Le Chemin sauvage, de Jean-François Haas
Mais qui donc a tiré sur la jeune et jolie Myriam, «misée» par une
famille de paysans rustres et brutaux? Le grand-père à la belle
moustache blanche? Son penchant pour les petites filles est notoire.
C’est le suspect numéro un. Mais on ne touche pas à la famille – par
peur? Par lâcheté? Peur et lâcheté ne sont souvent que les deux volets
de l’aspect noir de l’âme humaine. Le dragon chevauchant son cheval
roux ou au volant de la Studebaker rouge? Paulin le simple d’esprit? Ou
le vagabond qui hante les bois?
Il faudra emprunter les méandres de l’histoire pour connaître le visage du violeur et du meurtrier. Non, Le Chemin sauvage n’est
pas un polar, même s’il en a les caractéristiques. Il est plus que
cela. Un état des lieux de la vie dans la campagne fribourgeoise il y a
une soixantaine d’années, avec ses orphelinats sous la houlette de
l’Église et ses enfants «misés», maltraités, abusés.
Ils seront des milliers en Suisse. L’horreur a fini par éclater au
grand jour. La Confédération a offert 20 000 francs de
dédommagement à chaque survivant de cette époque terrible. Comme si
l’argent pouvait effacer la souffrance de leur chair et de leur cœur.
Roman poignant
Le Chemin sauvage est un
récit fort, dense, qui vous habite et qui laisse des traces dans la
mémoire, comme le feraient les cercles d’un galet lancé à la surface de
l’étang. Cet étang et ses berges qui sont le terrain de jeu du
narrateur et de ses amis: Tonio qui rêve d’un père, héros magnifique,
ou le tendre Rémi. Cet étang qui deviendra lac après la construction du
barrage.
Dans le roman, une xénophobie galopante gangrène les villageois. Les
Italiens, ces «hommes au yeux de loup» sont les premiers visés.
Entassés dans des baraquements – ceux-là mêmes qui avaient hébergé des
soldats russes à la Deuxième Guerre mondiale – ils sont employés à la
construction du barrage. «Qu’ils viennent travailler, ça, oui, mais
qu’ils se contentent de travailler et puis qu’ils rentrent chez eux. On
les paie c’est déjà bien assez d’argent qui s’en va d’ici», s’était
offusquée une villageoise. Et puis, on les accuse de s’en prendre aux
filles du lieu.
Langue opulente
L’écriture est foisonnant. Si l’auteur répète des mots, c’est pour leur
imprimer plus de poids. La poésie traverse le roman, l’irradie. Elle
fait des phrases des incandescences fleuries. C’est d’une beauté à
couper le souffle! C’est elle qui nous soutient dans les descriptions
dures, abruptes, lourdes à porter.
Jean-François Haas, dont c’est le troisième ouvrage, a été auréolé de nombreux prix. Le Chemin sauvage a été réédité chez Bernard Campiche cet automne, en édition camPoche. Un livre à savourer lors des froides soirées.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus
Son premier roman, Dans la gueule de la baleine guerre
(Seuil, 2007), avait été un coup de maître. Jean-François Haas,
enseignant en Suisse, avait impressionné et récolté des prix: le prix
Schiller 2007 et le Prix Dentan 2008 […]. Après J’ai avancé comme la nuit vient (Seuil, 2010), Le Chemin sauvage
qui paraît ces jours est le troisième roman de Jean-François Haas, et
c’est sans doute aussi le plus accessible. Qu’on n’y voie pas pour
autant un amoindrissement de son travail, car la limpidité du propos et
du texte n’enlève ni à la beauté, ni à la richesse de l’écriture, ni à
la force de l’histoire qu’il raconte. Il y a d’abord, dans ce Chemin sauvage,
une campagne luxuriante, secrète, obtuse parfois – elle a ses grottes,
ses étangs, ses arbres qui chuchotent des histoires –, son village, sa
laiterie, ses fermes aux volets clos et la modernité qui la menace. Ce
monde moderne qui promet de bousculer l’ordre ancien, c’est celui du
barrage que les hommes travaillent à construire et qui engloutira
bientôt une part de ce petit univers campagnard; c’est aussi celui des
baraquements installés aux abords du village et où vivent les Italiens.
Certains les appellent «les Tchinks», signe qu’on est bien en Suisse
quand débarquaient ces travailleurs venus, tout seuls, de la Péninsule,
leurs familles restées au pays. Il est encore loin le temps où les
Suisses se mettront à manger de la mozzarella, à cuire leurs pâtes al
dente et à s’extasier sur les modes italiennes. Au village, on ne les
aime pas du tout ces émigrés, ces hommes «aux yeux de loup» à qui on
n’a rien demandé et qui n’ont qu’à travailler et se tenir à carreau.
Rares sont les enfants qui osent goûter à leur «pizza»… Bien que ses
petits camarades le moquent comme un trouillard, le narrateur, lui, n’a
pas peur des Italiens et la pizza lui plaît. C’est un enfant de presque
12 ans dont le père, ouvrier et syndicaliste, refuse de jouer aux jeux
dangereux de l’exclusion auxquels se livrent les villageois. Le petit
narrateur l’a bien compris et il s’attache à tous ceux qu’on raille
trop facilement. L’enfant connaît le poids des choses. Il joue à la
guerre, qui est encore fraîche dans la mémoire des pères dont on
invente ou magnifie l’héroïsme pour impressionner ses camarades. La
mort est partout présente autour de lui: dans les récits de guerre,
mais aussi dans sa famille. Il a perdu son frère aîné, emporté par la
maladie. Sa vie est ponctuée par les visites au cimetière à ce «frère
qui est silence» et qui l’accompagne encore, muet, dans ses jeux. Et
très vite, le narrateur va perdre un autre amour d’enfance, la belle
Myriam, une orpheline «misée» – c’est-à-dire adoptée en tant que
servante – dans une famille de paysans brutaux. Myriam dont les formes
naissantes allument malgré elle le désir des hommes. Elle va bientôt
disparaître et sera retrouvée morte près de l’étang. Qui a tué Myriam?
La question sera le moteur du texte qui, dès lors, prend des allures de
policier… Mais Le Chemin sauvage
n’est pas qu’un simple polar. Le soupçon qui rôde et se pose tour à
tour sur plusieurs personnages est le révélateur des peurs et des
hantises de cette communauté campagnarde. Les Italiens? L’homosexuel
qui a eu le malheur de laisser transparaître ses préférences? Le curé
un peu trop humaniste? Le père syndicaliste? Le simple d’esprit? Les
vieux Gitans? La liste est longue de ceux qui ont peut-être voulu nuire
au village et à ses habitants. Le petit narrateur raconte à la police
les harcèlements dont Myriam était l’objet à la ferme, et la tension
monte. Peu à peu, deux camps se dessinent. Sous le vernis bonhomme des
fêtes paysannes, l’horreur pointe, menaçant et finalement détruisant le
vert paradis des amours et des sensations de l’enfance. La trame du
roman se promène un peu du côté de Simenon. Mais le projet de
Jean-François Haas est aussi celui d’un humaniste qui veut pointer le
racisme et la haine; qui veut dénoncer la détresse des exclus en écho
peut-être à d’autres exclusions plus contemporaines celles-là. Et
surtout, tout cela ne ferait qu’un bon roman de plus, si la chronique
de cette enfance à la campagne ne fourmillait pas de détails propres à
réveiller les mémoires, si les fantômes n’affleuraient pas partout sous
la surface des choses, et surtout si l’écriture, tapie dans ses
buissons de mots, n’explosait pas de poésie et d’ingéniosité. «Une
tanche vient jouer de ses vieux ors sous les branches du saule au tronc
noir, fendu comme un boeuf écorché, qui baignent dans l’étang: un
poissonaux reflets d’argent bleu […] la suit qui descend dans l’ombre
verte du fond où semble battre un incertain labyrinthe de racines». Il
y a un goût du verbe croquant, vibrant, qui pare de couleurs
chatoyantes et riches cet étonnant Chemin sauvage. Le troisième roman de Jean-François Haas est une réussite, un beau roman classique et prenant.
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps
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