Le Mur Grec
de Nicolas Verdan, un auteur Suisse francophone à coté duquel nous
étions passés, nous donne des nouvelles de la Grèce. Merci à Cédric, du
blog Mon roman noir et bien serré, pour la découverte.
De plus en plus de policiers cagoulés patrouillent dans les rues de ce
pays où la crise fait des ravages. Sur les bords de l’Évros, le fleuve
frontière entre la Grèce et la Turquie, un long mur de fil de fer
barbelé se construit pour stopper les migrants. C’est là que la tête
d’un homme est retrouvée. Agent Evangelos doit mettre la main sur le
coupable. Celui-ci lui est désigné par ses supérieurs mais l’Agent, qui
n’en est pas à sa première enquête, veut comprendre ce qu’il s’est
vraiment passé.
Un tableau particulièrement sombre de la corruption qui gangrène le
pays se dessine alors. Vous êtes dans un roman noir. L’écriture évoque
William Faulkner, autant dans son souci de précision, de l’ellipse que
dans sa façon d’envelopper le lecteur. Il faut accepter le style de
l’auteur pour aller jusqu’au bout de l’affaire.
Nicolas Verdan, par ailleurs journaliste, s’inspire de ses rencontres
sur le terrain avec des membres de l’agence européenne en charge de la
lutte contre l’immigration clandestine, de la police grecque et des
réseaux de prostitution en Grèce. Le Mur Grec
n’en est que plus terrible. On ne peut s’empêcher de songer aux
récentes affaires qui mettent en cause Frontex dans la gestion de sa
mission européenne. Le gouvernement grec comme les services de police
ne sont pas non plus épargnés. Ce roman noir laisse entrevoir ce qui se
cache, et donne quelques pistes pour tenter d’appréhender les crimes
d’aujourd’hui. Des affaires qui ne se rangent pas dans la catégorie des
faits-divers, mais dans celle encore plus sordide des crimes politiques.
ÉMERIC COCHE, Fondu au noir
Quelques
kilomètres entre la Grèce et la Turquie, une brèche où les réfugiés
peuvent encore se glisser. Plus pour longtemps, bientôt «le mur grec»
devrait empêcher le passage des malheureux. Qui emportera ce marché
très convoité?
En attendant le mur, les troupes internationales de la Frontex
patrouillent, les passeurs encaissent, les trafics douteux
prospèrent. Ainsi, l’Éros,
bordel minable où échouent les escort girls de l’Est que la crise a
chassées des villes. Non loin de là, une tête coupée, toute seul au
bord du fleuve, inquiète la police. Agent Evangelos suit
l’affaire que d’autres préféreraient étouffer.
Nicolas Verdan connaît la Grèce de l’intérieur, il y a vécu, parle la
langue. L’intrigue policière lui est prétexte à parler de la vie
quotidienne devenue si difficile, du pays qui, en 2010, subit déjà la
pression de Bruxelles. C’est aussi un hommage à Athènes, son odeur –
«un mélange d’essnce d’eucalyptus, de pain frais, de fumée de
cigarettes et de gaz d’échappement» –, ses bars, son clientélisme, ses
magouilles.
Au soir de sa carrière, Agent Evangelos est fatigué. Il se souvient de
l’Occupation, de la guerre civile, de la dictature. Mais aussi du passé
lointain d’une Grèce mythique, mère de l’Europe. Il voudra être un
grand-père paisible, mais comment faire, dans le présent chaotique?
Journaliste, Nicolas Verdan maîtrise le contexte social et politique,
mais il sait aussi faire sentir le souffle du fleuve , la poésie des
confins, la sauvagerie d’une dans de bacchantes.
ISABELLE RÜF, Le Phare
La
tête sans corps trouvée non loin d’un bordel en zone militaire à
quelques encablures de la frontière turque pose problème. Elle
embarrasse la hiérarchie. Ce n’est pas un clandestin et cette mort est
suspecte. Cette tête promet d’empoisonner le dossier des frontières
aussi est-il demandé, à l’agent de renseignements Evangelos, d’étouffer
l’affaire. Mais le bonhomme a la dent dure; il ne va pas lâcher le
morceau. Cette histoire, ça lui prend la tête. (un jeu de mots douteux
en la circonstance).
Lancé sur les traces de l’assassin, il parcourt la capitale grecque,
harassé de fatigue. Même la naissance de sa petite-fille ne le
détournera pas de la mission donc il s’est investi. L’auteur a un GPS
dans la tête. Sous les roues de la voiture de son héros, il enfile les
rues d’Athènes avec une stupéfiante connaissance des lieux. Bien que né
à Vevey, Nicolas Verdan a la Grèce comme seconde patrie où il a enquêté
pendant plus de deux ans.
C’est dans le dédale de l’histoire et en fréquentant des personnages
pas très recommandables que l’on apprend qu’un mur de barbelés va être
érigé sur les bords de l’Evros, le fleuve qui sépare la Grèce de la
Turquie, afin de stopper net le flux des migrants. Le milliardaire
Barbaros, le potentat peu reluisant, a fait ses offres au gouvernement
où il est connu comme le loup blanc. Mais voilà qu’un type, moitié
Allemand, moitié Grec, propose la construction du mur à un prix
nettement inférieur.
Le lecteur se balade dans une zone militaire interlope où un triste
quatuor d’officiers organise des orgies dans un hangar baptisé Éros.
Droguées, les filles de l’Est sont à la merci des garde-frontières.
Lorsque le scandale éclate et s’affiche à la une des journaux,
l’affaire de la tête sans corps tombe vraiment mal.
Les thèmes majeurs évoqués dans Le Mur grec?
La crise économique qui saigne la Grèce, la misère qui suinte des
quartiers populaires et en parallèle, l’insolente richesse de quelques
nantis. Mais il est surtout question de stopper la houle des migrants:
plus de 76 nationalités ont été répertoriées. Et puis il y a en
arrière-plan, le trafic de femmes.
L’équation est quasi impossible à résoudre. D’un côté, la Grèce qui
plonge dans le marasme – près de chez lui Evangelos a vu des vieux qui
fouillent les poubelles – et de l’autre, les migrants qui déferlent
dans le région de l’Evros comme un raz de marée. Une réponse au second
paramètre de l’équation? La construction du mur!
Nicolas Verdan, qui est l’auteur de Le Patient du docteur Hirschfeld, a écrit un récit vertigineux, haletant, brûlant d’actualité et riche d’images percutantes.
ÉLIANE JUNOD, L’Omnibus
La Grèce, sa crise et ses barbelés
C’est un trou béant dans le dispositif «Schengen-Dublin». Ces «12,5
kilomètres de champs cultivés» forment la seule frontière terrestre
entre la Grèce et la Turquie, délimitée ensuite par le fleuve Evros.
Pour tenter de freiner l’arrivée de migrants, la Grèce y a construit un
mur de barbelés, en 2012. Il constitue la toile de fond de l’excellent
dernier roman du Vaudois Nicolas Verdan, fin connaisseur de la Grèce,
sa seconde patrie. Fruit de deux ans de recherches et de rencontres sur
place, Le Mur grec a des
allures de roman policier, voire de thriller politique. Membre du
Service national des renseignements, Agent Evangelos se voit confronté
à une sombre histoire: on a retrouvé une tête humaine, non loin de la
frontière gréco-turque et d’une sordide maison de passe.
Nous sommes fin 2010: son enquête fouille les tréfonds peu reluisants
de la prostitution, des corruptions et trafics divers alors que des
manifestations éclatent à Athènes. Et qu’Agent Evangelos devient pour
la première fois grand-père. Une lumière dans la grisaille
d’impuissance mélancolique où il se démène, épuisé de ne pas comprendre
«comment la Grèce en est arrivée là».
Après Le Patient du docteur Hirschfeld
(prix Schiller 2012 et prix du Roman des Romands 2013), ce cinquième
roman de Nicolas Verdan mêle avec une assurance épatante la fiction et
la difficile réalité d’un pays en crise. Il ne néglige jamais
l’intrigue au détriment du document fouillé sur la Grèce contemporaine.
Dans l’épilogue, son héros prend la parole pour souligner que «notre
existence n’est que fiction». L’auteur, lui, rappelle avec force que
pour rendre compte de la réalité, rien ne vaut la fiction et la
littérature.
ÉRIC BUILLIARD, La Gruyère
Né en 1971 à Vevey, Nicolas Verdan partage ses origines entre le Canton
de Vaud où il réside et la Grèce où il voyage souvent. Journaliste et
écrivain, il vient de publier un nouveau roman dont le thème s’inscrit
fort à propos dans l’actualité du moment. Le Mur grec se déroule en effet sur fond de crise financière et d’immigration clandestine incontrôlée. Déjà dans son premier roman Le Rendez-vous de Thessalonique
paru il y a dix ans, Nicolas Verdan rendait compte de ce flux de
migrants, ombres silencieuses et insaissables, avançant inexorablement
vers l’eldorado européen fantasmé.
L’auteur place son récit sur les rives du fleuve Evros qui trace la
frontière entre la Turquie et la Grèce. Ces douze kilomètres et demi
constituent l’un des principaux points d’entrée des clandestins dans
l’Espace Schengen. Nuit après nuit, des centaines de migrants
franchissent le fleuve sans que la police grecque ou les patrouilles
européennes de Frontex {Agence européenne pour la gestion de la
coopération opérationnelle aux frontières extérieures (Frontex)} ne
parviennent (ni ne cherchent) à les contenir.
Dans ce morne décor, le policier Agent Evangelos se voit chargé par ses
supérieurs de mener une discrète enquête après la découverte d’une
mystérieuse tête humaine sur les bords du fleuve. Sa mission est
cependant claire, il s’agit de ne pas faire de vagues, et surtout de ne
pas nuire aux intérêts supérieurs du pays qui tente de soutirer de
Bruxelles d’importantes subventions pour ériger un mur de barbelés
censés interrompre le flux des migrants.
Sans illusion quant aux enjeux financiers et aux compromissions
politiques, Evangelos sait qu’il ne fera pas triompher la justice, mais
il se battra au moins pour établir la vérité. Son enquête le mettra aux
prises avec une prostituée russe, un lieutenant de police intègre, des
officiers européens dépravés et un improbable homme d’affaires venu
proposé aux autorités grecques son mur de barbelés. Accusé d’espionnage
industrielau profit de l’Allemagne, ce dernier voudra s’enfuir et
terminera sa cavale en cherchant à traverser l’Evros, non pas pour
gagner sa rive grecque, comme des milliers de migrants, mais en tentant
de trouver refuge en Turquie.
Cette inversion finale du sens de franchissement de la frontière n’est pas le moindre paradoxe du roman. A contrario
des clichés habituels sur la Grèce, Nicolas Verdan montre un pays
meurtri par l’incurie de ses dirigeants et les exigences aberrantes de
la troïka mais qui refuse
d’abdiquer sa dignité malgré la pauvreté qui s’insinue partout. Certes,
il y a ce pays vendu à l’encan où même les cure-dents sont chinois, une
société à genoux avec «{…} les femmes enceintes en chambre commune, les
infirmières non payées, les jeunes internes des hôpitaux publics
sous-payés inquiets de voir baisser le stock disponible
d’antidouleurs, les héros de la résistance contre les nazis qui
mendient des restes de poulet dans l’arrière-cour des tavernes, les
serveurs de café désœuvrés, les professeurs qui ne peuvent pas payer le
chauffage, les mères au foyer qui ont atteint la limite de leur carte
de crédit, {…} les maîtresses d’école qui sont priées de nettoyer
elles-mêmes les toilettes de l’établissement {…}», mais cela n’empêche
pas Evangelos de conserver sa lucidité et une forme d’espoir trempé
dans les vicissitudes de l’histoire grecque. «Assis à ma talbe, je
pense aussi à mon métier d’agent du renseignement à la solde de
ministres interchangeables, à ce régime démocratique où se suivent et
se ressemblent des familles politiques terrorisées, sur la défensive.
Je pense à tout cela et je ne trouve aucune explication plausible en
dehors du mouvement incessant qui m’entraîne et me conduit à l’instant
présent dans la rue Phaiirou, triste, chaotique, mais belle aussi,
droite dans sa pauvreté, digne dans sa crasse, ce parcours nocturne qui
me ramène à cette ville où je renais ce soir.»
On sent que Nicolas Verdan aime ce pays qu’il connaît bien. C’est donc
sans concession qu’il dénonce l’hypocrisie de l’Union européenne,
particulièrement de l’Allemagne qui exige toujours plus de sacrifices
de la Grèce mais continue à lui vendre sous-marins et torpilles. Son
roman est aussi l’occasion pour le lecteur de rencontrer un peuple
persévérant qui résiste pour ne pas laisser la crise – qu’elle
soit financière, politique ou migratoire – s’installer définitivement
dans les esprits.
VINCENT HORT, La Nation
«— La vérité, tu t'étais engagé à chercher la vérité.
— Je veux bien, mais à quoi tout cela nous mène-t-il, Agent Evangelos ?
— À comprendre, lieutenant.
— À comprendre quoi?
— À comprendre comment.
— Comment quoi, Agent Evangelos?
— Comment la Grèce en est arrivée là.»
«Là», c'est au pied du mur, dans une situation de crise inextricable
qui pousse le chef des renseignements grecs à maquiller un crime pour
justifier la création d'un mur de barbelés sur les 12,5 petits
kilomètres de frontière qui séparent la Grèce de la Turquie, et plus
largement l'Europe du reste du monde.
«Là», la migration a augmenté de 345 % depuis un an. Il est urgent de
colmater la brèche. Ce mur permettra de capter des subventions de
Bruxelles et, en sous-main, de continuer d'engraisser un armateur local
qui, en retour, finance les partis politiques et arrose la population
miséreuse.
«Là», c'est donc aux portes mêmes de l'espace Schengen et c'est le 22
décembre 2010 au petit matin. Une tête sans corps vient d'être
retrouvée. Cela arrangerait les autorités qu'il s'agisse de celle d'un
migrant. Mais, de toute évidence, ce n'est pas le cas.
Evangelos est mandaté pour classer rapidement l'affaire. C'est un homme
désenchanté. La soixantaine, il a vécu toutes les contradictions du
pays. Terre d'accueil pour ses parents qui ont dû fuir la Turquie en
1922, pays pillé par les nazis, retourné par la dictature des Colonels
dans les années 70, puis rayonnant à nouveau avant de chuter encore une
fois. Evangelos observe aujourd'hui les jeunes qui se révoltent à cause
de la crise et pense aux anarchistes du même âge qu'il a dû combattre
lors de son service militaire alors qu'il aurait pu être dans leurs
rangs. Il pense aussi à cet autre assassinat qu'il a dû étouffer
quelques années plus tôt. Et voilà que ça recommence.
À travers un paysage coulé dans le béton et la misère, son voyage
d'Athènes jusqu'en Thrace l'incite à dresser un état des lieux. Les
souvenirs, les réflexions lui arrivent par pans successifs, de plus en
plus précis et intrigants. Ils nous permettent de prendre la mesure de
la situation politique et économique de la Grèce comme de sa position
ambiguë face à l'Europe.
L'intrigue policière offre ainsi un tour d'horizon vertigineux sur les
influences tentaculaires et contradictoires qui se cristallisent dans
cette zone – celles du gouvernement grec de l'époque, du Pasok, des
Pomaks, de l'armateur prodigue, de l'armée, de l'Allemagne, de l'ex
RDA, de Bruxelles, Varsovie... C'est également une plongée dans un
quotidien d'une rare dureté où les êtres humains ne sont plus que des
bêtes à l'image bien sûr des migrants que l'on dénombre à la frontière
avant de les lâcher dans un pays où ils finiront traqués et miséreux,
mais aussi à l'image des clients et des prostituées de l'Éros, le
bordel situé sur la frontière, et où a été retrouvée cette tête sans
corps.
«Là», c'est ce que l'Europe fait de pire. Evangelos découvre que les
gardes frontières de l'espace Schengen – des miliaires ressortissants
de tous les pays membres – droguent, violent et tabassent des jeunes
filles venues tenter leur chance depuis la Russie. En toute impunité.
Et c'est dans ce no man's land livré à la barbarie qu'un meurtre a été
prémédité et qu'une tête sans corps a donc été découverte.
Bien sûr, ce polar entre en résonance avec notre actualité immédiate et
nous livre des clés de compréhension sur la manière dont l'Europe gère
ses frontières. Mais c'est surtout un roman noir d'une rare densité
métaphysique.
À travers le parcours d'Evangelos ainsi que celui des deux victimes
expiatoires qu'il va retrouver (Polina, la prostituée russe droguée à
mort qui a coupé la fameuse tête et Nikolaus Strom, le jeune et
idéaliste entrepreneur germano-grec qui aurait dû mourir à la place du
garde-frontière), l'auteur met en scène la puissance du système face
aux volontés individuelles. Et il le fait en retranscrivant avec brio
la tension qui les oppresse. Ses phrases amples, heurtées par des
répétitions entêtantes, retardent le moment de lucidité où tout
bascule, où le destin se scelle.
«Non, Polina était si effrayée qu'elle n'a pas osé appeler au secours.
Au début elle a crié, mais derrière les miroirs, dans les autres
chambres, ça criait aussi et personne ne s'étonne d'entendre des cris,
et même des coups de ceinture comme elle en a reçu, vu aussi qu'elle
avait elle-même entendu comme des coups de fouet, plus tôt, quand elle
est arrivée au Lacoba, vu que tout ça, dans cet hôtel où l'on entend
tout et que tout peut arriver, elle n'avait pas le choix.»
Pour échapper à ce système, ces trois personnages fuient brouillent les
pistes. À bord de voitures, d'avions, de bateaux, à pieds, à moto, ils
circulent dans une géographie post-industrielle décrite avec précision,
celle d'une Grèce en ruine. Ces déplacements créent une urgence,
ramasse la tension. Le récit est en perpétuel mouvement et la lecture
s'effectue en apnée.
Comme les migrants en arrière-plan, les personnages cherchent une porte
de sortie. Dans le même temps, Evangelos ne reconnaît plus le pays de
son enfance, Strom aimerait être enfin considéré comme un Grec à part
entière et Polina ne voit son salut que hors de chez elle. Tous trois
vivent une forme d'exil. Et dans le flot de l'action, le roman livre
une manière inédite d'appréhender les notions de frontière ou
d'appartenance.
«Là», une terre qui a perdu son identité, un pays qui n'a plus ni dieu ni maître.
«La nuit est claire, elle est froide des étoiles qui n'indiquent aucune direction.»
Evangelos incarne les réflexions de l'auteur sur ce monde consumé par
la corruption. Son désenchantement lui donne un surplomb sur les
événements, une forme de fatalisme. Il n'est pas là pour juger, mais
comprendre, colporter la vérité – à ce titre, son patronyme est
providentiel. Il sait que «Nous sommes faits de ruptures (...). Vouloir
les réconcilier, c'est se défaire, accepter de devenir autre.»
Les noms des lieux, leurs résonances grecques projettent sa quête dans
une dimension mythologique. On décolle de la réalité géo-stratégique et
l'on erre, aveugles, avec Evangelos le long de la frontière délimitée
par un fleuve qu'il ne verra jamais, avec les migrants qui passent près
de lui, fantomatiques. On sent l'odeur de la mort, sans savoir ce
qu'elle nous rappelle vraiment.
La réalité ressemble à un cauchemar. La crise, «ils disent que c'est
dans la tête et je crois qu'ils ont raison», dit Polina. Et la vérité?
In fine, Evangelos enfourche sa moto.
«Ce soir, rue Phalirou, je me sens délivré du besoin de vérité. Je le
sais désormais, notre existence n'est que fiction. Barbaros est une
créature, elle est notre créature, à nous les Grecs. C'est nous qui
avons fait naître ce monstre assoiffé de pouvoir et d'argent. Cet
homme, qui agit dans l'ombre, sa toute puissance, invisible, c'est
notre ruine, c'est la ruine de la Grèce. Mais si nous le voulons
vraiment, nous avons toutefois le pouvoir de nous en débarrasser.»
Il suffit pour cela de rompre le sortilège, de briser la tradition. Et
quoi de mieux, symboliquement, que la naissance d'un enfant à qui l'on
donnerait un nom tout neuf, comme celle de la petite-fille d'Evangelos
qui a vu le jour le matin-même du meurtre?
MARIANNE BRUN, Vice versa littérature
{…}
Murs de barbelés
Tout aussi troublant, Le Mur grec
de Nicolas Verdan explore les lisières de l’Europe et plonge dans les
eaux bouillonnantes de l’Evros, ce fleuve-frontière qui sépare la
Turquie de la Grèce. Dans cette zone frontalière quadrillée par les
patrouilles de l’agence européenne Frontex, une tête est retrouvée.
Trop occidentale pour être celle d’un migrant. L’affaire remonte en
haut lieu, et c’est l’agent Evangelos qui se voit confier l’affaire.
Comme dans tout bon polar, ce flic défie l’autorité pour mettre au jour
une sombre vérité. Car cette mystérieuse décapitation est liée à un
contrat pour la construction d’un mur de barbelés que les Grecs
entendent ériger sur leur frontière, à grand renfort de subventions
européennes. Et lorsqu’un Allemand y oppose une offre trop avantageuse
pour ne pas être malhonnête, tout est entrepris pour le faire
disparaître.
En amont de ce roman, l’écrivain et journaliste vaudois, déjà remarqué en 2011 pour son Patient du docteur Hirschfeld,
a opéré un important travail d’investigation sur le terrain. Dans cette
Grèce d’avant la Troïka, d’avant les frontières barbelées, mais déjà
mise à terre par le reflux de la crise. Une connaissance du terrain qui
nourrit les descriptions de ces frontières poreuses où les migrants
réitèrent chaque nuit cette litanie: «file indienne, canots, passeurs,
abandon, miradors, projecteurs, eau froide, noyade, gardes, chiens,
peur,perte de repères, retour en arrière impossible».
De sa plume vive et très travaillée, Nicolas Verdan signe un étonnant
documentaire recouvert des habits noirs du thriller politique. Sa
démarche romanesque est imprégnée de réel au point que le doute finit
par s’instiller: et si tout cela était vrai? La force du Mur grec
réside dans cette incertitude tenace, alors que l’Europe, pour tenter
de sauver la face, s’achète une conscience à une Grèce contrainte de
vendre la sienne…
{…}
THIERRY RABOUD, La Liberté
Mi-roman policier, mi-prose poétique, Le Mur grec
est avant tout un roman d’atmosphère. Catapulté, le lecteur, dans une
langue travaillée, dans un pays mal connu, en plein milieu d’une crise,
au beau milieu du trafic d’êtres humains, migrants ou prostitués. Sec,
le narrateur, Agent Evangelos, asséché d’avoir trop vu, trop compris,
trop vécu. Dans cette Grèce où les crimes restent parfois impunis, à
quoi bon se lancer à la recherche de celui – ou de celle – qui tenait
la hache, qui du tronc a détaché la tête? C’est un livre dense, moite,
touffu. L’intrigue bien sûr est là, qui veut dénoncer les dérives d’un
système basé sur la manipulation, les histoires de gros sous,
l’impuissance des uns et la surpuissance des autres. Mais pour la
suivre, cette intrigue, vous devrez avant tout faire confiance à
Nicolas Verdan, écrivain qui jamais ne perd son horizon des yeux,
quitte à perdre en route quelques lecteurs déroutés par cette marée qui
les tangue dangereusement.
«On dirait une vague, elle monte, elle descend, la rue, elle monte
encore, elle se soulève, elle retombe. Cette houle donne la mesure du
quartier, avec ses crêtes et ses creux, ses faux plats. Une rue, qui
s’avance dans la ville, deux heures après minuit, quand commence
l’histoire, sur une colline habitée, une fois, dans la nuit du 21 au 22
décembre 2010, rue Irakleous, à Neos Kosmos, Athènes, Grèce.
“À quoi ressemble une tête coupée?” Agent Evangelos s’interroge.
Agent Evangelos est dans la rue, il fait face au Batman, un bar que
tout condamne : la phosphorescence verte de son enseigne, son débit
d’alcool bon marché, ses habitués, qui participent tous de la fin d’un
monde, attachés aux chansons d’avant-hier, leur jeunesse épinglée au
mur, la photo de Theodorakis, une autre vue de l’Acropole prise depuis
la terrasse du Galaxy, un autre bar, au douzième étage du Hilton, les
tons passés des étés grecs sur les publicités des années soixante-dix
et le soleil, jaune et rond, sur les affiches d’Olympic Airways. Tous
les soirs, à Athènes, la clientèle du Batman, à faire comme si de rien
n’était, en dépit de ce qui vient à disparaître, de tout ce qui attend,
la menace, là, derrière la vitre du bar, dans cette rue où se tient
Agent Evangelos, qui ne sait plus ce qu’il doit faire, maintenant.»
Un roman comme un voyage, comme une incantation. Mêlée aux souvenirs, à
l’espoir d’un futur, grâce à cette petite fille qui naît, l’humeur de
l’Agent Evangelos est au cœur des débats. Et puis finement, celui qui
est de l’autre côté, le possible assassin, le manipulé qui se croyait
trop malin, prend toute sa place. Au beau milieu de ce cortège de
malheureux, anonymes, épuisés, qui veulent entrer dans un pays ceint
par l’eau, fleuve ou mer, et un mur en construction, voilà l’audace de
l’auteur qui se penche sur le cas de celui qui veut faire le voyage en
sens inverse. En nos temps troublés, comment ne pas se sentir concernés
par ces crises bien loin d’être résolues. Le Mur grec, comme un
démonstratif, comme une dénonciation, de toutes ces barricades qui
poussent ça et là.
«Il vient, de ce côté du monde, une souffrance. Chaque nuit, elle
s’insinue en silence dans le cours de l’Evros, avant d’épandre dans les
champs, à l’aube, ses graines transparentes à la lumière de l’autre
rive.
Vers midi, quand le brouillard s’est enfin dissipé, elle a atteint la
limite sud d’Orestiada, là où la ville tombe en arrêt dans la plaine
fluviale, à la limite exacte du passage du train tagué qui relie, au
nord, la ville bulgare de Svilengrad, ignorant l’ancienne voie qui
passait par Edirne, en Turquie. Agent Evangelos se trouvait devant le
poste de police quand il a vu le cortège traverser la gare, avant de
remonter l’avenue Vasileos Konstandinou, inexistant aux yeux accoutumés
des habitants d’Orestiada. Porteurs de la rumeur de l’Evros au cours
toujours invisible, charriant les humeurs du fleuve, transportant à
leur corps défendant un fardeau de limon, ils avancent, les gens des
hauts plateaux du Pamir, les gens des alluvions du Gange et du
Brahmapoutre, les gens du Rif, suiveurs d’une seule et même piste qui,
aujourd’hui, fait gondoler le plan tiré au cordeau d’Orestiada, dessiné
en 1922 pour accueillir d’autres réfugiés, les Grecs d’Asie Mineure.»
Ce roman aurait pu être un reportage, tellement vrai, mais si Nicolas
Verdan a opté pour la fiction, pour mettre en scène cette histoire
qu’il ne connaît que trop bien, lui qui vit entre là-bas et ici, c’est
clairement par amour de la langue. Cette langue qui se délie, qui
s’étire en de longues phrases étoffées de virgules, ces constructions
audacieuses qui interpellent. Nicolas Verdan se réinvente en artisan,
et, du matériau qui lui est donné par son travail de journaliste, fait
un roman innovant, parfois ardu, mais plutôt équilibré. Un auteur à
suivre, en Grèce comme ailleurs.
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
Entretien avec Nicolas Verdan
Amandine Glévarec – Quels sont tes rapports intimes avec la Grèce?
Nicolas Verdan – Ma mère est née en Grèce en 1944, lors d’une des
périodes les plus noires de l’histoire de ce pays. Elle a survécu à la
famine et aux exactions nazies qui se produisaient dans les villages
comme le sien. Son père, mon papous (= grand-père), vit toujours. Il a
95 ans. Le lien intime commence à travers ces liens familiaux forts. Au
fil du temps, cette initimité dans la relation à mon pays d’origine
maternelle s’est construite également à travers des rencontres avec des
amis. Autant de nouvelles manières de voir et de ressentir ce pays.
Mais je dirais que mon lien le plus profond, le plus tendu, le plus
manifeste s’exprime dans ce bonheur sans cesse renouvelé que je ressens
en séjournant à Athènes. Athènes, c’est le manque, le manque permanent.
Et c’est ce besoin d’agir et de vivre pour le combler qui m’anime.
A. G. – C’est un roman policier
éminemment politique. Par volonté de dénoncer, par envie de planter un
décor réaliste, par goût journalistique pour l’ailleurs?
N. V. – Parce que la réalité grecque, pour le moins politique, s’est
imposée au journaliste et à l’écrivain. En Grèce, le libéralisme
sauvage et la corruption ne sont pas de vains mots. Je ne pouvais pas
continuer d’écrire en faisant comme si de rien n’était. Je ne dénonce
pas, mais je rends compte. Mais pas comme le ferait un journaliste. Ce
livre est un roman. Son auteur croit beaucoup à la puissance évocatrice
de la fiction. Elle rend état avec plus de force de cette violence
caractéristique des relations sociales en Grèce.
A. G. – Dans quel état d’esprit
est ton personnage – l’agent Evangelos – face à la crise, face à la
corruption, face aux limites de son métier?
N. V. – Il est épuisé, hanté par l’histoire récente de son pays. Il ne
croit plus à l’État. Il doute même des mots à employer pour qualifier
cet état de crise. Mais il n’a rien perdu de sa clairvoyance. Il
conserve aussi le sentiment de l’injustice. Et c’est pourquoi, à titre
personnel, il cherche ce qui est juste, au-delà des règles et des lois.
Il ressemble à beaucoup de Grecs que j’aime.
A. G. – Tu parles beaucoup du trafic d’êtres humains dans Le Mur grec,
les migrants bien sûr, mais les prostituées aussi. Tu dénonces même
certaines dérives des agents en garde de la frontière. Doit-on craindre
que tout ce que tu rapportes soit vrai?
N. V. – Les histoires que je mets en scène sont inspirées par des faits
réels. Je ne ne me suis pas contenté de lire des journaux et de me
balader sur le Net pour dresser ce sombre portrait de la Grèce
d’aujourd’hui. J’ai approché de très près le monde des trafiquants
humains. J’ai rencontré des migrants, des garde-frontières. Le récit de
la prostituée ne vient pas de nulle part. Il correspond, à quelques
détails près, au témoignage recueilli dans un hôtel à Athènes. Le
journaliste que je suis a fait un travail de terrain. Puis c’est
l’écrivain qui a pris le relais. Je tiens toutefois à dire que
l’affaire Frontex, dans mon roman, relève de la pure invention. Le
reste, y compris l’affaire du trafic d’armes impliquant Barbaros,
correspond, peu ou prou, à la réalité.
A. G. – Par ailleurs, ton
écriture est résolument tournée vers une certaine forme de poésie. Les
tournures sont toujours réfléchies, parfois complexes, quel travail
pour arriver à ce résulat?
N. V. – Un travail de réécriture. Plusieurs relecteurs, dont une
personne de famille et une lectrice professionnelle. Mais, surtout, une
quête passionnante du mot juste, de l’expression qui saura traduire au
plus près ces flashs d’écrivain qui me terrassent parfois. C’est une
chose d’avoir la vision de son texte. Encore faut-il savoir la mettre
en mots.
A. G. – Tu es journaliste, ton
métier te donne droit à la parole, à l’expression. Pour quelles raisons
as-tu eu envie de te tourner vers la fiction ? Quel manque, quel
besoin, cette démarche créative vient-elle combler?
N. V. – La fiction fait appel à d’autres formes d’émotion. Elle est
chargée d’expression poétique, que je trouve souvent plus à même de
rendre compte du réel. Elle s’affranchit de la notion d’objectivité
propre au journalisme d’investigation. Elle reconnaît la part de
sensibilité de l’observateur et elle accorde une place à son histoire
personnelle. De plus, le journalisme de terrain et d’investigation est
malade. Malade du manque de temps dont il dispose. Malade du manque de
moyens accordés par les médias aux reportages. Malade du fait de devoir
justifier de son temps et de ce qu’il coûte à son employeur. Malade de
la lourdeur hiérarchique de l’environnement dans lequel il évolue. Dès
lors, l’écrivain, avec sa liberté, son imagination, sa poésie,
reconquiert un terrain que le journaliste occupait sans partage : le
réel.
A. G. – Question subsidiaire: tu viens d’ouvrir ta propre librairie, alors c’est comment de passer de l’autre côté?
N. V. – Je me demande encore si j’aime mieux acheter un livre ou en
vendre un. Mais l’écrivain se sent très loin du libraire. C’est le
passionné de livres, le collectionneur qui est ému par l’arrivée du
libraire. Molly&Bloom Librairie, c’est un vieux rêve. Une manière
d’enchanter ma vie professionnelle. Il y a dix ans, le journaliste que
j’étais travaillait pour un quotidien. Les bureaux venaient d’être
transformés en open space.
L’informatique triomphante et une forme de fascisme bureaucratique
avaient conduit la direction du canard au constat suivant: «Désormais,
plus de bibliothèques à disposition! Vous avez tout dans votre PC.» Ce
jour-là, j’ai su que j’allais me tirer. Un monde sans livre est un
monde triste.
A. G. – Question subsidiaire bis: Tu as obtenu le très beau prix Schiller pour Le Patient du docteur Hirschfeld. Si un client te demandait de le guider à travers l’œuvre de Nicolas Verdan, comment le conseillerais-tu?
N. V. – Commence par son dernier livre, Le Mur grec. Il y parle de la Grèce et des migrants, comme dans son premier livre, Le Rendez-vous de Thessalonique, suivi de Chromosome 68, son roman qui s’est le moins bien vendu. Je te conseillerais volontiers Saga.Le Corbusier. C’est le plus poétique de tous. Celles et ceux qui l’ont apprécié ont moins aimé Le Patient du docteur Hirschfeld, mon premier succès. Ces deux ouvrages ont ceci de commun qu’ils relèvent d’un travail d’historien.
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
Un roman sur la tragédie grecque
Nicolas Verdan publie Le Mur grec, en lice pour le prix des lecteurs de la Ville de Lausanne
Le regard est incisif, le verbe tranchant. Tranquillement accoudé à sa
table de travail – un des meubles qui forment le décor de Molly &
Bloom, sa librairie récemment ouverte à Lausanne – Nicolas Verdan nous
reçoit. Une rencontre tout sauf improbable avec celui qui a été
rédacteur en chef adjoint du quotidien vaudois 24 Heures
et responsable de la rubrique monde. À 44 ans, ce journaliste désormais
indépendant, aux origines grecques par sa mère, a arpenté durant deux
ans la frontière greco-turque. Accumulant des quantités de notes où il
a puisé pour former la trame de son nouveau roman Le Mur grec,
publié à l’occasion de cette rentrée littéraire chez l’éditeur Bernard
Campiche. Un livre qui raconte le destin de Nikolaus Strom, un
ressortissant allemand, mêlé malgré lui à une sombre histoire de
meurtre survenu à la lisière d’un bordel. Autre protagoniste: l’agent
Evangelos, chargé de l’enquête, qui découvre peu à peu les intérêts
financiers et politiques autour de la construction d’un mur sur la
frontière entre la Grèce et la Turquie afin de juguler le flux
migratoire. Un roman sauvagement d’actualité.
Nicolas Verdan, on sent que
l’écriture de votre ouvrage est empreinte d’une grande révolte, que la
frontière entre le narrateur et vous-même est restée floue...
Il est vrai que j’ai dû me battre avec le texte pour sortir du style
journalistique face à la catastrophe que vit actuellement la Grèce.
Mais je l’ai fait, et j’insiste, en utilisant un style romancé. Je
crois que la posture romanesque m’a permis de canaliser cette révolte,
de restituer une réalité et une dureté relayée par les médias de
manière nettement moins nuancée. Par ailleurs, je crois sincèrement que
le roman permet de traduire la beauté d’un lieu.
C’est-à-dire?
Prenez les vagues migratoires qui sont en train de traverser l’Europe,
ces gens qui arrivent de zones sinistrées, qui ont traversé
l’apocalypse, et qui ont par exemple débarqué à la gare de Budapest. Eh
bien, je suis persuadé que l’environnement immédiat qui les entoure
influe sur leur comportement. Ce que je veux dire par là, c’est que
seule la beauté du verbe et la poésie sont capables de retranscrire ce
sentiment, de redonner sa place au lieu.
Mais vous avez bien conscience d’avoir écrit un livre hautement politique?
Bien sûr! À partir du moment où je me suis intéressé à une zone
militaire interdite et que j’ai découvert la construction d’un mur
controversé, le tout dans un contexte aussi sensible que celui des
migrations, il était évident que la portée de mon roman ne pouvait être
que politique. Néanmoins, certains lecteurs m’ont avoué que, grâce au
livre, ils en ont mieux saisi les enjeux.
Votre héroïne, Christina Laziradou est-elle une métaphore de la Grèce moderne?
Oui clairement, mais elle reste un personnage assez troublant parce
qu’elle incarne un rendez-vous manqué entre la Grèce et l’Allemagne,
pays symbolisé par mon personnage masculin Nicolaus Strom qui est
Allemand. Il existe une fascination réciproque entre la Grèce et
l’Allemagne malgré une incompréhension fondamentale dont on peut voir
les résultats actuellement. Les Allemands entretiennent un magnétisme
mythologique vis-à-vis de la Grèce; de leur côté, les Grecs sont
captivés par la technologie allemande. C’est un sentiment qui a été
prédominant durant les années 1970, notamment, mais qui reste
aujourd’hui guidé par une sorte d’amour contrarié. À ce propos, il
semble que votre livre recèle une grande part de nostalgie… C’est vrai,
mais il faut avoir à l’esprit qu’en Grèce le temps passe très vite. On
peut apprécier un quartier d’Athènes, par exemple, qui l’année suivante
n’existera plus. C’est un sentiment
universel, mais en Grèce, vu la brutalité des rapports sociaux, vu le
mépris des politiques vis-à-vis du patrimoine urbain, il existe un
rapport au temps très ambigu. Finalement, je dois avouer que l’on ne se
sent pas si mal dans cette nostalgie.
DANIEL BUJARD, La Côte
Thriller politique en Grèce
Le Mur grec, roman de Nicolas Verdan, est en prise avec une
actualité brûlante. L'intrigue policière se déroule aux frontière d'une
Grèce en pleine crise, et mêle officiers de l'agence européenne
Frontex, hommes d'affaires qui se battent pour obtenir le contrat de
construction d'un mur pour empêcher les migrants d'entrer dans le pays,
ou encore agents d'une société d’électricité bientôt licenciés et
chargés de couper le courant aux familles qui ne paient plus leur
facture...
Deux romans historico-politiques vont marquer la rentrée littéraire en Suisse romande. Montbovon,
du journaliste connu Christian Campiche, retrace deux réalités de la
Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale. D’abord l’internement, dans
des conditions souvent indignes, de 12’000 officiers et soldats
polonais qui avaient vaillamment combattu pour la France en 1940. Et la
présence dans notre pays de la Banque des règlements internationaux, où
représentants de pays en guerre les uns contre les autres banquetaient
ensemble: soit une sorte d’Internationale de l’or!
Nicolas Verdan, lui, s’était déjà fait remarquer pour son roman Le Patient du docteur Hirschfeld, qui se situait dans les milieux homosexuels en Allemagne nazie et à Tel-Aviv. Son nouvel opus, Le Mur grec,
est incontestablement une réussite. Il vaut d’abord pour ses qualités
littéraires: une grande maîtrise du récit, un style tantôt nerveux et
incisif, tantôt lyrique. L’auteur, lui-même grec par sa mère, démontre
par ailleurs sa parfaite connaissance des réalités helléniques,
notamment par son évocation des rues et quartiers d’Athènes, avec leur
géographie sociale.
Tout commence par la découverte d’une tête d’homme coupée, sans corps,
en Thrace orientale, tout près du fleuve Evros, qui fait frontière
entre la Grèce (donc l’Union européenne) et la Turquie, et à côté d’un
bordel sordide, l’Eros. Le roman se présente donc au départ comme une
intrigue policière. Son aspect thriller va s’accentuer au fil de la
lecture. Mais il prend rapidement une dimension politique. Qui est
derrière ce crime? S’agit-il d’un règlement de comptes? Est-il lié aux
officiers et soldats de diverses nationalités composant la Frontex, la
force militaire qui contrôle les frontières extérieures de l’UE depuis
le traité de Schengen, et qui fréquentent l’Eros ? Ou encore le meurtre
est-il lié aux conflits entre affairistes qui se battent pour obtenir
le contrat de la construction du mur destiné à stopper les migrants et
réfugiés, en séparant la Grèce et la Turquie? Nous laisserons le
lecteur découvrir la vérité.
L’enquête est menée par l’Agent Evangelos, un personnage assez banal,
pourtant hanté par le souvenir honteux d’un acte de violence sur un
étudiant auquel on l’a contraint, alors qu’il était jeune policier,
pendant le sinistre régime des colonels. Il pourrait faire penser un
peu au fameux commissaire Wallander de Henning Manckell. Mais aussi,
par sa recherche obstinée de la vérité, au commissaire Brunetti de
Venise, sous la plume de Donna Léon. Finalement, pourra-t-il faire
connaître la vérité, ou devra-t-il, comme parfois ce dernier, diffuser
une vérité officielle ? Ou encore fera-t-il justice lui-même ? Tout
cela tient le lecteur en haleine.
Dans une Grèce déliquescente
Mais l’intérêt principal du roman réside dans la description sans
concession d’une Grèce déliquescente. L’histoire se passe en 2010, sous
le régime des partis traditionnels, donc bien avant l’accession au
pouvoir de Syriza. Le mur de barbelés à la frontière turque n’est pas
encore construit. Il le sera en décembre 2012. Mais surtout, c’est une
Grèce en perdition, où règnent les «affaires» et la corruption jusqu’au
sommet de l’État. Une Grèce en pleine crise de la dette et à l’économie
très mal en point, ce qui engendre la misère et l’effondrement des
prestations sociales: «les nouveaux chômeurs, les retraités qui
fouillent les poubelles, les dockers du Pirée sans travail, les
fonctionnaires en grève, les agents de la Société d’électricité bientôt
licenciés et chargés de couper le courant aux familles qui ne paient
plus leur facture», etc. De surcroît, l’auteur remonte dans l’histoire
grecque : aux migrants et réfugiés qui affluent en Europe après avoir
traversé la Turquie font pendant les centaines de milliers de réfugiés
grecs de 1922, au terme de la guerre qui vit les troupes d’Atatürk
l’emporter sur l’armée grecque follement aventurée en Anatolie. Il
évoque aussi la situation des minorités turcophone musulmane et bulgare
méprisées.
Ce livre pose, une fois de plus, le problème du roman historique et
politique. Ou bien l’auteur s’écarte trop des faits, et l’aspect
romanesque l’emporte sur le souci de vérité. Ou bien, par fidélité à la
réalité qu’il décrit, il risque de faire de ses personnages des
porte-paroles et de leur enlever leur épaisseur humaine. Nicolas Verdan
penche un peu vers ce second terme. C’est la seule (légère) critique
que nous lui ferons. Ainsi l’histoire d’amour entre l’affairiste
germano-grec Nikolaus Strom et Christina paraît un peu «parachutée»
dans le roman. Ce qui cependant n’enlève rien aux qualités de ce livre
passionnant et en prise directe sur une actualité plus brûlante que
jamais.
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo
Nicolas Verdan a enquêté deux ans le long du «Mur grec»
L’auteur et journaliste vaudois a basé l'intrigue de son beau polar le
long de la frontière avec la Turquie, où tentent de passer les migrants
depuis bien longtemps.
La naissance du Mur grec, le
dernier roman de Nicolas Verdan, a commencé en 2009 déjà. Le moment où
l’auteur, mi-Suisse de Chardonne par son père, mi-Grec d’Athènes par sa
mère, a commencé à parcourir la seule frontière terrestre entre la
Grèce et la Turquie, que dessine le fleuve Evros. «À l’époque, c’était
déjà un lieu de passage de migrants. On en comptait trois cents par
jour. La seule différence, c’est que ces derniers restaient dans le
pays et donc l’Europe ne s’en faisait pas trop. Ils venaient simplement
grossir les ghettos de clandestins dans les grandes villes du pays.» En
2009, la Grèce voyait déjà arriver les premiers représentants de la
Troïka censés remettre à flot les finances du pays.
Nicolas Verdan a fureté plus de deux ans le long de cette frontière, où
patrouillaient déjà les équipes de Frontex, l’agence européenne de
surveillance. Il y a découvert les travers de cette «occupation», les
bordels incroyables posés au milieu des champs, où œuvrent des
prostituées de l’Est souvent enlevées et forcées. Celui qui a travaillé
à la rubrique Monde de 24 heures, avant d’en devenir un temps rédacteur
en chef adjoint, a poursuivi ce travail de grand reporter. Mais, à
l’époque, la Grèce et les migrants intéressaient moins la presse
européenne. Et il a fait un récit étonnant, mélange de documentaire sur
l’état du pays, de roman noir et de polar.
«C’est une de mes relectrices qui m’a convaincu d’accentuer le côté policier que le texte n’avait pas au départ»
«C’est une de mes relectrices qui m’a convaincu d’accentuer le côté
policier que le texte n’avait pas au départ», explique l’auteur au
Lyrique, le restaurant grec de Lausanne. Car la gestation a pris du
temps. Le garçon de 44 ans a attendu avant de remélanger sa pâte, de
l’affiner, de la pimenter, de la débarrasser de toute scorie inutile.
L’écriture en est vive, élégante, poétique par moments parce que,
malgré tout, l’amour de Nicolas Verdan pour sa seconde patrie sublime
tout. Si sa mère, venue en pensionnat à Lutry à 18 ans avant de
rencontrer son père, ne lui a jamais appris à la maison la langue
grecque, Verdan a passé tant de vacances là-bas qu’il s’y est enraciné,
qu’il a besoin d’y retourner, un besoin presque vital.
«Ce pays a tellement été mis à mal par le Pasok (ndlr: le Parti socialiste) et par la Nouvelle Démocratie
(les conservateurs). C’est terrible, alors que la Grèce avait tout pour
bien faire. Ses habitants sont si cultivés, presque tout le monde
parlait aussi anglais et français. Aujourd’hui, avec Syriza, la classe moyenne avait trouvé un nouvel espoir. En Europe, Syriza
est assimilé à la gauche, mais c’est bien le parti de la classe
moyenne, la seule en Grèce à payer des impôts, puisque les ultrariches
réussissent encore et toujours à y échapper.» L’amour pour le pays ne
l’empêche pas d’en voir tous les travers, les trafics, la corruption,
les inégalités.
Et c’est bien ce qui sert de toile de fond au roman noir de Verdan. Son
héros, un inspecteur désabusé, doit enquêter sur une tête décapitée
retrouvée le long de la frontière, à deux pas d’un des bordels que
fréquentent les agents de Frontex. La hiérarchie n’espère pas la
résolution de l’affaire, mais bien qu’elle soit étouffée afin de ne pas
mettre à mal les capitaux européens censés affluer ici. Car c’est là
que doit être érigé un mur de barbelés destiné à lutter contre l’afflux
de migrants (oui, un des premiers). Et l’attribution du projet suscite
bien des convoitises, en particulier celles d’un entrepreneur allemand
qui casse les prix. Y a-t-il un lien avec le meurtre?
À peine sorti, le livre de Verdan a déjà connu un joli succès, poussant
son éditeur, Bernard Campiche, à lancer une réimpression après les
3000 premiers exemplaires. Pas mal pour un livre romand. L’auteur, lui,
qui travaille encore dans le journalisme et les relations publiques,
vient de déménager son bureau à Lausanne, avenue William-Fraisse 4. Il
en profitera pour y ouvrir trois après-midi par semaine une librairie
de livres anciens, Molly & Bloom, ne vendant que des bouquins qu’il
a lui-même acquis au fil du temps.
DAVID MOGINIER, 24 Heures
Un mur de 13,5 km a été érigé il y aura bientôt trois ans sur la seule
partie de frontière terrestre entre la Grèce et la Turquie. Sinon, la
frontière entre les deux pays est matérialisée par le fleuve Evros.
L'histoire que raconte Nicolas Verdan, dans Le Mur grec, se passe avant la construction de ce mur, à la fin de l'année 2010 et au début de l'année 2011.
Cette même année 2010, la Grèce connaît un premier pic de crise
économique dû au surendettement de l'État grec, à son fort déficit
budgétaire et à son administration pléthorique. Tous éléments fauteurs
de corruption, laquelle n'est ni de droite ni de gauche. Comme le
disait le philosophe anglais, Lord Acton:
«Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument.»
Le roman de Nicolas Verdan est au fond un prétexte pour décrire ce
contexte de crise, à laquelle, à l'époque, s'ajoute la volonté du
gouvernement grec de dresser un mur pour contenir les flux migratoires
qui ne cessent d'enfler en provenance de la Turquie. Le livre est donc
doublement d’actualité...
Ce roman est aussi un roman policier. À proximité du fleuve Evros, près
d'un bordel qui porte en lettres roses le nom d'Éros, une tête sans
corps est retrouvée. Le prologue indique au lecteur qu'elle a été
coupée à la hache lors d'une lutte confuse qui a mis aux prises une
femme, qui s'avérera être une prostituée russe, et deux hommes.
L'enquête est confiée à Agent Evangelos, un policier athénien, dépêché
sur place par sa hiérarchie. Il apparaît très vite que cette dernière
ne lui demande pas tant d'éclaircir le crime que de faire en sorte que
le financement du mur par l'Union européenne, que celle-ci refuse
encore, ne soit pas compromis.
Or un des deux hommes du prologue, celui dont la tête est restée sur
les épaules, est venu bousculer les intérêts financiers d'une personne,
qui est de connivence avec des hommes politiques grecs de tous bords.
Cette personne a fait une proposition hors de prix pour cette
construction, défiant donc curieusement toute concurrence.
L'intrus de l'affaire, Nicholaus (Nikos) Strom, Allemand de mère
grecque, représentant de commerce, fort de réalisations de murs
précédents, en partenariat avec une société israélienne, a en effet
fait une proposition pour construire le mur à la moitié du prix de la
proposition officielle, que cette personne d'influence réussit tout de
même à faire accepter...
Ce roman serait bien noir, et sordide, si l'auteur ne parlait pas, récit faisant, de la Grèce qu'il aime:
«Le temps va au beau. Au nord de la plaine centrale de l'Attique, cette
immense brouette chargée d'éclats de marbres, le crâne chauve du
Pentélique révèle sa face orientale au soleil.»
De l'amour qu'Evangelos porte à sa fille qui fait de lui un grand-père en mettant au monde une fille:
«Aussitôt parvenu à l'étage des nouveau-nés, Agent Evangelos se pose
derrière un pilier, tout au fond, loin des ascenseurs. Andromède lui a
envoyé un texto pour lui dire que sa mère était encore dans la chambre,
avec son compagnon.»
Des amours, même mortes, de Christina et de Nikos:
«Christina buvait ses paroles et elle était surprise de s'y retrouver.
Il n'y avait que Nikos qui parlait. Elle déjà, à sa manière, se
taisait. Mais elle devait sourire et lui, il lisait dans son sourire à
elle le seul langage qui alors comptait.»
Le gouvernement grec obtiendra-t-il que l'Europe finance le Mur, dont la manne ne sera alors pas perdue pour tout le monde?
Telle est la question à laquelle répond le livre de Nicolas Verdan, qui
imagine un scénario machiavélique et vraisemblable. Ne sortent pas
grandis de cette histoire les politiciens grecs, les hauts
fonctionnaires du pays et, même, des gardes-frontières de la Frontex,
l'Agence européenne chargée de la surveillance des frontières
extérieures de l'Europe...
Blog de FRANCIS RICHARD
Voyage dans le labyrinthe grec avec Nicolas Verdan
Sur les pas d’Agent Evangelos, enquêteur et grand-père, lancé à la
poursuite d’une tête sans corps, surgit un monde en crise aux
frontières de l’Europe où le chaos se mêle à la poésie, où l’Antiquité,
la dictature et le temps présent se télescopent
Quittez les écrans de télévision, lâchez les bulletins d’informations
économiques, oubliez un peu les aventures d’Alexis Tsipras à Bruxelles
et respirez. Respirez cette «haleine des marécages» qui monte du delta
de l’Evros dans l’hiver grec et glacial, ce «fleuve-frontière» aux
confins de l’Union européenne qui crache sans fin des réfugiés.
Arrêtez-vous un instant, le temps de quelques histoires drôles et
amères et de quelques verres entre amis au Batman; ce bar enfumé
d’Athènes, où «l’air de la liberté se respire à noirs poumons»; où
Agent Evangelos, héros désabusé, rêve de fêter, pour changer un peu de
ses enquêtes sans cesse entravées par un pouvoir sinueux, la naissance
de sa première petite-fille. Voici venir une autre Grèce, plus dense,
plus surprenante, plus attachante que celle qui défile sur les écrans
de télévision et sur les présentoirs de cartes postales. Voici une
Grèce vue de l’intérieur, une Grèce à ressentir, à éprouver.
Comme on s’y attend dans un roman contemporain dont le titre, Le Mur
grec, évoque l’actualité, ce pays est bel et bien décrit comme en proie
à des crises multiples: dette, migrants, trafics en tout genre,
corruption, extrémisme, fossé entre pauvreté et hyper-richesse. Là, pas
de surprises. Mais ces crises s’incarnent avec force dans les histoires
et les personnages que porte Nicolas Verdan.
La Grèce n’est pas ici, non plus, le simple décor d’une intrigue
policière. Oui, c’est un roman noir; oui, il y a un meurtre, des
mobiles, une enquête, une course poursuite, et une sorte de justice, au
final, même si, au bout du compte, Némésis, déesse de la colère et de
la vengeance, ne l’emporte pas tout à fait. Le livre ne sert pas non
plus de prétexte à un cours de géopolitique ou à un reportage au long
cours, habilement romancé. Même s’il y a de ça dans Le Mur grec.
Nicolas Verdan n’est pas journaliste pour des prunes.
Crise, intrigue policière et géopolitique, oui. Mais il serait dommage
de réduire Le Mur grec à ça. Ce qui séduit, ce qui fait la différence,
c’est la capacité du roman à rabattre vers le lecteur l’air, la couleur
du ciel, les odeurs, l’aspect et l’humeur des choses et des gens, la
trouille des uns, la crânerie des autres, la noblesse de quelques-uns.
«Il ne portait pas de casque et il se disait qu’Athènes avait une odeur
à nulle autre pareille: un mélange d’essence d’eucalyptus, de pain
frais, de fumée de cigarette et de gaz d’échappement.» Profondeur
géographique et sociale. Nous voici dans le paysage, dans ces rues, le
long du fleuve, dans les hôpitaux, les hôtels, les aéroports, au
commissariat, en jeep, à pied le long des anciennes voies ou des
autoroutes en quête d’un abri.
Profondeur historique aussi. Agent Evangelos, serviteur de l’État mais
aussi de la justice, se souvient de cet étudiant qu’on lui demanda de
gifler sans sourciller, en 1973, quand les colonels étaient au pouvoir;
puis, sous d’autres régimes, moins totalitaires, des enquêtes à classer
sur ordre. Goguenard, il écoute les ordres d’aujourd’hui. Parallèles.
Sous le fait divers sordide surgit aussi la mythologie. Bacchanales
sous l’œil de Dionysos lorsque les femmes devenues folles dépècent
leurs propres enfants. Bacchantes surgies d’une tragédie, descendues
d’un vase grec. Métaphore.
Et puis, il y a, dans ce livre, cette manière de partager des mots, de
la musique, des impressions, des savoirs, des rencontres, des amitiés,
des amours aussi. Il y a une générosité dans Le Mur grec. Nicolas
Verdan est là, Grec par sa mère, qui vous ouvre les portes de son
monde, de ce pays que, Suisse et Grec à la fois, il aime et rejoint
régulièrement. Il n’est pas loin d’ailleurs: un personnage lui
ressemble un peu, ce Niklaus, dit Nikos, à la fois Allemand et Grec, un
peu naïf mais courageux, dont il joue et se joue avec humour et sans
prétention. Rien de définitif non plus. Pas de leçons à donner, dans Le
Mur grec. Et on suit, sans le lâcher, ce récit habilement construit,
moins pour l’intrigue peut-être que pour les labyrinthes qu’elle nous
fait découvrir.
ÉLÉONORE SULSER, Le Temps
Nicolas Verdan. Le Grec de Chardonne
Nicolas Verdan a deux amours: Chardonne, dont il a arpenté les rues,
les vignes et les forêts gamin, et la Grèce, où sa mère est née, avant
de se retrouver dans un pensionnat à Lutry. Il est du genre fidèle:
tout en surveillant la construction de son futur foyer dans le jardin
de la maison de famille à Chardonne, il publie un nouveau roman, «Le
Mur grec», dont l’action se passe entièrement en Grèce. À la maison,
enfant, il mangeait grec, parfois, fêtait la pâque grecque. «Les mères
suisses étaient différentes de la mienne. Elles trouvaient le ski
naturel. J’avais parfois l’impression d’être un demi-étranger...»
Devant, autour, des vignes, puis le Léman. À la mort du grand-père, son
père en a gardé le parchet et continué la vinification. Du coup, chaque
année, des bouteilles étiquetées «Verdan» sortent de la cave. «Je
voyais mon père en costume au gymnase de Burier la journée, où il
enseignait, et enfiler un bleu de travail en arrivant à la maison. Lui
et ses frères, pourtant trois intellectuels, ont gardé un lien fort
avec le travail de la terre.» Adolescent à Burier justement, son père
Jacques et ses deux oncles André et Jean-Paul y enseignent en même
temps qu’il étudie. «Je sentais une certaine pression!»
Il leur doit un esprit «clanique» et une carrière d’immense lecteur.
«J’épuisais mes parents, je lisais les livres des vacances avant les
vacances!» À 18 ans, il décide de devenir journaliste et multiplie les
piges dans les journaux avant d’entamer des études de sciences
politiques à Lausanne. À 22 ans, il passe un an et demi en Grèce, en
revient avec le manuscrit du Rendez-vous de Thessalonique, que Bernard Campiche s’empresse de publier.
Suit un parcours impeccable au quotidien 24 heures,
où il commence comme rédacteur en rubrique internationale pour terminer
rédacteur en chef adjoint de 2008 à 2010, et un chemin d’écrivain
original et ambitieux: Chromosome 68 en 2008, Saga – Le Corbusier en 2009 et en 2012 Le Patient du docteur Hirschfeld,
basé sur l’histoire d’un sexologue du IIIe Reich spécialisé dans
l’homosexualité, lauréat des prix Schiller, du Public de la RTS et du
Roman des Romands. Depuis 2010, il vit de sa plume et pratique
différents types d’écriture, institutionnelle, publicitaire,
journalistique ou récit de vie.
«J’ai adoré être journaliste. C’est un sésame fabuleux pour voyager et
passer d’un univers à un autre, un jour dans le bureau d’Ariel Sharon,
le lendemain avec un marchand d’abricots en Valais. Avec l’évolution du
métier, j’ai parfois l’impression de marcher sur un pont qui s’écroule
derrière moi.»
Son nouveau roman, «Le Mur grec», noir, acide, désespéré et pourtant
tonique, a été nourri de plusieurs reportages en Grèce à la frontière
avec la Turquie, lieu de trafics de toutes sortes, drogue ou êtres
humains, migrants clandestins ou prostituées, protégé par un mur de
barbelés de 12 kilomètres. Il imagine un inspecteur d’Athènes appelé
par ses collègues du nord, qui ont retrouvé une tête coupée, non loin
d’un bordel de filles de l’Est réduites en esclavage. «La fiction
permet de mieux rendre certaines réalités, de faire passer des émotions
intimes. J’ai ressenti une forme de libération en m’y consacrant.»
Évoquer la Grèce le met en colère. «La Grèce se résumait à l’ouzo et au
sirtaki pour les journalistes, jusqu’en 2011! Il y a une grande
ignorance de l’histoire du pays.»
Père d’un Guillaume de 21 ans et d’un Yannis né l’an dernier, compagnon
de l’écrivaine Sonia Baechler, il aime Handke, Roberto Bolaño, Claude
Simon, Max Frisch, et prépare pour octobre l’ouverture d’une librairie
pour bibliophiles avenue Fraisse à Lausanne. Son nom? Molly &
Bloom. Il y a de la Joyce dans l’air.
ISABELLE FALCONNIER, L’Hebdo-Payot-Libraire, Sélection le meilleur de la rentrée littéraire
Après Le Patient du docteur Hirschfeld,
le nouveau roman de Nicolas Verdan. Un roman «noir» qui nous embarque
en Grèce, pays en proie à une crise économique sans précédent et où
sévissent la corruption et le trafic d’êtres humains.
Le Mur grec, c’est
l’histoire trouble de la construction d’une frontière de barbelés sur
les bords de l’Evros, le fleuve marquant la frontière terrestre entre la
Grèce et la Turquie. Ce roman est le fruit de deux ans d’investigations
en Thrace orientale et à Athènes. La narration littéraire rend ici
compte d’une réalité observée lors de reportages sur le terrain. Les
personnages sont fictifs, mais leur profil et leur histoire s’inspirent
très précisément d’authentiques rencontres de Nicolas Verdan avec des
membres de l’agence européenne en charge de la lutte contre
l’immigration clandestine, de la police grecque et des réseaux de
prostitution en Grèce. Le mur grec est désormais construit. Il
n’empêche pas les mots de passer.
Un extrait du roman:
«La jeune femme regarde Agent Evangelos qui répète en lui-même « Parce
que je vous ai menti, parce que Polina ment, comme Alisa Model, comme
ment la direction, comme mentent les gardes-frontières, comme mentent
les migrants lors de leur interrogatoire, comme je me mens à moi-même,
comme tout le monde ici en Grèce ment. »
Agent Evangelos aurait pu poursuivre l’interrogatoire. Mais une question lui est venue, sans qu’il sache trop pourquoi :
— Qu’est-ce que vous savez de la crise, Polina ?
— Quoi ?
— Oui, vous avez dit que vous aviez moins de clients en raison de la crise. Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
— Il y a moins d’hommes qui appellent, à cause de la crise.
— Oui, je comprends, je comprends bien. Mais la crise en Grèce, vous en savez quoi ?
— Un jour, j’étais au Park Hotel et j’ai entendu des cris et des
explosions, cela venait de la rue. Je suis sortie voir ce qui se
passait et j’ai vu des gens partout, il y avait une manifestation et
des jeunes se battaient avec la police. À la télévision, j’ai suivi les
nouvelles et j’entends beaucoup de gens dire que c’est une fiction, tout
ça, la crise.
— Comment ça, une fiction ?
— Ils disent ça, les Grecs, à la télévision, ils disent que la crise
c’est une fiction, quelque chose qui n’existe pas, je ne sais pas moi,
une invention.
— Et vous, Polina, qu’est-ce que vous en pensez ?
— Ils disent que la crise, c’est dans la tête et je crois qu’ils ont raison.»
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