Printemps
1940. La vie est difficile en Suisse et l’inquiétude croissante. Hitler
va-t-il traverser la Suisse pour attaquer la France?
Au Schauspielhaus, théâtre de Zurich, de grands acteurs, juifs et/ou
communistes, réfugiés ayant fui l’Allemagne nazie, travaillent à
monter les Faust I et Faust II
de Goethe. Il s’agit là de faits historiques pour lesquels
l’auteur, comme elle le fait à chaque fois, a réuni une précieuse
documentation.
Elle nous raconte la vie trépidante du «compte à rebours», qu’on
appelle au théâtre la tempête des heures, vue par Ella, jeune réfugiée
qui arrive à pied de Pologne où a disparu toute sa famille.
C’est une image d’une autre Suisse, celle qui accueille et protège. Le
Schauspielhaus malgré les difficultés et la peur présente à chaque
instant, continue à préparer la première de Faust II, qui sera un succès extraordinaire.
Monter un spectacle avec tant de soins (et de difficultés) semble une
gageure dans l’ambiance inquiète de l’époque et par des artistes
réfugiés à l’avenir précaire. Mais il y avait là toute la force de
résistance de l’esprit et la force et le courage de croire tout de même
en l’avenir.
On a beaucoup parlé, en bien et en mal, de la Suisse pendant la guerre.
Nous avons là un témoignage que certaines valeurs y subsistaient et
qu’elles méritaient d’être relevées.
JULIETTE DAVID, Le Messager suisse
Pendant
la guerre, le Schauspielhaus de Zurich est devenu un phare de la scène
de langue allemande. Les plus grands acteurs, juifs, communistes ou les
deux, y trouvèrent refuge. «Un théâtre où se trouvent réunis les
équivalents allemands de Louis Jouvet, Jean Gabin, Greta Garbo, Jean
Marais, Michel Simon, Clark Gabble, Arletty, j’en passe et des plus
célèbres», s’émerveillait Ludmilla Pitoëff. Maria Becker, Therese
Giehse, Wolfgang Langhoff, le père du metteur en scène Matthias
Langhoff, ont maintenu, grâce à la Suisse, l’honneur du théâtre
allemand. Dans un roman très documenté, Anne Cuneo retrace cet épisode
un peu oublié en suivant l’exode d’une petite réfugiée polonaise issue
du théâtre yiddish.
ISABELLE RÜF, Le Phare
Quand le Schauspielhaus de Zurich était l’ultime rempart contre la barbarie
Les deux cents nonante pages du dernier roman d’Anne Cuneo se referment
et l’immédiateté du sentiment nous envahit. Un petit air étrange,
identique à celui qu’a fait souffler François Truffaut dans son chef
d’œuvre Le Dernier Métro.
Sauf que là, le théâtre n’est pas parisien mais zurichois: le
Schauspielhaus. En ce mois de mai 1940, l’institution zurichoise vit
des heures dramatiques. Les hordes fascistes sont aux portes de la
Suisse. Haletante, Aurélia Frohberg – celle qui porte sur scène le nom
d’Ella Berg a fui les pogroms nazis et l’extermination des juifs de
Pologne. Ultime survivante de l’horreur dans sa famille d’artistes –
elle arrive sans le sous à Zurich et demande protection au metteur en
scène Leopold Lindtberg, qui monte le Faust
de Goethe sur la scène du Schauspielhaus. Anecdote historique, roman,
histoire d’amour… Un peu de tout cela chez Anne Cuneo. «Le
Schauspielhaus de Zurich avait effectivement programmé Faust
au printemps 1940, glisse Anne Cuneo. D’ailleurs Goebbels, alors
ministre de la propagande du Reich, avait lancé à Hitler que si Zurich
était envahie, deux choses devaient immédiatement disparaitre: la
caserne militaire et le Schauspielhaus.» C’est qu’aux yeux des nazis,
le fameux théâtre zurichois traînait avec lui une dangereuse réputation
de débauche. Un repère de juifs et de communistes qu’il s’agissait de
faire disparaitre au plus vite. «Les scènes suisses de langue allemande
sont restées les seuls théâtres germanophones d’Europe indépendants de
Berlin», écrit Anne Cuneo. Dès lors, le sentiment d’autonomie qui
transpire au gré des pages n’est pas une simple vue de l’esprit. «Ah
non, s’emporte Anne Cuneo, à cette époque le Schauspielhaus dégageait
cette atmosphère étrange propre au sentiment de liberté qui peut
s’exprimer dans les moments intenses de la vie. Je me souviens des
récits d’Anne-Marie Blanc ou d’Ettore Cella, alors comédiens au
Schauspielhaus qui me contaient que certains artistes portaient sur
eux, les soirs de représentations, une capsule de cyanure. Ils auraient
préféré se suicider plutôt que de se rendre aux nazis.» Une anecdote
qui ne manque pas de panache, relatée avec finesse dans le roman d’Anne
Cuneo. Une fièvre qui court et qui s’empare du lecteur comme pour mieux
rappeler le persiflage qui a été la réponse imparable à la barbarie.
«Durant cette époque, Zurich a toujours gardé la tête haute. Un cabaret
comme Le Cornichon est resté
ouvert pendant toute la guerre et durant le conflit les nazis ont
gardés un œil sur ses activités considérées à leurs yeux comme
subversives. À tel point que l’ambassade d’Allemagne avait adressé des
protestations officiels envers la Confédération» rigole Anne Cuneo.
L’ambiance a bien changé du côté du Schauspielhaus qui doit désormais
composer avec des sponsors privés. Une autre époque qui rend la lecture
de ce roman intacte dans son devoir de mémoire, ne serait-ce que pour
nous préserver de la barbarie…
DANIEL BUJARD, La Côte
Dans
son dernier roman, Anne Cuneo rappelle la grande peur des Suisses en
1940, et le rôle du théâtre de Zurich. Elle parle de son travail et des
livres
Votre dernier roman, La Tempête des heures, se passe dans le milieu théâtral de Zurich durant la guerre. Pourquoi ce choix?
Anne Cuneo: J’habite à Zurich. Ce sont des histoires dont on entend parler ici et j’ai eu envie d’en faire quelque chose.
Vos personnages ont peur de l’invasion nazie mais ils forment un petit groupe qui fait preuve d’une belle résistance.
J’ai pris une histoire qui se passe dans un endroit, le théâtre de
Zurich, mais c’est une histoire que beaucoup de Suisses ont vécue, si
j’en juge par les réactions que j’ai reçues depuis. Des gens de toutes
les régions du pays m’ont dit: «Moi aussi… Mes parents m’ont raconté…
Quand j’étais petit… Je me souviens…»
Dans votre roman, la pièce en préparation est Faust de Goethe. Etait-ce une façon de dénoncer Hitler comme une figure diabolique?
La pièce, ce n’est pas mon choix, c’est le choix de cette troupe. Bien
que cela ne soit nulle part dit explicitement, j’imagine que le sens
que vous donnez était sous-entendu entre ces comédiens. De là l’urgence
qu’il y avait à aller jusqu’au bout et à jouer Faust II,
pour montrer qu’à la fin Méphisto est vaincu. Car, dans le premier
«Faust», Méphistophélès a réussi dans ses entreprises. Alors que la fin
du second Faust marque sa défaite. J’imagine que pour des comédiens et metteurs en scène à cette époque, ce sens-là était très présent.
Le général Guisan a-t-il vraiment encouragé la pièce en 1940, pour afficher l’indépendance de la Suisse?
Le 10 mai, au moment où il était à craindre que l’Allemagne envahisse
la Suisse, l’état-major en a donné l’ordre: «Ce soir, les théâtres
restent ouverts.»
Car la plupart de vos personnages ont réellement existé?
Oui, mais c’est quand même un roman, l’histoire d’une petite jeune
fille qui arrive en Suisse, à un moment terrible. La narratrice est un
personnage romanesque mais c’est un archétype. Au moins vingt personnes
m’ont déjà dit que je m’étais inspirée de leur histoire familiale: «Ma
mère est arrivée en Suisse comme ça.» «Comment connaissiez-vous
l’histoire de ma famille?»
Dans la littérature, vous
abordez tous les genres, le roman, le théâtre, la poésie, le roman
policier aussi… Tout vous intéresse?
La littérature, c’est la littérature. Raconter des histoires, c’est
raconter des histoires. Les étiquettes, ce sont les autres qui les
mettent. Ce ne sont pas les artistes ni les écrivains. Aucun artiste
n’a jamais dit: «Je suis cubiste.» J’aime raconter des histoires. Que
ce soit dans un livre, dans un roman policier ou dans un film, cela
m’est égal. Une histoire me frappe et j’ai envie de la raconter.
J’utilise alors les moyens les plus appropriés à disposition pour la
raconter. Les gens veulent que je sois un écrivain ou une cinéaste.
Moi, je ne vois pas de contradiction.
Irez-vous au Salon du livre à Genève en mai?
Oui. J’y serai. J’adore le contact avec les lecteurs. Le Salon du livre
est le meilleur lieu pour cela. Le reste de l’année, je n’ai pas le
temps. Je devrais avoir un secrétariat pour répondre au courrier que je
reçois et aux sollicitations, ce qui n’est pas le cas. Je reçois des
lettres et, très malpoliment, je ne réponds pas. Je le regrette, mais
si je répondais à toutes les lettres, je n’écrirais plus.
Vous écrivez des livres à succès, êtes aussi scénariste, cinéaste, journaliste, enseignante, pourquoi tant d’activités?
Il faut gagner sa vie! J’ai commencé par être enseignante mais cela me
déplaisait. J’adorais les élèves, mais l’administration était
compliquée. J’ai trouvé la possibilité de faire du journalisme et j’ai
changé de métier. J’ai travaillé toute ma vie comme journaliste, à
mi-temps. Avec l’autre mi-temps, j’ai écrit, fait des films. Cela fait
quarante ans que je vis comme cela. Alors j’ai eu le temps d’en faire
beaucoup. Je ne me suis pas reposée sur mes lauriers et n’ai jamais
arrêté. Déjà petite, j’étais une hyperactive, de ces enfants qu’on met
au fond de la classe parce qu’ils remuent trop quand ils sont devant.
Vous parlez couramment quatre langues?
C’est le destin des immigrés. La plupart des immigrés en Suisse de
première ou de deuxième génération parlent deux langues au minimum et
si cela se trouve trois ou quatre. Un Yougoslave de Pristina qui habite
à Zurich parle le serbo-croate, l’albanais, l’allemand, le
schwiizerdütsch, et peut-être encore l’anglais.
Des personnes parlent de vous comme d’une femme courageuse. Êtes-vous courageuse?
Merci du compliment. Mais je n’ai rien à ajouter. Les gens courageux ne
savent pas qu’ils le sont. Je ne dis pas: «J’ai du courage.» Je fais
les choses naturellement. D’autres pensent que c’est du courage. Nous
revenons toujours aux étiquettes. Aux gens que je trouve courageux, si
je le leur disais, ils me répondraient: «Mais de quoi tu me parles?»
Pour moi, c’est la même chose.
Vous avez travaillé dans les médias. Comment les évaluez-vous aujourd’hui?
C’est une longue histoire, et compliquée en plus. Il faudrait parler du
service public, de la presse privée. La presse a beaucoup changé et le
journalisme dans lequel j’ai commencé n’est certes pas celui qui se
fait maintenant. Mais je ne veux pas porter de jugement tranchant. Je
ne suis pas de ceux qui disent que tout est foutu, qu’il n’y a plus de
journalistes.
La religion a-t-elle joué un rôle dans votre vie?
Elle a joué un rôle. On me l’a imposée à coups de triques jusqu’à l’âge
de 14 ans. De manière physiquement brutale. Ce qui a eu comme résultat
que je n’ai plus voulu en entendre parler. Si je vivais dans un pays où
il était obligatoire d’adhérer à une religion, je pencherais
éventuellement vers le protestantisme, ou plus facilement vers le
bouddhisme.
La France vient de vous honorer en vous nommant Commandeur de l’Ordre du mérite. Qu’est-ce que cela vous inspire?
D’autres prix ont été gagnés avec mon travail, avec mes livres. Là,
c’est très gentil mais je ne sais pas que dire car je n’ai pas eu
d’explications sur ce qui m’a valu cette nomination.
Anne
Cuneo a consacré en 2010 un livre à la comédienne Anne-Marie Blanc, qui
a notamment illuminé les planches du Schauspielhaus de Zurich. C’est
dans ce théâtre que retourne aujourd’hui l’écrivain, à travers une
fiction cette fois. Elle fait revivre du coup une page méconnue ou
oubliée de l’histoire, et pourtant assez extraordinaire. Car pendant la
Seconde Guerre mondiale, certains comédiens, metteurs en scène,
décorateurs juifs et/ou communistes allemands ont trouvé refuge au
Schauspielhaus. Cette scène a ainsi acquis un poids artistique
considérable.
On rencontre donc dans ce récit des artistes célèbres, à l’instar du
Berlinois Wolfgang Langhoff (père de Matthias qui a dirigé le Théâtre
de Vidy) ou de la comédienne Therese Giehse. L’action se passe en 1940
alors que la menace d’une invasion allemande pousse les uns à l’exode
et incite les autres à la prudence.
À cette tension se rajoute pour la troupe de théâtre l’incertitude de savoir si la première de Faust II
de Goethe pourra être jouée. Dans le contexte d’alors, cette pièce
symboliserait la manipulation du peuple par Hitler à travers la
relation Faust-Méphistophélès. Les répétitions se passent par
conséquent dans un climat à la fois anxieux, exalté et solennel, les
protagonistes étant conscients de l’importance de résister à la folie
nazie par l’art.
Chacun jouera la pièce avec du cyanure sur lui, au cas où les choses
tourneraient mal. Cet élément véridique a été un des moteurs du récit,
note Anne Cuneo dans une postface fort explicative. Autres motivations
pour la romancière, l’envie de contrecarrer l’idée selon laquelle la
Suisse aurait profité de la guerre, et celle de parler de ces mariages
de circonstance entre Suisses et Juifs (Juives surtout), conclus dans
l’urgence mais parfois durables.
Le matériel d’archives de ce livre est passionnant, et l’auteure,
rompue au roman historique, sait comment tricoter une fiction autour du
réel. Et pourtant, le résultat ne convainc pas tout à fait. D’abord
parce que le roman est principalement tissé de dialogues tantôt creux,
tantôt trop didactiques (supposés nous renseigner sur tel ou tel aspect
dramaturgique ou historique). Quant aux personnages, ils sont trop
réduits à des noms et à des silhouettes servant le récit, à part Ella,
l’héroïne centrale. Ella a fui l’Allemagne et les nazis pour Zurich,
son père lui ayant recommandé de se mettre sous la protection du
metteur en scène du Faust II.
Dès son arrivée, la jeune femme rencontre Nathan, son futur mari,
assistant du metteur en scène. Elle participera par la suite au montage
de la pièce, dans une ambiance sans doute idéalisée, toute en
solidarité et en bienveillance.
Par ailleurs, avec Ella et Nathan qui est tombé instantanément amoureux
d’elle, on se trouve dans des pages cousues de fil rose, et on s’étonne
du manque de nuances entourant le destin de cette héroïne pathétique.
Victime persécutée par les nazis, qui ont déporté sa famille entière,
elle n’est que douceur, bonté, et grandit en beauté au fil des pages.
La romancière semble s’identifier avec la protagoniste. En tous les
cas, elle n’a pas ménagé entre son héroïne et elle-même une distance
suffisante pour que le lecteur puisse s’y glisser.
Au final, dans ce roman, le contraste est conséquent entre l’indéniable
intérêt du sujet et son traitement peu inspiré. Il y a heureusement des
éléments plus convaincants, par exemple lorsqu’Ella se demande comment
réagir face à une déclaration d’amour, ayant comme seul exemple des
scènes de théâtre.
Reste qu’Anne Cuneo est un des auteurs romands qui a le plus de lecteurs, et nul doute que La Tempête des heures trouvera un nombreux public; tant mieux pour cette page d’histoire suisse aujourd’hui tirée de l’oubli.
La Suisse au moment du plus grand péril
Dans son dernier roman, Anne Cuneo évoque avec maestria les grandes heures du «Schauspielhaus» de Zurich en avril-mai 1940
Auteure prolifique, Anne Cuneo a abordé tous les genres littéraires: récits autobiographiques (depuis Gravé au diamant en
1967), pièces de théâtre, poésie, essais littéraires, polars à contenu
social, et surtout romans historiques. L’époque de la Renaissance avec
sa floraison intellectuelle et artistique lui est particulièrement
chère: Le Trajet d’une rivière (1993) et Le Maître de Garamond (2002) ont remporté un légitime succès.
Dans La Tempête des heures récemment
paru, Anne Cuneo a choisi d’évoquer la vie d’un théâtre d’exception à
une période exceptionnelle de l’histoire contemporaine. Sur le plan
strictement littéraire, le roman est réussi: dialogues incisifs,
personnages de fiction crédibles auxquels l’on s’attache, dont on peut
partager les sentiments, les émotions, et qui n’apparaissent pas comme
de simples véhicules d’idées, écueil auquel n’échappe pas toujours le
roman historique. Toute l’histoire est portée par le récit souvent
pathétique, mais non dénué d’humour, de la jeune Ella Berg qui a vécu
toute sa jeunesse dans l’atmosphère du théâtre yiddish familial, et
quasi miraculeusement échappée de l’enfer nazi en Pologne occupée. Sans
doute l’histoire de son mariage (de raison? d’amour?) avec un jeune
médecin et officier suisse frise-t-elle parfois le sentimentalisme,
mais le personnage est si attachant…
La grande qualité de ce livre est surtout de nous faire partager, et de
façon palpitante, tout ce qui fait la vie d’un théâtre en pleine
préparation d’un spectacle particulièrement ambitieux, la
représentation du Faust II de
Goethe. Et là, le roman, avec sa part de fiction, est proche de la
réalité. L’auteur s’appuie en effet sur des références archivistiques
et bibliographiques solides.
Depuis l’avènement du nazisme, Zurich et en particulier
son Schauspielhaus sont devenus les lieux de refuge et de
travail de toute une intelligentsia allemande, souvent juive, parfois
communiste, l’un n’excluant pas l’autre. En créant une œuvre maîtresse
de l’écrivain qui représente la quintessence de l’humanisme germanique,
le théâtre de la ville préserve cet humanisme de la main immonde du
nazisme. Mêlés aux personnages de fiction, on retrouve donc dans La Tempête des heures
de grandes figures du théâtre allemand sous la république de Weimar: le
metteur en scène Leopold Lindtberg, qui doit aussi sa célébrité à ses
réalisations cinématographiques (Le Fusilier Wipf, La Dernière Chance); le comédien Wolfgang Langhoff, auteur du livre antinazi Les Soldats du Marais et
père de Matthias qui, entre 1989 et 1991, dirigera le Théâtre de Vidy à
Lausanne; l’actrice Therese Giehse qui, malgré son immense renommée
outre-Rhin, a choisi de dire non à Hitler; ou encore Oskar Wältelin,
directeur du Schauspielhaus jusqu’à la veille de sa mort en
1962. Même la Suissesse Anne-Marie Blanc, alors toute jeune actrice, et
dont Anne Cuneo a été la biographe et l’amie, occupe une petite place
dans le roman.
À travers la préparation du Faust,
rendue particulièrement ardue parce que le temps manque (ce qui
justifie le titre), et que de nombreux collaborateurs du théâtre sont
mobilisés, l’auteure restitue de façon haletante le travail du metteur
en scène et de ses assistants, des comédiens, des décorateurs, des
costumiers… Les heures passent, inexorablement, dans la préparation
fébrile de la première dont la représentation constitue la fin du livre.
Tout cela sur une toile de fond historique de plus en plus inquiétante,
qui occupe les esprits lorsque les exigences du théâtre ne les
mobilisent pas pleinement. La situation militaire est l’objet des
discussions pendant les pauses, elle revient comme un leitmotiv dans
les informations radiophoniques. Les foudroyantes victoires allemandes
en Norvège, en Hollande, en Belgique, puis à travers les Ardennes, sont
un profond sujet d’angoisse pour les réfugiés, qui savent qu’en cas
d’invasion allemande ils seront les premières victimes, mais aussi pour
le peuple suisse. Dans ces conditions, la représentation du Faust,
alors même qu’on peut s’attendre à l’arrivée de
la Wehrmacht dans la nuit suivante, est un acte de résistance
intellectuelle et morale, une affirmation de la culture contre la
barbarie.
Une réserve cependant: Anne Cuneo nous paraît donner une image un peu
trop «résistante» de ce pays. Rien de ce qu’elle écrit n’est
faux. Elle n’occulte ni la caravane des voitures des nantis qui,
témoignant d’une certaine lâcheté, fuient vers la Suisse centrale où
ils pensent trouver un hypothétique refuge ni les cris haineux de
quelques nazillons helvétiques. Et sans doute y a-t-il eu
d’authentiques actes de solidarité avec les réfugiés menacés. L’auteure
fait intervenir par exemple dans le roman l’éditeur Emil Oprecht, belle
figure de l’antifascisme.
Tout est cependant dans le dosage entre esprit de résistance
et Anpassung, voire acquiescement à l’Ordre nouveau. Ainsi, on
peut se demander si les deux personnages (fictifs) du Dr Burkhard et de
son fils Nathan, résolument antinazis, qui tous deux portent l’uniforme
d’officier des troupes sanitaires, sont totalement représentatifs de ce
milieu professionnel et social. Divers témoignages – comme celui du Dr
Paul Parin (qui participera à deux missions de la Centrale sanitaire
suisse auprès des partisans de Tito en 1944), dans Es ist Krieg und wir gehen hin
– montrent un corps médical zurichois et des officiers sanitaires très
germanophiles, pour ne pas dire pro hitlériens, remplis d’admiration
devant les victoires éclairs de la Wehrmacht. Le cas du fameux
colonel divisionnaire Bircher et de sa mission médicale (approuvée par
les autorités) sur le front de l’Est, aux côtés des troupes allemandes,
est assez révélateur d’un état d’esprit qui était fort répandu.
Dans ce beau roman de théâtre, d’amour, d’amitié, et porteur de valeurs
humanistes, Anne Cuneo évoque une Suisse de la résistance culturelle,
civique et militaire, une Suisse attachante mais peut-être un peu
idéalisée.
Anne Cuneo sait faire aimer dans ses livres des personnages de fiction,
qui se meuvent à différentes époques au milieu de personnages ayant
réellement existé. Elle restitue à chaque fois, avec maestria et
érudition, le contexte historique et le rend véridique, c’est-à-dire
plus que plausible.
Comme le théâtre et le milieu du théâtre m’intéressent
particulièrement, je garde un souvenir ému, bien que je sois sujet aux
trous de mémoire (incompatibles, à mon grand regret, avec l’exercice du
métier de comédien),de la lecture d’Objets de splendeur, le deuxième volet de sa trilogie élisabéthaine, consacré aux amours de William Shakespeare et de sa Dark Lady.
Cette fois, Anne Cuneo situe son intrigue au printemps 1940, à Zurich,
dans les coulisses et sur la scène du Schauspielhaus. La couverture
représente d’ailleurs une photo d’une scène du Faust I, joué à ce moment-là.
La narratrice est une jeune femme, qui aura bientôt vingt ans. Elle est
juive et s’appelle Aurélia Frohberg. Elle vient de Pologne, où elle a
perdu toute sa famille, embarquée Dieu sait où par les nazis. Son père,
sa mère, ses frères et soeurs, elle-même - sous le nom d’Ella Berg -
sont comédiens:
«Je suis née en coulisse. Mes parents possédaient un théâtre, d’abord à
Vienne, puis à Varsovie, en été nous allions de ville en ville avec un
camion de décors, j’étais sur scène avant de savoir lire et compter.»
Arrivée en Suisse, après bien des vicissitudes – dont un viol par un
paysan qui aurait pu être son père -, cette jeune femme de petite
taille, d’allure enfantine – on dirait une fillette - se rend
directement au Schauspielhaus et demande à voir Léopold Lemberger, un
ami de son père. Ce dernier y est metteur en scène, sous le nom de
Lindtberg et sous le diminutif de Lindi.
Toutes les personnes, qui travaillent au Schauspielhaus, accueillent
Ella les bras ouverts. Munie d’"un passeport d’«aryenne», elle risque
cependant d’être expulsée. Il est nécessaire qu’elle ait un contrat de
théâtre (que les Suisses réservent aux comédiens émigrés), mieux,
qu’elle soit mariée à un Suisse.
Cela tombe bien. L’assistant de Lindi, Nathan Burkhard, un futur
médecin, a le coup de foudre pour Ella et veut bien l’épouser sous
quelques jours. Ce mariage ne s’avérera pas être seulement un mariage
d’opportunité, même si, seul, Nathan l’a reconnue tout de suite:
«Un jour» dit à Ella un des comédiens «lorsque d’une manière ou d’une
autre nous sortirons de ce cauchemar, tu t’apercevras que l’avoir
rencontré, c’est ce qu’il y avait de mieux. Inattendu, inespéré - et
parfait.»
Très vite, après des journées interminables pourtant, dans leur grand
lit, Ella et Nathan s’aiment frénétiquement, désespérément, ne sachant
pas trop combien de temps ils ont devant eux.
Au théâtre, on prépare activement le Faust II, dans la tempête des heures:
«C’est une citation de Faust,
on l’utilise dans la maison pour dire qu’une échéance approche. A
partir du moment où on commence à compter en heures avant une première,
par exemple.»
Ella est chargée d’assister les techniciens et les artistes les plus
variés du théâtre en dressant de nombreuses listes destinées à ne rien
oublier. D’être fort occupée – elle est le saute-ruisseau de tous – ne
l’empêche pas d’être souvent tourmentée à la pensée qu’elle est encore
en vie alors que tous les siens sont vraisemblablement morts
assassinés...
Bientôt tout le monde, au théâtre, la surnomme Maïtli, (fillette dans
le dialecte zurichois). Ce qui est un honneur selon un comédien, qui
lui précise:
«Le i final du dialecte suisse-alémanique appliqué à un nom, à un prénom, à un surnom, signifie que tu es adoptée.»
Faust II est réputée
être une pièce injouable et incompréhensible. Lindi va réussir à
l’adapter, en opérant de judicieuses coupures, «et à en faire une pièce
qu’on aura du plaisir à jouer et à voir». Cela se fera au prix d’un
travail de titan de la part de tous, d’autant que les événements se
précipitent en ce mois de mai 1940.
Le 10 mai 1940, à huit jours de la première de Faust II, la peur des
bombardements et de l’invasion allemande sont à leur comble. Un exode
cahotique des villes vers les montagnes a lieu. Pourtant le Général
Guisan dit que les théâtres doivent rester ouverts "pour le moral de la
population, pour montrer que rien ne nous intimide".
Après avoir été considéré naguère, sous une précédente direction, comme
"le théâtre des juifs et des communistes", le Schauspielhaus,
désormais, "fait partie intégrante de la défense spirituelle du pays",
les textes de Goethe faisant curieusement écho aux nouvelles en
provenance de la TSF...
L’époque et l’histoire du Schauspielhaus méritaient d’être rappelées.
Anne Cuneo le fait à sa manière, certes très érudite, mais aussi très
naturelle. Car les personnages réels et fictifs se côtoient sans qu’il
ne soit possible de savoir lesquels ont existé et lesquels ont été
imaginés avant d’avoir lu les remarques de l’auteur en fin d’ouvrage.
Le lecteur a l’impression de vivre les répétitions de Faust II sous la
double pression de l’échéance de la première et des événements. Le fait
que le récit soit fait à la première personne par Ella Berg, qui ne
ménage pas sa peine pour être un bon rouage de cette énorme machine
théâtrale, n’est pas étranger à cette impression.
Enfin, Anne Cuneo a bien raison de dire que, pendant cette guerre, «le Suisse ordinaire n’a pas eu la vie facile»:
«Les hommes étaient aux frontières, les femmes travaillaient tout en
s’occupant des enfants, la nourriture était rationnée, la peur des
bombardements, de l’invasion, était constante; on a beau dire
rétrospectivement que "jamais Hitler n’aurait envahi le pays", pendant
la guerre cela n’a jamais été évident pour l’homme et la femme de la
rue.»
Il fallait que cela fût dit.
Blog de FRANCIS RICHARD
Adossé à l’histoire helvétique des années 1940, La Tempête des heures, roman d’Anne Cuneo, met au centre de l’action le Schauspielhaus de Zurich, lieu de résistance culturelle à l’Allemagne nazie.
Printemps 1940. Hitler s’est
déjà emparé de la Pologne et de l’Autriche. L’invasion des pays
scandinaves est imminente, celle de la Belgique et de la Hollande
aussi. La France attend son tour. Et la Suisse tremble. À ses
frontières, des bruits de bottes se font entendre. Ils soulèvent cette
angoissante interrogation: l’Allemagne osera-t-elle violer la
neutralité helvétique et occuper le pays?
La question court sur toutes les lèvres des artistes du Schauspielhaus
de Zurich, ruche bouillonnante dans une Europe vidée alors de sa
substance intellectuelle. À l’époque, les scènes alémaniques furent les
seules de l’aire germanophone à être restées indépendantes de Berlin.
Et «le Schauspielhaus en particulier a maintenu haute la flamme de la
culture allemande (et mondiale) sans se laisser intimider», souligne
Anne Cuneo. L’auteure suisse d’origine italienne consacre à
l’institution zurichoise son dernier roman La Tempête des heures (Éditions Campiche).
Pour l’écrire, la romancière a consulté de nombreuses archives, écouté
les témoignages de personnes ayant vécu la Deuxième guerre mondiale en
Suisse. Sa Tempête n’est pas
pour autant un «traité d’histoire», avertit-elle. Le livre remue
néanmoins un passé douloureux «auquel la Suisse a eu pendant longtemps
du mal à se confronter. Ce n’est que depuis une vingtaine d’années
qu’elle a commencé à le faire, avec notamment le rapport Bergier»,
confie l’auteure.
La Suisse d’en haut et la Suisse d’en bas
«Je ne suis pas d’origine suisse, insiste Anne Cuneo qui vit à Zurich.
Mais il m’est apparu très tôt, en étudiant l’histoire de ce pays, que
l’on confondait honteusement la population suisse avec ses dirigeants
dont une partie se montrait complaisante à l’égard d’Hitler, par peur
des représailles. Je n’aime pas les amalgames, et cela s’entend bien
dans mon roman.»
Il y a deux Suisses dans La Tempête.
Celle d’en haut qui se méfie des juifs. Et celle d’en bas, courageuse
et généreuse, composée ici de comédiens, metteurs en scène,
techniciens, décorateurs… qui peuplent le Schauspielhaus, lieu de
l’action. En ce printemps 1940, ce théâtre est le refuge des artistes
de la scène allemande, juifs et/ou communistes pourchassés par Hitler.
À leurs cotés, des artistes suisses aussi. Tous sont des célébrités qui
ont réellement existé (Wolfgang Langhoff, Therese Giehse, Teo Otto,
Leopold Lindtberg…). À l’exception d’une jeune fille de 20 ans, Ella,
née de l’imaginaire de l’auteure.
Ella est juive. Elle a fui Varsovie où ses parents ont disparu. Au
Schauspielhaus, elle trouve un bercail. Enfant de la balle (ses parents
tenaient un théâtre), elle apprend les métiers de la scène au contact
de grands comédiens qui répètent Faust II de Goethe.
C’est elle la narratrice. La Suisse est vue à travers son regard
d’étrangère, affolée à l’idée d’être expulsée d’un moment à l’autre,
mais tranquillisée par ses collègues et supérieurs qui lui offrent une
aide précieuse.
Méphisto et Hitler
Les répétitions de Faust
avancent au rythme des conquêtes d’Hitler. Rien n’arrête le Führer.
Rien n’arrête non plus les artistes du Schauspielhaus, lieu de
résistance spirituelle à l’idéologie nazie. Avec Faust,
cette résistance trouve son expression symbolique. C’est que le
personnage de Méphisto, figure du diable imaginée par Goethe dans son
œuvre, pouvait aisément se confondre avec Hitler.
Ce rapprochement symbolique entre les deux personnages n’échappait pas
au pouvoir allemand, furieux de voir ses propres auteurs détournés au
profit d’une propagande antinazie. Il n’échappait pas non plus à l’État
major suisse qui, lui, en revanche donna l’ordre au Schauspielhaus de
jouer la première de Faust II,
compromise par les bruits de guerre, entre autres. Le Général Guisan
(qu’Anne Cuneo appelle «le Général» dans son roman) marquait par cet
ordre son territoire. Histoire de faire comprendre aux Allemands que
les Suisses demeuraient libres chez eux.
La première, qui eut lieu le 18 mai 1940, fut un triomphe. Le fait est
réel. On peut dire que c’est à cette époque-là qu’est né véritablement
le Schauspielhaus. «Jusqu’en 1933, il était une scène de province
inconnue, constate Anne Cuneo. La présence d’artistes célèbres,
convaincus de leur rôle d’opposants au pouvoir allemand, a donné au
théâtre son aura internationale.»
On ne changera pas nos esprits!
Le Schauspielhaus a-t-il donc influencé le destin culturel de la
Suisse? «Oui, mais pas seulement lui, répond l’auteure. Le cinéma
helvétique d’aujourd’hui a surgi des années 1940. Il y a eu à l’époque
une production cinématographique très organisée, tout le contraire des
tournages réalisés de manière isolée. Je pense ici à Gilberte de Courgenay, icône du patrimoine culturel suisse, qui donna son nom au film de Franz Schnyder sorti en 1941.»
Le peuple, dans sa grande majorité, «accompagnait» alors son élite artistique. Les cabarets satiriques de Zurich, comme Le Cornichon et La Tour rouge, ne désemplissaient pas. La romancière, qui en parle dans La Tempête,
confirme: «Le public était conscient de l’enjeu. Goebbels avait
déclaré: «Il faut changer les esprits.» À leur manière, les Suisses lui
ont répondu: «Pas les nôtres.»
Anne Cuneo
Née le 6 septembre 1936 à Paris, romancière, dramaturge et réalisatrice suisse d’origine italienne.
Elle fait ses études secondaires et universitaires à Lausanne et suit
une formation comme conseillère en publicité et comme journaliste.
Dès 1973, elle travaille comme assistante, scénariste, réalisatrice de
cinéma et journaliste-réalisatrice à la télévision suisse. Elle a
également été journaliste à Radio Suisse Internationale (prédécesseur
de swissinfo.ch).
Elle enseigne la littérature et fait de longs voyages à travers l’Europe.
En tant qu’écrivain, elle aborde tous les genres: récits autobiographiques, livres documentaires, pièces de théâtre, poésie.
Parmi ses nombreux ouvrages, citons: Station Victoria, Zaïda, Un monde de mots - John Florio, traducteur, lexicographe, pédagogue, homme de lettres, La Tempête des heures.
Elle est lauréate de plusieurs prix, dont le Prix Schiller pour
l’ensemble de son œuvre et le Grand Prix de la Fondation vaudoise pour
la culture.
Elle vient d’être nommée par la France Commandeur de l’ordre national du mérite.
Le
dernier livre d’Anne Cuneo est à la fois un roman et un document
historique. Il raconte, avec une délicate et subtile sensibilité
psychologique, l’arrivée à Zurich d’Ella, jeune comédienne juive qui a
perdu toute sa famille, traversé à pied la Pologne avec, en poche, une
adresse au Schauspielhaus, laissée par son père. Un mariage d’urgence
la met à l’abri d’un renvoi, un mariage qui pourrait bien être mariage
d’amour, avec un jeune médecin, officier suisse. Leur histoire, fort
belle, s’inscrit dans une réalité qui n’a rien d’une fiction, celle de
ces journées du 21 mars au 18 mai 1940 où la Suisse a peur qu’Hitler ne
franchisse ses frontières, tandis que s’organisent dans la population
une résistance, en particulier culturelle, et une solidarité aussi
admirables qu’émouvantes. Au Schauspielhaus où se sont réfugiés
les plus grands acteurs et metteurs en scène allemands, juifs
et/ou communistes, on monte Faust I et II
de Goethe et on vit l’effervescence qui précède cette création, puis le
compte à rebours des heures qui précèdent la première, que les gens de
théâtre appellent la tempête des heures. En pleine tourmente et sachant
que les premières cibles des nazis seraient la gare et le théâtre,
personne ne se désiste. On jouera envers et contre tout, prêt à un
suicide collectif au cas où… et le public vient, salle comble, succès
triomphal. Du reste, Guisan lui-même avait donné l’ordre de ne pas
fermer les théâtres. Il est des heures où «l’inutile» devient
l’essentiel contre la peur, contre la barbarie.
MYRIAM TÉTAZ-GRAMEGNA, Courrier de l’Avivo
Avec les Juifs du Schauspielhaus de Zurich
Alors que le président de la Confédération campe sur le déni de
l’histoire, et que le livre francophone se ferait rare en Alémanie, un
roman écrit en français sur les bords de la Limmat rend bellement
hommage à un foyer de résistance germanophone suisse au nazisme.
L’amour de l’art (comme l’art de l’amour…) serait-il finalement ce que
l’homme a trouvé de mieux pour combattre les forces de destruction
qu’il est capable d’engendrer envers ses semblables? C’est en tout cas
l’un des messages parcourant en filigrane l’impressionnant livre
qu’Anne Cuneo consacre à une phase peu connue de l’histoire suisse. À
savoir la poche de résistance et de création constituée au
Schauspielhaus de Zurich pendant la «dernière» Guerre mondiale. En tant
que théâtre essentiellement de langue allemande qui fut une sorte de
foyer patriotique suisse face à la menaçante proximité nazie. Et
constitua presque une Internationale de l’accueil des théâtreux ayant
pu fuir le Reich.
Début 1940, «Ella» (appelée aussi Maïtli ou Mädel) vient d’arriver
clandestinement à Zurich, en provenance de Pologne où elle était la
fille d’un grand acteur et metteur en scène. «Était» parce que, en
réalité, Aurélia, est la fille de Menachem Frohberg, le directeur d’un
théâtre yiddish à Vienne puis en Pologne qui, avec ses autres enfants
et probablement femme, a été «emmené» par les nazis. Ella, qui n’a dû
son salut qu’à une histoire de planches, ne sait pas ce qu’ils sont
devenus. Lorsqu’elle débarque, angoissée et épuisée par une longue
cavale, elle ne sait pas non plus qu’elle va tomber sur Wolfgang
Langhoff. Et encore moins qu’il a fui un des camps d’internement où le
national-socialisme faisait crever ses opposants bien avant 1939. Ni
que, malgré les circonstances à tout le moins peu favorables, le
metteur en scène Leopold Lindtberg, alias Lindi, qui a bien connu son
père et est en train de monter une intégrale de Faust,
va la confier à un certain Nathan qui lui fera sinon oublier un immense
traumatisme du moins connaître l’émoi d’un «fiasco réussi». Pas plus
qu’elle ne peut se douter qu’elle va trouver non seulement sa mais une
bonne dizaine de places au milieu de la bande de théâtreux s’agitant
généreusement au côté cour comme au côté jardin du Schauspielhaus.
Des acteurs étrangers réfugiés ou – tel Gretler – suisses ayant fui
Berlin; des Confédérés parfois héroïques, quelques autres nettement
moins sympathiques; des endroits emblématiques… À travers quelques
quarante-neuf personnages hauts en couleur (plus les figurants), Faust I et Faust II dont la présence est centrale mais alterne avec d’autres monuments du répertoire comme Antigone ou Guillaume Tell
et l’intrigue esquissé autour d’Ella, Anne Cuneo tisse une sorte
d’odyssée. Et peint la fresque d’un Zurich sinon inconnu du moins assez
mal connu. Le tout sur fond d’une forme de résistance par et pour la
culture avec le théâtre comme moyen et raison d’être.
Elle le fait avec l’apparente simplicité du présent de narration et met
en œuvre la machinerie complexe que représente l’aventure théâtrale.
Tant au niveau de l’acte d’épurer-découper un texte qu’à celui de son
interprétation. Ou en célébrant le travail des coiffeuses, habilleurs,
régisseurs et – pas encore disparus – souffleurs envoyant la réplique
défaillante. Sur fond d’ambiance d’avant-Mob, cet hymne au théâtre et à
une généreuse Suisse ne fricotant pas avec les puissances du fric
repose sur une foi enthousiaste (et peut-être un peu naïve) en l’art
comme en l’humanité. Ainsi qu’un considérable travail de documentation
(d’ailleurs décrit et explicité à la fin d’un opus qui ressemble
parfois à un «story bord» et scénario très abouti). Il s’ouvre du reste
sur un «générique» auquel ne manque plus qu’une distribution pour
passer à la dimension du septième art.
Ce serait justice car, bellement imprimé et édité (avec notamment une
ponctuation et un «guillemetage» traditionnels permettant de suivre
aisément les multiples rebondissements comme les incessants dialogues
des nombreux personnages) ce roman ne fait pas que rendre justice à la
vraie Suisse des années brun et noir: il se parcourt aussi comme un
film.
OLIVIER KAHN, Revue juive
Anne Cuneo agite à Zurich La Tempête des heures
La romancière raconte le
printemps 1940 au Schauspielhaus. On répète Goethe, alors que les nazis
semblent devoir envahir la Suisse.
«Ding, ding». Le tram s’arrête sur le Heimplatz. Le livre peut commencer. Nous sommes à la première page de La Tempête des heures
d’Anne Cuneo, qui vient de sortir chez Campiche. La jeune Ella Berg
cherche le Schauspielhaus de Zurich. Il faut qu’elle puisse y voir un
certain Monsieur Lemberger. L’homme a entre-temps changé de nom. Il
s’agit aujourd’hui de Leopold Lindtberg, le metteur en scène vedette du
théâtre. Détail d’importance, nous sommes le 21 mars 1940.
L’histoire va fortement marquer les chapitres suivants. Les événements
iront se précipitant. En mars, nous restons dans la «drôle de guerre»,
même si ses tueries n’ont rien d’amusant. Quand le roman se terminera,
trois cents pages plus loin, Hitler aura lancé son attaque contre la
France. L’inquiétude sera à son comble à Bâle, Zurich ou Genève. Ses
troupes pourraient bien passer par la Suisse. Une Suisse neutre, qui se
retrouverait du coup nazifiée.
Un film à grand spectacle
Ella Berg est Juive. Elle arrive de Varsovie, via l’Autriche. Il faut
la cacher. La protéger. Et si possible la sauver. Elle contractera donc
un mariage qui, pour être blanc, ne s’en révélera pas moins rose.
Nathan Burkhard a éprouvé le coup de foudre pour la jeune actrice,
devenue à Zurich régisseuse. Mais ce cas individuel ne résout aucun
problème général. Le Schauspielhaus entier se retrouvera en danger de
mort si les Allemands arrivent. C’est LE théâtre qui illustre la
résistance à l’ordre fasciste. Ses vedettes sont soit des communistes,
soit des Juifs.
De chapitre en chapitre, que le lecteur finit par voir comme les
séquences d’un film à grand spectacle, la tension monte. Les énergies
se cristallisent autour de la nouvelle mise en scène de Lindtberg. Il
faut dire que ce dernier se lance dans l’œuvre la plus injouable du
répertoire allemand. Il s’agit du Faust II
de Goethe. Représentée intégralement, la pièce durerait plusieurs
jours. L’Autrichien la coupe donc pour lui faire dire l’essentiel. Un
besoin vital de liberté.
Un sujet périlleux
Tiendra-t-on la rampe? La première est prévue pour le 17 mai, avec
ses mouvements de foule, ses décors multiples et ses tirades
interprétées par les ténors de la scène germanique. Depuis quelques
jours, les nouvelles sont catastrophiques. Dans la bande-son du livre,
Anne Cuneo ne se contente plus d’extraits de Goethe. Il y a le bruit
des réfugiés quittant les grandes villes en voiture. Il y a la radio, à
laquelle chacun est désormais vissé. Le monde peut s’écrouler d’une
minute à l’autre. Les comédiens ont une capsule de cyanure, au cas où…
Mais aucun d’eux ne songe à déserter. C’est d’ailleurs un ordre, venu
de très haut. Il faut jouer ce soir-là.
Basé sur des faits historiques, le sujet semblait périlleux. Il fallait
faire agir et parler une quantité incroyable de personnages réels,
dérouler une multitude de faits historiques, introduire quelques êtres
fictifs et… ne jamais ennuyer le lecteur. Virtuose de ce genre
d’ouvrages, comme l’a récemment prouvé sa trilogie sur le
XVIe siècle anglais, Anne Cuneo se tire sans problème de son
affaire. Elle avance droit au but. Sans finasser. L’ouvrage doit avant
tout se révéler efficace. Il l’est. Du beau travail en pleine pâte. Le
volume ne se lâche pas avant la fin. Vous pouvez y aller de confiance.
ÉTIENNE DUMONT, La Tribune de Genève
Quand souffle La Tempête des heures
À travers une histoire d’amour,
le roman historique d’Anne Cuneo nous fait revivre le quotidien du
Schauspielhaus au printemps 1940. Alors que l’invasion de la Suisse par
les troupes hitlériennes semble imminente, le théâtre zurichois, qui
accueille les plus grands comédiens allemands en exil, monte les deux Faust de Goethe, comme si cela devait être le dernier spectacle.
Il vient d’y avoir la publication des documents qui prouvent que la
Suisse savait en 1942 lorsqu’elle a refoulé des réfugiés, il y a le
discours de Ueli Maurer avec ses omissions et celui de Simonetta
Sommaruga avec ses aveux sur la Suisse qui fut tout à la fois terre de
refuge mais aussi, voulu par certains milieux politiques et
économiques, de repli sur soi; et il y a ce roman à lire toutes
affaires cessantes de Anne Cuneo paru aux Éditions Campiche, La Tempête des heures,
qui rappelle ce que furent les années 40 dans notre pays: la Suisse,
après l’occupation du Danemark, de la Norvège, de la Belgique et
l’invasion de la France, a peur qu’Hitler ne franchisse ses frontières,
mais au sein de la population s’organisent une résistance et une
solidarité, en particulier – et c’est le sujet de son livre – une
résistance culturelle aussi admirable qu’émouvante. Elle n’efface ni
les compromissions, ni les lâches aveuglements, mais elle est, dans la
tempête, un souffle d’humanité réconciliatrice.
Le livre raconte avec une délicate et subtile intelligence
psychologique une histoire d’amour qui naît de l’urgence de la
situation et s’inscrit dans un pan d’histoire qui va du 21 mars au 18
mai 1940, reconstitué à partir d’archives, de témoignages, d’articles
de presse, et qui n’a rien d’une fiction. Les plus grands comédiens et
metteurs en scène allemands, antifascistes, la plupart juifs et/ou
communistes se sont réfugiés à Zurich: Therese Giehse, Maria Becker,
Ernst Ginsberg, Wolfgang Langhoff, figure très présente dans le roman,
le premier à avoir écrit sur les camps dans un livre publié en Suisse, Les Hommes des marais,
auteur aussi du «Chant des déportés», et dont le fils Matthias sera de
1989 à 1991 directeur du Théâtre de Vidy-Lausanne. Les Suisses leur
laissent les contrats de théâtre sans lesquels ils seraient renvoyés
dans leur pays, et prennent, eux, les contrats avec la radio, ne venant
travailler au Schauspielhaus que si les émigrés ne suffisent pas. Et
pour les figurants on prend des étudiants, étrangers eux aussi. Du
reste bien des Suisses partent sous les drapeaux.
Faust contre la peur et la barbarie
Au centre du roman, la création de Faust I et surtout de Faust II de Goethe, réputé injouable, et qui sera un succès triomphal, repris quarante fois à guichets fermés. Faust
est donné envers et contre tout, et même si cela devait être le dernier
spectacle. Mais ils sont tous là, sur scène, dans les coulisses; les
acteurs jouent, prêts à un suicide collectif au cas où… Car nul ne
l’ignore, la gare et le Schauspielhaus seront les premières cibles des
Allemands. Et le public vient. Même Guisan a donné l’ordre que les
théâtres ne ferment pas. Contre la peur s’élève un incroyable défi
culturel.
Pas d’emphase, pas de ton mélodramatique dans l’écriture d’Anne Cuneo:
une langue claire, vive, simple décrit la rencontre entre deux êtres
qui pourront s’aimer malgré tout ce qu’a vécu Ella, cette jeune femme
juive qui a traversé à pied la Pologne et l’Autriche, a été violée, ne
sait plus rien de sa famille, une famille de comédiens dont le père,
avant de la cacher dans une armoire, lui a laissé le nom d’un certain
Lindtberg à Zurich, et qui culpabilise le fait d’avoir survécu seule.
Ils vivent leur histoire personnelle au milieu de l’effervescence
des jours qui précèdent la première de «Faust II», ce temps du
compte à rebours que les gens de théâtre appellent la tempête des
heures. On est plongé, emporté dans ce monde du spectacle qu’Anne Cuneo
connaît si bien. Au fil des pages, on veut cette première comme ils la
veulent, on est ému, on est inquiet, on est fier de cette solidarité,
de cette foi en une culture qui triomphe de la barbarie. Cette
résistance, cette force de l’art, à un moment où «l’inutile» se révèle
être l’essentiel, il fallait qu’elle soit dite avant que les souvenirs
de ceux qui l’ont vécu disparaissent, Anne Cuneo écrit un roman, mais
fait aussi œuvre d’historienne.
MYRIAM TÉTAZ-GRAMEGNA, Gauchebdo
Ella
Berg arrive à Zurich après des semaines d’errance, pour se placer sous
la protection du metteur en scène Leopold Lindtberg, suivant en cela le
dernier conseil de son père, comédien juif allemand emmené par les
nazis avec le reste de sa famille. Nous sommes en mai 1940, et au
Schauspielhaus elle retrouve les plus talentueux comédiens allemands
antinazis. Alors que l’armée allemande menace d’envahir la Suisse, ils
préparent avec détermination la première d’une pièce hautement
symbolique, Faust II,
de Goethe. Forte de sa connaissance intime de ces années-là et de son
amour pour le monde du théâtre, Anne Cuneo décrit avec talent,
vivacité, précision, passion et empathie ces quelques semaines où la
culture s’élevait comme la dernière barricade contre la barbarie – le
Schauspielhaus est resté le seul théâtre germanophone d’Europe à jouer
des pièces interdites en Allemagne. Habitée de personnages ayant
réellement existé, la traversée de cet incroyable mois de mai 1940
plonge dans une époque d’une intensité dont même les Suisses n’ont plus
conscience: la troupe avait ainsi décidé de se suicider au cyanure en
cas d’invasion nazie.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo, Les plus beaux livres du printemps
Sacha Horovitz – Autre
point de vue helvétique, sur l’imminence de la guerre cette fois, c’est
celui qu’on trouve dans le nouveau roman d’Anne Cuneo, La Tempête des heures…
Geneviève Bridel – Absolument! Le titre est emprunté à Goethe, c’est un
vers qu’on trouve dans le Faust (deuxième partie), suite moins connue
du Faust II (première partie) qui est plus souvent jouée, et qui sera
mis en scène, en mai 1940, au Schauspielhaus de Zurich, un théâtre qui
a fait rayonner la culture allemande durant la Deuxième guerre mondiale.
Sacha Horovitz – Oui, un lieu aussi où se sont retrouvés beaucoup d’intellectuels allemands et juifs dès l’arrivé d’Hitler au pouvoir…
Geneviève Bridel – Oui… Dont, par exemple, le grand scénographe Téo
Otto, qui était né en Wesphalie, qui était réfugié à Zurich après avoir
été chassé du Théâtre d’État de Berlin, dont il était le directeur, à
cause de sa collaboration avec Bertolt Brecht. Mais effectivement,
comme vous le dites, il y en a plein d’autres, des Allemands ou des
Autrichiens, qu’ils soient juifs ou communistes, opposants au régime de
toute manière. Ils se trouvaient tous au Schauspielhaus à l’époque,
dont Wolfgang Langhoff – le père de Matthias Langhoff, entre autres –
opposant politique qui avait été dans l’un des tous premiers camps de
travail, Börgermore, entre 1933 et 1934… Bref, Anne Cuneo recrée
l’atmosphère électrique d’une ruche pleine de talents, juste avant la
Première de «Faust II», et tout ça avec le point de vue d’une jeune
fille de dix-neuf ans, juive allemande qui vient d’arriver
véritablement par miracle dans ce théâtre.
Sacha Horovitz – Mais c’est là que la fiction commence à se mêler à la réalité, hein?
Geneviève Bridel – Absolument! Puisque cette jeune fille, Ella Berg,
est un personnage de roman. Elle est elle-même issue d’une famille de
gens de théâtre, dont elle a perdu la trace parce qu’ils ont tous été
arrêtés, sauf elle que son père avait cachée dans les costumes de
scène, donc dans une armoire, mais comme pour tous ses romans ancrés
dans l’Histoire, avec un grand h. Anne Cuneo mêle des personnages réels
et fictifs, elle s’appuie sur une documentation béton et transforme des
événements historiques en moments-clés d’une intrigue portée par des
hommes et des femmes de chair qui nous touchent de près. Et là où on
croit qu’elle a inventé, elle nous explique en fait, à la fin du livre,
que c’était bel et bien vrai, comme par exemple le mariage express
qu’un jeune homme, un jeune Suisse, propose à cette jeune fille à peine
arrivée pour la mettre à l’abri. Anne Cuneo dit qu’il y en a eu des
centaines, voire des milliers, de ces mariages-là, avec des jeunes
filles qui erraient sur les routes de Suisse, et puis, par exemple,
elle parle aussi des preuves qu’elle a eues «en mains» à propos d’un
projet de suicide collectif de ces réfugiés allemands, au cas où Hitler
aurait envahi la Suisse.
Sacha Horovitz – D’ailleurs c’est une hypothèse que le Gouvernement de l’époque a pris très au sérieux…
Geneviève Bridel – Absolument! Et comme l’écrit l’auteur, je cite: «On
a beau dire que “jamais Hitler n’aurait envahi la Suisse», pendant la
guerre cela n’était pas évident pour l’homme et la femme de la rue.»
C’est un livre qui va mettre du baume au cœur à tous ceux qui estiment
que la Suisse n’a pas démérité pendant la Deuxième guerre. Il faut sans
doute en retenir surtout le côté «populaire» au sens noble du terme. Ce
livre qui exalte la force des idées, le rôle de la culture, le courage,
la solidarité et la générosité, toutes valeurs portées par des femmes
et des hommes de chair et d’os…
Sacha Horovitz – Voilà, ce récit qui s’annonce très passionnant…
Schauspielhaus de Zurich
Alors que l’invasion du pays semble imminente, les plus grands comédiens allemands réfugiés en Suisse montent les deux Faust de Goethe. L’auteure à succès a fait de cet épisode un roman historique très documenté.
Pendant la Deuxième Guerre, le Schauspielhaus de Zurich a abrité la
fine fleur du théâtre allemand. Des comédiens comme Therese Giehse,
Maria Becker, des metteurs en scène comme Ernst Ginsberg et Wolfgang
Langhoff, victimes de la persécution nazie en tant que juifs et
communistes, ou les deux, ont trouvé refuge au sein de ce théâtre, avec
l’appui du gouvernement et d’une partie de la population.
Grâce à eux, les représentations ont pu continuer et le Schauspielhaus
est devenu la meilleure scène de langue allemande, qualifiée ainsi par
Ludmilla Pitoëff: «Un théâtre où se trouvent réunis les équivalents
allemands de Louis Jouvet, Jean Gabin, Greta Garbo, Jean Marais, Michel
Simon, Clark Gable, Arletty, j’en passe et des plus célèbres. Que des
vedettes du haut en bas de l’affiche!»
Excellente idée
Ce bel épisode de l’histoire suisse a été bien documenté par les
historiens mais la mémoire publique n’en a pas gardé trace. Anne Cuneo
a eu l’excellente idée d’en faire un roman historique, un genre qu’elle
a beaucoup pratiqué, chaque réplique véhiculant de l’information. Elle
a fouillé les archives, visionné les documents filmés, rencontré les
quelques acteurs encore vivants, elle qui avait déjà publié des
entretiens avec l’actrice Anne-Marie Blanc (Conversations chez les Blanc, Campiche, 2009) et réalisé un film sur un autre comédien, Ettore Cella.
Petite «souris noyée»
L’héroïne de fiction de La Tempête des heures,
Ella Berg, est issue du théâtre yiddish. Tous les siens ont été arrêtés
et déportés. Dissimulée dans une armoire, elle a pu s’échapper. Elle
arrive à Zurich au début de 1940, petite «souris noyée» après avoir
traversé à pied la Pologne et l’Autriche. Un passeport datant d’avant
l’Anschluss, sans indication de «race», lui a permis d’entrer en
Suisse, mais, au début de 1940, il n’est pas facile d’obtenir un permis
de séjour. Ella est à bout de forces, sans ressources, dévastée par le
deuil. Son seul point d’ancrage, c’est le nom de Leopold Lindtberg, que
son père lui a confié comme un talisman.
Elle arrive dans un théâtre en pleine effervescence. Ce soir-là, c’est la première d’Ondine de Giraudoux. Et surtout, dans quelques semaines, l’équipe doit relever un défi gigantesque: la mise en scène des deux Faust de Goethe. Si le premier Faust ne pose pas de problème majeur de compréhension, un classique dont la trame est connue de tous, Faust II
est réputé injouable, ésotérique, inaccessible. Or, le pays est sur le
pied de guerre, les hommes en âge de servir sont mobilisés, il n’y a
pas d’argent. Et surtout, l’angoisse étreint les réfugiés tout comme
les simples citoyens: la progression de l’armée allemande aux
frontières de la Suisse, le spectre d’un ralliement de l’Italie au
régime de Hitler, la menace d’un accord entre l’URSS et l’Allemagne,
tout cela laisse envisager sérieusement une invasion du pays par le
voisin du nord. Personne n’a donc vraiment le temps de s’occuper de la
petite Ella. Mais c’est une réfugiée en danger de mort et la solidarité
joue. On lui trouve un abri, de quoi se nourrir et se vêtir après ces
mois d’errance. On la confie à Nathan, un jeune médecin qui profite
d’une convalescence pour donner un coup de main au théâtre avant de
rejoindre l’armée: il est apparenté à Paul Burkhard, le musicien de la
troupe (une figure historique, le compositeur de Ô mein Papa!).
À partir de là, le récit se passe sur deux niveaux: le conte personnel
d’Ella et la légende du Schauspielhaus, la montée vers ce Faust II dont les vers obscurs (traduits ici par Anne Cuneo) semblent faire écho à la tragédie qui se déroule alentour.
Du côté d’Ella: il lui faut des papiers, un permis de séjour. Il y a
des espions, des délateurs, des partisans du régime hitlérien. Le plus
simple serait de contracter un mariage. C’est monnaie courante: «Pour
échapper aux nazis, Therese Giehse a épousé un Anglais, écrivain,
journaliste à la BBC, un mariage absolument blanc car, si j’ai bien
compris, elle ne s’intéresse pas aux hommes, et il ne s’intéresse pas
aux femmes. Mathilde Danegger a épousé Walter Lesch parce qu’elle
craignait qu’on ne l’expulse, c’est tout juste s’ils se connaissaient,
m’a-t-on dit, et maintenant ils s’aiment d’amour.» Or, Nathan a eu un
coup de foudre pour la petite Polonaise. Sa famille est prête à
l’accueillir, à la cacher. Elle-même est trop épuisée, trop marquée par
les épreuves, elle se trouve indigne. Mais les noces auront lieu, en
urgence, l’amour naîtra, et bientôt un enfant.
Pendant ce temps, du côté scène, c’est le branle-bas de combat. Le
Schauspielhaus est un théâtre de répertoire. Tous les soirs, une autre
pièce et dans l’intervalle, des répétitions. Chacun assume plusieurs
rôles. Ella est immédiatement réquisitionnée comme aide du grand
scénographe Teo Otto, et comme choriste. Sa mémoire blessée lui fait
défaut: elle ne peut pas encore jouer, pourtant elle a été Gretchen
dans une autre vie. Fébrilement, on recycle costumes et décors. Des
comédiens suisses sont mobilisés, il faut les remplacer par des
étudiants.
Dans la ville, la tension monte, on approche de ce terrible 10 mai
1940 où les Suisses se préparent à être envahis. Où se réfugier?
Beaucoup partent, mais vers quelle destination? Jouer dans ces
conditions a-t-il encore un sens? Oskar Wälterlin, le directeur, libère
de leurs obligations ses employés mais tous choisissent de rester et de
jouer envers et contre tout. La première sera un triomphe, la Suisse ne
sera pas envahie et Ella restera en Suisse.
Goethe
Anne Cuneo a bien rendu l’atmosphère de débrouille et d’urgence qui
anime les coulisses. Elle braque la caméra sur deux héros: Wolfgang
Langhoff, ancien marin, comédien d’agitprop, enfermé dans un camp en
1934, libéré, exilé en Suisse en 1935, où il publie Les Hommes du
marais, un des tout premiers témoignages sur les camps. Il est aussi un
des auteurs du célèbre Chant des déportés. Après la guerre, il fondera
le Deutsches Theater à Berlin-Est, une figure essentielle, avec Brecht,
du renouveau théâtral, le père des metteurs en scène Thomas et
Matthias. Il se montre ici passionné, généreux, l’interprète puissant
et sobre des vers de Goethe. Teo Otto, le scénariste-vedette qui
accepte joyeusement ses difficiles conditions de travail, est aussi
dépeint avec chaleur. La grande Therese Giehse, Maria Becker, d’autres
vedettes allemandes, passent en silhouettes. Plusieurs de ces réfugiés
resteront à Zurich après la guerre, assurant la réputation du
Schauspielhaus, créant les pièces de Brecht, de Frisch et de Dürrenmatt.
ISABELLE RÜF, Le Temps
Anne Cuneo, romancière
Révéler la vie, mettre en scène l’Histoire
Elle choisit de poser devant le Schauspielhaus de Zurich, théâtre de La Tempête des heures,
le roman qui paraît aujourd’hui chez Bernard Campiche. À deux pas du
logis où depuis des années elle passe une partie de son temps, entre
deux séjours à Genève.
L’ex-journaliste du TJ de la TSR, toujours réalisatrice de films,
«cambe» en permanence la Sarine – ce dont témoigne sa chronique
régulière de 24 Heures. Car
Anne Cuneo est une tête chercheuse, curieuse de comprendre tout ce
qu’elle voit: une documentariste-née. Sa fibre romanesque originelle se
nourrit de la richesse du réel, et aussi de sa perpétuelle révolte
contre l’injustice.
Ainsi, La Tempête des heures,
pur roman, est aussi un précieux document. Dans la tension et la
tendresse, l’impatience et l’indignation, se déploie tout un pan de la
vie en Suisse avant et pendant la Seconde guerre mondiale; se révèle la
résistance intellectuelle et morale des Zurichois du Schauspielhaus au
nazisme, solidaires des artistes réfugiés du Reich et de l’Est (dont le
père de Thomas et Matthias Langhoff).
Car, toujours, Anne Cuneo malaxe la vraie vie. Personne ne parle encore
d’autofiction dans les années 60-70, quand l’émigrée italienne met en
scène sa propre existence dans ses premiers livres publiés, Gravé au diamant, Mortelle maladie. Et dans Les Portes du jour
(1980), elle écrit, lorsqu’elle croit que le cancer va l’emporter, afin
que sa fille de 9 ans connaisse sa vie, que soit épargnée à Eva la
cruelle ignorance dont Anne souffre encore par rapport à son père à
elle, Alberto, tué à Milan au dernier jour de la guerre; le drame
originel. Elle sera aussi placée chez les bonnes sœurs à Lausanne par
une mère qui travaille dans l’hôtellerie et néglige Anne et son frère
Roger.
Mas Anne a le don des rencontres salvatrices. Une soirée avec elle,
c’est une cascade de récits animés mettant en scène des personnages
singuliers qui l’ont aidée. L’intrépide Sœur Saint-Denis insuffle à
l’adolescente le courage et l’obstination, afin qu’elle apprenne
l’anglais (fille au pair), étudie (matu commerciale), puis plus tard
aille à l’Uni (Lettres).
Les rencontres font de la militante politique lausannoise une
publicitaire zurichoise, qui s’initie à la caméra en tournant des
clips, rêve de cinéma, écrit des pièces radiophoniques et devient
journaliste. Toujours, Anne Cuneo travaillera à temps partiel pour
sauvegarder l’espace de l’écriture – y compris celle de théâtre et de
scénario – comme de la réalisation de films documentaires et engagés,
évidemment. Le dernier, sur une création du sculpteur zurichois Marco
Ganz, sort ces jours.
Devenue romancière, elle explore tous les genres, en leur appliquant sa
méthode de recherche. Polar (la série des «Marie Machiavelli»); romance
à l’anglaise (Zaïda, 2007); récit de vie, avec Denise Letourneur, l’accordéoniste du Café du Grütli, à Lausanne (Le Piano du pauvre, 1975); livres documentaires, Hôtel Vénus (1984), roman né d’un long séjour à Cuba («mon plus beau livre»); La Machine Fantaisie, sur le cinéma suisse; Benno Besson et Hamlet (1987); elle aborde même le cyclisme (Hôtel des cœurs brisés, 2004); un recueil de poèmes, Au bas de mon rêve (1995), complète l’éventail.
L’irruption dans le palmarès des meilleures ventes se produit avec Le Trajet d’une rivière
(1993), fiction sur le musicien anglais Tregian (1574-1619). Toujours
étayés par les investigations en profondeur qui exhument des
informations inédites, se succèdent les romans sur d’étonnants
personnages du XVIe siècle, Shakespeare, le typographe huguenot
Augereau ou l’extraordinaire Italo-Anglais John Florio (Un Monde de mots, 2011).
Vous voulez en savoir plus? Cliquez sur www.cultureenjeu.ch, une revue
en ligne, ou cuk.ch, le site d’une famille (d’esprit). Anne Cuneo y
déploie ses curiosités incisives, son style acéré. Un scalpel chercheur
qui n’ignore pas la tendresse et chérit l’amitié.
JACQUES POGET, 24 Heures
Zurich, Schauspielhaus, 10 mai 1940
Anne Cuneo raconte dans «La Tempête des heures» comment, sous la menace de l’invasion nazie, le théâtre a assuré la première de Faust II
Voici un récit dont on ressort plus intelligent, et donc plus heureux.
Nos yeux, ceux que nous prête Anne Cuneo pour traverser son nouveau
roman intitulé La Tempête des heures,
ce sont ceux d’Ella Berg, jeune juive allemande qui a vu ses
parents comédiens emmenés par les nazis et arrive à Zurich pour se
placer sous la protection du metteur en scène Leopold Lintdberg,
suivant en cela le dernier conseil de son père.
À travers elle, c’est un incroyable mois de mai 1940 que nous revivons,
hanté par l’invasion imminente des troupes allemandes et la résistance
culturelle menée par le Schauspielhaus de Zurich à travers la mise en
scène de Faust II de Goethe.
Le metteur en scène, les comédiens sont en partie des Allemands
pourchassés par le régime nazi et le jeu de dupes entre Faust et
Méphistothélès décrit dans cette pièce symbolise aux yeux de tous la
sordide manipulation du peuple allemand par Hitler.
La Tempête des heures
rappelle tout d’abord l’histoire du théâtre et ce que cette institution
d’envergure mondiale doit à cette page tragique. «Goebbels avait dit à
ses troupes qu’en arrivant à Zurich, elles auraient deux priorités:
s’occuper de la caserne puis du Schauspiehaus, raconte Anne Cuneo. Il
avait une dent contre les deux comédiens stars, Wolfgang Langhoff et
Therese Giehse, antifachistes réfugiés à Zurich.» De fait, le
Schauspielhaus est resté le seul théâtre germanophone d’Europe à être
indépendant de Berlin. Pendant toute la guerre, on y a joué des pièces
interdites en Allemagne, dont les premières mondiales de plusieurs
œuvres de Brecht.
Habitée de personnages ayant réellement existé, La Tempête des heures
plonge dans quelques semaines de l’histoire suisse durant lesquelles la
population s’attend chaque heure à être envahie par les armées marchant
sur la Belgique puis la France. «Si l’on dit que la Suisse s’est
compromise durant la Seconde guerre mondiale, cela concerne peut-être
les milieux des affaires, mais pas le monde de la culture, pas l’homme
de la rue, farouchement antinazis.» À chaque représentation de la pièce
Guillaume Tell de
Schiller, jouée durant toute la guerre au Schauspielhaus, les
spectateurs debout déclamaient le serment du Grütli avec les acteurs.
Pour pouvoir rester en Suisse, Ella se voit proposer le mariage par
Nathan, un étudiant en médecine. «De très nombreux couples, durables ou
pas, se sont alors formés ainsi», rappelle Anne Cuneo.
Guisan dans la salle
Profession de foi pour la culture, La Tempête des heures
fait comprendre l’importance que peut prendre une simple pièce de
théâtre, au point que la troupe avait décidé de se suicider au cyanure
en cas d’invasion. Le Général Guisan, le maire de Zurich ont encouragé
le directeur du Schauspielhaus à maintenir la première de Faust II. «C’était comme la dernière barricade. D’ailleurs, en avril 1941, Guisan est allé en personne à la première de Gilberte de Courgenay. Il savait le rôle que ce film allait jouer auprès de la population.»
La Tempête des heures
témoigne enfin, si besoin était, de l’amour d’Anne Cuneo pour le monde
du théâtre et de sa connaissance intime de celui-ci. Assistante de
Benno Besson, metteuse en scène, dramaturge, auteur de documentaires
sur les comédiens Anne-Marie Blanc et Ettore Cella – par ailleurs
témoins de première main de l’année 1940 au Schauspielhaus – ou de Opération Schakespeare à la vallée de Joux,
témoigne de son travail avec la troupe du Clédar, la romancière a le
théâtre dans le sang, et sa description de la fourmilière fiévreuse,
laborieuse et exaltée qu’est alors le Schauspielhaus fait mouche.
Faust II a été joué plus
de vingt fois en 1940 à Zurich, à guichets fermés. Les Allemands ne
sont pas venus. Ella, Nathan, Leopold Lindtberg, Wolfgang Langhoff ou
Anne-Marie Blanc ne se le savaient pas. Ce n’est pas vrai que l’on est
toujours plus intelligent après.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo
La
grande peur des Suisses en 1940 et le rôle du Schauspielhaus de Zurich
pendant ces quelques semaines presque oubliées méritaient d’être
rappelés.
On a beau dire que «jamais Hitler n’aurait envahi la Suisse», pendant
la guerre cela n’était pas évident pour l’homme et la femme de la rue.
La Tempête des heures
raconte, par la voix d’une jeune réfugiée juive, les journées
trépidantes de 1940 où la population a fait face avec dignité tout en
s’attendant au pire, vues à travers le microcosme d’une troupe de
théâtre composée de comédiens réfugiés, condamnés à mort par les nazis;
tout en travaillant avec acharnement à une nouvelle mise en scène du Faust
de Goethe, ils se préparent à mourir si la Suisse était envahie. Un
roman d’amour, une profession de foi pour la culture, un hymne à la
force des idées.
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