bon roman de plus, si la chronique
de cette enfance à la campagne ne fourmillait pas de détails propres à
réveiller les mémoires, si les fantômes n’affleuraient pas partout sous
la surface des choses, et surtout si l’écriture, tapie dans ses
buissons de mots, n’explosait pas de poésie et d’ingéniosité. «Une
tanche vient jouer de ses vieux ors sous les branches du saule au tronc
noir, fendu comme un boeuf écorché, qui baignent dans l’étang: un
poissonaux reflets d’argent bleu […] la suit qui descend dans l’ombre
verte du fond où semble battre un incertain labyrinthe de racines». Il
y a un goût du verbe croquant, vibrant, qui pare de couleurs
chatoyantes et riches cet étonnant Chemin sauvage. Le troisième roman de Jean-François Haas est une réussite, un beau roman classique et prenant.
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps
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