…En
l’occurrence, ce n’est pas seulement le gigantisme de l’œuvre qui en
impose. Une saga familiale pourrait se résumer à une énumération de
lieux, de dates, de mariages, de décès, de naissances. Ce serait sans
compter avec le talent de Suzanne Deriex qui sait donner vie aux
personnages et aux époques, qui à travers le verbe paraît sans cesse
s’interroger sur le mystère de l’existence. Si fresque il y a, elle est
émaillée de croquis subtils et de fines aquarelles. Le livre vaut
autant pour la saisie des grandes mutations d’une époque que pour telle
évocation de l’héroïne prêtant l’oreille au chant d’un oiseau. Tout
commence en 1763 à Hauptwil, avec la mort d’Élisabeth von Gonzenbach
qui laisse derrière elle un mari et trois enfants, dont la jeune
Élisabeth Antoinette. C’est elle, la figure qui émerge peu à peu du
foisonnement de personnages. Tout le monde l’appelle Elsette…
Au fil de ses pérégrinations, Elsette entre en contact avec les grands
courants de pensée de son époque. Elle est fascinée par Bartolomeo de
Felice, le maître d’œuvre de l’Encyclopédie d’Yverdon, elle s’intéresse
à Pestalozzi, entend parler de Lavater et de sa physiognomonie ou de la
fabuleuse érudition d’Albrecht de Haller, elle croise Monsieur de
Voltaire à Genève…
À travers les événements et les conversations, et, grâce à la soif de
connaître et de vivre de l’héroïne, ce roman restitue admirablement le
climat intellectuel, moral et politique qui régnait alors en Europe
centrale. C’est une des grandes réussites du livre. Alors qu’Elsette a
déjà pris place dans notre mémoire de lecteur, aux côtés des
personnages lumineux que la littérature nous a donnés.
RENÉ ZAHND, 24 Heures et Tribune de Genève
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