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Sa vie inconnue. Les questions qu’il ne m’avait pas posées. Ce que
j’aurais aimé lui raconter, avec des interruptions, juste pour me
rendre compte s’il était captivé ou non. Ferré, dirait le pêcheur. Mais
cela aurait été impossible, de toute façon, depuis plusieurs années.
Nous ne parlions plus. Avoir de ses nouvelles revenait à laisser la
personne qui en donnerait tracer un geste dans l’air, une courbe, un
zigzag, un baromètre de santé. Calme, statu quo, avis de tempête,
violence. Un bulletin de météo marine, plein d’abréviations, aride,
sans rien des hésitations du capitaine dedans.
Troublant, aussi, de se sentir inconnu à soi-même en réalisant qu’il
est à jamais impossible de se voir s’avancer dans une allée, ou
s’éloigner, à jamais impossible de se voir soi-même, de dos. Seuls les
jumeaux identiques le peuvent.
Frédéric était un jumeau identique.
Dans chaque vie grandit un sentiment d’insuffisance, s’étalent les
restes d’une stupeur d’origine. De la peine ? Non. Le souvenir diffus,
plutôt, mais persistant de quelque chose à côté de quoi on est passé
sans voir, de quelque chose de négligé, d’oublié, de presque perdu. Et
l’émerveillement de ce qui continue à le faire bouger, quand on reste
éveillé dans le noir, sur le dos, à s’interroger. Les yeux ouverts dans
le noir, parfaitement bien et parfaitement désolés, maintenant que les
mots s’enfoncent doucement dans le silence. Un silence d’eau et de
nuit, les mots comme des pièces de monnaie tombant en spirale, très
lentement, dans une fontaine porte-bonheur.
Le corps de mon frère a éclaté.
Je redoute le moment où les hommes en uniforme mettront la carte
postale dans une pochette en plastique scellé, avec un numéro et la
fiche d’identité électronique de mon frère. Un œil sur le AA pour le
mémoriser, j’emporte le post-it, la boîte de carton qui fait
s’effondrer encore plus les journaux, et je soulève la balance pour
retirer la carte postale. Une carte postale que je lui ai adressée
moi-même, il y a bien vingt ans. Un pont sur la Seine et deux danseurs.
Une carte que je reconnais mais n’ai pas envie de regarder. Pas
maintenant.
Rassembler les morceaux est la moindre des choses que je puisse faire.
CORINNE DESARZENS
En lisant Poisson-Tambour de Corinne Desarzens
À La Désirade, ce jeudi 1er décembre.
– Le ciel est ce matin comme d’acier bleuté, soyeux, limpide, dur et
doux, en train de se roser au-dessus des monts enneigés, et le lac
coule immobile comme une chape argentée jusque-là bas où elle dort
encore, le lac immense qui me rappelle une fois de plus le
Saint-Laurent que nous avons longé ensemble un jour durant en Falcon
blanche à ailerons, elle et sa fille folle de chevaux, elle qui est un
peu cheval et qui écrit par terre et dont les mots donnent des quatre
fers dès la première page de ce livre que j’attendais comme aucun autre
ces temps. Je ne prétends pas que les autres soient faux, mais je
sais que celui-ci est vrai. Pas à cause de l’exorcisme seulement. Pas
seulement à cause du train-congre arrêté sous ses fenêtres dont
l’immobilité lui a annoncé, avant le coup de téléphone, que c’était
pour son frère. Pas à cause seulement de ce drame mais à cause de tout
ce qui amène chez elle aux mots.
Et voici ses premiers mots sous la couverture de Nicolas de Staël qui
était du même métal pur où la moindre paille fait tout éclater:
«On ne connaît pas ses proches. Rien de nos plus proches. Je ne sais
rien de mon frère. Pas même s’il préférait le vert au bleu, ni ce qu’il
mettait dans son café. Ni le diamètre de sa calvitie. J’aurais dû
monter sur une chaise, pour le savoir, ou passer derrière lui, les
rares moments où il acceptait de s’asseoir. Il était grand, beau,
brusque, le poil acajou, de cette nuance que n’importe quelle femme
voudrait avoir aujourd’hui. Je ne l’ai jamais touché. Parler vaut mois
que toucher»...
Je serais tenté de recopier ce livre de bout en bout, comme d’une
écriture sainte. Mais non je ne mélange pas tout: je sais à peu près ce
qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Cela s’annonce par un tambour, et
c'est une parole toute simple et belle qui va dire de grandes
choses sans en avoir l’air. Par exemple: «C’est un dimanche. Dimanche
n’appartient pas au temps. Dimanche appartient au sucrier. Au lait, à
la farine, à l’œuf. Les miettes parlent. Le lait empêche de crier. Les
heures avancent autrement. Un sursis. Un jour confortable sans rien
d’autre à faire que d’être ensemble».
Puis un choc. Le souvenir d’avoir une nuit percuté un grand duc. Le
«bruit d’oreiller» du grand duc. «Ce choc sourd parle d’un plumage
merveilleux, de la nuit, partout, de lenteur plus que de violence»…
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
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Quand la famille est un poisson dans le sang
Corinne Desarzens relate l’inexorable naufrage d’un de ses frères dans un récit où la vie continue malgré tout à grouiller.
En 2002, Corinne Desarzens a publié Je voudrais être l’herbe de cette prairie et Je suis tout ce que je rencontre,
deux titres reflétant bien sa démarche littéraire. Cette quinquagénaire
installée à Nyon opère par fusion, à la fois s’identifiant à son sujet
et se fondant dans le texte jusqu’à en disparaître. Depuis 1989, elle
donne forme à une oeuvre d’une rare liberté créatrice, reliée au monde
concret et à l’imaginaire par une écriture aux fils soyeux et
résistants.
Corinne Desarzens a eu deux frères – des jumeaux. Aujourd’hui, elle n’en a plus qu’un. Poisson-Tambour
est consacré au frère qui s’est donné la mort il y a deux ans. «De
toute sa vie, dérobée par ses propres parents qui se persuadaient de ne
vouloir que son bien, il n’a jamais pu conjuguer le verbe être»,
explique celle qui a prêté sa voix à Frédéric «pour qu’il conjugue
enfin le verbe être». Ainsi, après sa belle-famille dans Aubeterre, l’écrivain dévoile ici sa propre famille, présentée comme «brillamment équipée pour l’échec».
Cyniquement dit, Frédéric a prouvé l’efficacité de cet équipement: il
n’a pu ni échapper à sa «mère-araignée» ni éviter que son père lui
coupe «l’envie, les idées, la débrouillardise, la curiosité, les
couilles». En sorte que «c’est arrivé. Quoi? Un coup de poing ou de
nageoire sur le tambour de l’âme. Pourtant, qui peut bien voir sur nos
fronts cette épaisseur d’ombre, qui peut déceler qu’il y a eu un avant
et un après?»
Au rythme hypnotique du tambour menant les soldats au front, Corinne
Desarzens chronique l’inexorable naufrage de son frère dans la
schizophrénie. Elle ne se coupe pas pour autant du dehors, où la vie se
cache dans des détails qu’elle restitue avec tant de singularité.
Aucune image convenue chez elle, qui compare l’amour silencieux de son
clan à «un oeuf frais au bord d’une table, qui vacillait au bord d’une
marche d’escalier».
«Tout va par deux chez nous», note cette soeur et mère de jumeaux. Par
ailleurs, une manière appelant son contraire, Corinne Desarzens compte
maintenant raconter quelque chose comme une semaine absurde en
Australie pour contrebalancer la gravité de Poisson-Tambour,
où elle fait parler le papier pour que le corps de Frédéric reste
entier. Et, pour ce frère qui était un pêcheur professionnel, elle a
glissé des notes d’ichtyologie dans son texte. Un texte impossible à
lire en restant à la surface des mots. À l’instar de Bret Easton Ellis,
dont elle dit aimer «les souvenirs tordus», Corinne Desarzens mélange
si intimement la vie et la fiction que la vérité n’a qu’à bien se tenir.
ÉLISABETH VUST, 24 Heures
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Navigation par gros temps
Dans Poisson-Tambour,
Corinne Desarzens évoque la vie presque inconnue de son frère, dont les
nouvelles ressemblaient depuis des années à d’arides bulletins de météo.
Après deux volumes jumeaux parus à L’Aire en 2002 et dédiés l’un à l’herbe, l’autre aux araignées (Je voudrais être l’herbe de cette prairie et Je suis tout ce que je rencontre), Corinne Desarzens a choisi de changer d’éditeur avec Poisson-Tambour.
Le titre mystérieux de ce livre écrit pour «rassembler les morceaux» de
son frère Frédéric, qui s’est suicidé en se jetant sous un train le 7
mars 2004, fait sans doute écho au Poisson-Scorpion de Nicolas
Bouvier, un de ses auteurs préférés, mais il lui a été plus sûrement
dicté par la phrase de Charles-Albert Cingria, citée en épigraphe,
évoquant «un coup de poing ou de nageoire sur le tambour de l’âme». Car
Frédéric exerçait avec son frère jumeau Vincent la profession de
pêcheur: ce que rappelle l’illustration de couverture (une marine de
Nicolas de Staël) et les titres de la soixantaine de séquences du
livre, de «Congre» à «Coup de nageoire». Que sait-on de ses
proches? Quasi rien, constate la narratrice au lendemain de la
disparition brutale, mais attendue, de son frère. C’est ce «quelque
chose de négligé, d’oublié, de presque perdu» qu’elle entreprend de
dire, à petites touches, en remontant à l’enfance sétoise et à la suite
lémanique de l’histoire familiale, comme dans une version personnelle
de sa fresque d’Aubeterre. Au commencement, il y a la mère Gisèle,
bientôt dite Hermeline ou Granny, et le père Jean-Pierre, un
représentant en vins au poil de renard, dit le Petit Rat ou Grano. Ils
ont une fille puis des garçons jumeaux, quatre ans plus tard. On se
parle peu en famille, on ne s’embrasse pas («ce n’était pas dans nos
usages»). Très tôt, la narratrice découvre que les mots sont «la seule
façon d’échapper à ceux qui nous [ont] faits et d’entrer dans d’autres
chambres, d’autres nuits, d’autres rues».
Plus tard, elle jugera sévèrement les siens: «Tout pour bien faire mais
un gâchis annoncé. Le père fait des cadeaux, encore des cadeaux, pour
supplier les autres, c’est-à-dire n’importe qui, de l’aimer. Il pose
des lingots d’or sur la table en disant à ses fils qu’ils n’ont plus
besoin de travailler. Il leur supprime l’envie, les idées, la
débrouillardise, la curiosité, les couilles. Le vin tourne en spirale
dans son verre. La mère s’enlise. Une autre spirale. Elle choisit ses
fils, jusqu’à la lie. Qui peut bien la détrôner? La fille s’en va,
tremblant déjà aux paroles de la mère-araignée sur le point de jeter
son filet, quand elle vient en visite.»
Dans un des passages en italique qui jalonne le récit pour donner à
entendre la voix décalée de Frédéric, Corinne Desarzens lui fait dire
qu’elle «écrit des histoires illisibles». Vraiment? Disons que le
pêle-mêle baroque qui est sa marque de fabrique convient bien à cette
remémoration familiale. La narratrice séduit en parlant grands vins,
chat sauvage ou art de la pêche, sans perdre le fil de la lente
descente aux enfers, à travers mille digressions, du plus fragile des
jumeaux. Seule la maladie distingue ces deux «rugueux raffinés», si
semblables dans leur incapacité à devenir adultes (à presque 48 ans,
ils vivent toujours chez leurs parents): Frédéric souffre d’une
schizophrénie qui le rend violent et suicidaire.
«Je n’arrive pas à ne plus l’aimer», écrit Corinne Desarzens à la fin
de son récit, sans qu’on sache si elle parle de son frère ou du train
qui a haché la vie de Frédéric. De même que la Métairie désigne à la
fois la maison natale et la clinique qui accueille Frédéric, de même la
métaphore ferroviaire double-t-elle ici la métaphore ichtyologique: Navigation par gros temps, ce titre d’un livre abandonné dans un TGV résume ainsi toute une vie.
ISABELLE MARTIN, Le Temps
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Pas simple de raconter un frère mort
Un
frère qui se suicide. Son jumeau reste. Et une sœur qui lentement,
longuement, commence à reconstituer la vie du défunt, sa schizophrénie,
ses violences, ses rapports avec son jumeau, quelques bribes de ses
paroles étranges ressurgissant. Et puis la vie autour. Cela fait
beaucoup pour un seul roman, fut-il épais. Corinne Desarzens, dans Poisson-Tambour,
colle une multitude de fragments et de souvenirs. C’est une styliste,
elle aime les mots. Un roman qui plaira aux uns pour cette profusion de
mots, ou qui paraîtra bien touffu à d’autres. Mais un livre pas banal.
JACQUES STERCHI, La Liberté
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Rendez-vous
suisse et à nouveau d’une extrême qualité littéraire même s’il s’agit
une fois encore d’un livre qui peut être déroutant. Mais déroutant
d’abord parce qu’il s’agit de littérature et pas de fast-food
consommable et ensuite jetable. Une histoire, finalement prétexte,
qui tourne autour de frères jumeaux et d’une sœur. Une histoire qui
laboure la dernière moitié du XXe
siècle. Qui nous promène dans le sud de la France, en Suisse, ailleurs.
Dans des propriétés, des maisons, des métiers, des cultures, des
naissances, des manies, des relations conjugales… la vie, quoi !
Et cela jusqu’à un décès qu’il faut décrypter et qui lorsqu’on le fait décrypte tout ce passé connu ou redécouvert.
Avec un écrou du retable des allusions animalières d’où le titre.
Un livre qui ne se raconte pas.
Un roman total comme la vie qui se regarde par la lorgnette, qui se
hume à nouveau au travers d’un mouchoir sec ou d’un pochoir retrouvé.
Un texte éblouissant.
Une écriture merveilleuse.
Un livre difficile et qui exige une vraie lecture.
DENIS LEDUC, «À vous livre», Antipode Brabant Wallon 105.5 FM
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En mémoire d’un frère
Au commencement, il y avait un frère. Un inconnu pour tout le monde, et
avant tout pour sa sœur. «On ne connaît pas ses proches. Rien de nos
plus proches.» Et puis un jour, «le corps de [ce] frère a éclaté». La
sœur se met alors à «rassembler les morceaux», un à un, avec une
curiosité à la fois déconcertante et savoureuse par ce qu’elle a
d’inépuisable, et avec une exigence dans la transcription du détail,
parce que «la vie n’est pas la vie » et qu’« il faut la chercher
ailleurs».
En une soixantaine de chapitres aux titres maritimes, Corinne Desarzens
évoque une enfance qui «a le goût du lait et du sel et du sang», dans
une famille à «l’amour silencieux»: «Nous parlions peu. Nous épluchions
beaucoup, tard le soir, l’hiver, des noix, des amandes, des oranges,
longtemps. Certains mots, dans les conversations de table, étaient
comme des carrefours dans des promenades où, sans raison apparente,
vous décidiez de bifurquer très loin.» Il y a la mère, Gisèle, le père,
Jean-Pierre, et il y a les frères, les «jumeaux identiques», Vincent et
Frédéric.
Il y a ce jour où Gisèle pose deux crabes «sur le damier noir et blanc
du salon, juste un moment». Deux crabes que découvrent les deux frères.
«Ils ont quatre ans et demi. Ils disent Train et Trône pour Rhin et
Rhône. Ils savent que le thon vit quinze ans et l’espadon parfois
jusqu’à cent. Au jardin, ils aiment soulever les pierres. Ils
s’approchent. Si tu le tiens de côté, le crabe, il ne pince pas. Le
plus grand mystère est ce qui se voit.»
Il y a cette passion des jumeaux pour les poissons: «À huit ans,
Vincent et Frédéric descendaient au lac où ils restaient tard, au pied
d’un réverbère qui répandait une lumière de couvre-feu. De petites vies
glissantes clapotaient au fond d’un seau. L’eau ne bougeait pas. Des
écailles bleues restaient collées au bout de leurs doigts. (…) Pour eux
aussi, la vraie vie était ailleurs, dehors, sur les écailles des
papillons, les armures de samouraï des scarabées et des lucanes, sur le
bateau qu’ils auraient bientôt.»
Il y a aussi ces très beaux passages où Corinne Desarzens fait parler
Frédéric: «Dans la poêle, la peau du poisson est une feuille d’or qui
se soulève, s’enroule, un liseré de cendre émiettée sur la chair rose,
en dessous, qui a le goût de noisette. Je sens l’odeur de l’eau. Les
joues de l’omble se mangent. Les joues des lottes sont vraiment
grosses, par rapport à la taille du poisson. Les joues ont le goût des
baisers. Je suis Frédéric.»
Mais pour mettre cette famille et cette enfance en mots, il a fallu ce
déclic, ce drame. «Derrière les arbres en lisière de la prairie passent
les trains. Celui-ci jette des étincelles. Celui-là gifle et secoue. Cet
autre laisse derrière lui une traînée verdâtre, gazeuse, dans le soir.
Ils se voient mieux quand les arbres n’ont pas encore de feuilles. Ils
traversent des milliers d’endroits que nous ne verrons jamais. Nous
aimons les voir surgir tout illuminés, la nuit. Sentir cette décharge
de poisson électrique. Nous imaginons un congre luisant. Le couteau
d’argent d’une orphie. Une anguille impossible à capturer » Les trains
roulent. Et puis un jour, l’un d’eux s’arrête. Peu après, le téléphone
sonne, qui annonce le suicide de Frédéric – jeté sous ce train. Ce
livre, on ne le lit pas: on y plante les dents, on le respire, on
l’écoute. La curiosité de l’auteur est contagieuse. L’écriture est
fertile – elle fouille la mémoire et ensemence l’imagination : une fois
le livre refermé (à regret), les graines continuent de germer, la
poésie de ces pages continue de résonner. Une écriture qui traque la
beauté du langage – sonorités, tournures, images – dans le vocabulaire
de tous les jours, mais aussi dans des termes plus spécifiques, liés
entre autres à la pêche ou au vin. Ressort de ce texte un amour du
monde et des mots, ces mots auxquels l’auteur prête une sincère
attention: «Sur toutes mes cartes postales, j’ai écrit le mot
mélancolie, en me retenant de ne pas l’écrire à l’ancienne,
mélancholie, avec ce h pelucheux de bogue de châtaigne, de poussière
qui donne soif, de promesse assurée de voir aussitôt le balancement
d’une plante grimpante dans l’encadrement d’une fenêtre, même entre
deux buildings.»
Le texte de Corinne Desarzens a la magie d’une langue étrangère aux
accents musicaux et imagés que l’on comprendrait sans l’avoir apprise.
L’air de rien, elle fait ressentir – plus qu’elle ne dit – de grandes
choses. Dernier exemple, avec cette définition du temps: «vingt-quatre
heures de doutes moins une minute d’espérance».
À la lecture de Poisson-Tambour, cette minute se dilate – elle dure l’éternité du livre. Et même un peu plus…
BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille
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Une quête haletante
Que
sait-on de ceux qui nous sont les plus proches? Leurs regrets
silencieux, leurs hantises, leurs secrets, leurs plaisirs quotidiens.
Que sait-on de son frère, quand celui-ci décide, au terme d’une longue
errance muette, de se jeter sous un train, en pleine gare de Nyon?
Corinne Desarzens, dans un livre admirable, entreprend de rompre le
silence.
Référence avouée au Poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, le Poisson-Tambour de Corinne Desarzens résonne bien autrement, et laisse dans l’âme des échos qui ne se perdent pas. Le poisson
tout d’abord: c’est à la fois le signe et l’élément dans lequel
Frédéric, le frère de la narratrice, semble avoir toujours évolué.
Pêcheur professionnel à Nyon, il nage entre deux eaux,
indissociablement lié à son alter ego, Vincent, qui est son jumeau
identique. C’est pourquoi son histoire est d’abord une histoire d’eau,
de navigation à vue, de (faux) calme plat et d’avis de tempête. Une
histoire à jamais double aussi.
Un style unique
De l’enfance radieuse passée à Sète, dans une maison joliment prénommée
la Métairie, aux derniers jours sur la Côte vaudoise, où Frédéric
connaîtra une autre Métairie, clinique psychiatrique cette fois,
Corinne Desarzens reconstitue – impatiemment, pourrait-on dire, avec
l’angoisse de le perdre à nouveau – le parcours de son frère inconnu. À
sa manière unique: à coups de petites touches de sensations
réinventées, couleurs, goûts de lait et de sel oubliés de l’enfance,
paroles dérobées aux adultes. Ressusciter, à partir des impressions de
l’enfance, la figure du frère disparu, c’est bien sûr revenir à la
source, interroger «la stupeur d’origine»: le couple bizarre que
forment les parents, Gisèle (dite Hermeline, puis Granny) et
Jean-Pierre (dit le Petit Rat, puis Grano). Chacun surprotégeant, à sa
manière, ses enfants.
Tirant le fil de Frédéric, la pelote entravée de sa vie, la narratrice
bute, littéralement, sur le nœud du couple parental. L’enquête prend
alors des allures d’inquisition, de règlement de compte. Cette mère,
qui néglige son mari pour se consacrer «exclusivement à ses enfants»,
sa mission sur la terre, n’en fait-elle pas trop? Et ce père,
spécialiste en grands vins, pour qui rien n’est jamais assez bien, ni
bon, ni parfait, n’a-t-il pas tué dans l’œuf toute velléité
d’indépendance chez ses enfants (qui logent toujours chez lui, à près
de 48 ans) «Qu’est-ce qui les empêchait d’être heureux? Toute la
difficulté revenait à se trouver en situation d’aimer ce qui était,
ici, maintenant, plutôt que ce qui n’était pas.»
Remontant le cours de la vie de Frédéric, la narratrice dresse un
constat d’échec: tout est là, déjà, en germes mortifères, dans les
relations entre cette mère qui s’enlise dans les confitures et un père
qui «pose des lingots d’or sur la table en disant à ses fils qu’ils
n’ont plus besoin de travailler», leur supprimant «l’envie, les idées,
la débrouillardise, la curiosité, les couilles.» Mais son enquête ne
s’arrête pas là. Elle porte également sur les amis de son frère, ses
rares fréquentations féminines, cette quête éperdue de tendresse qui
l’a mené aux salons de massage genevois. Mais la piste, une fois
encore, tourne court. Les femmes étrangères qui l’ont connu, si
brièvement, ne savent rien de lui.
La vérité médicale
La narratrice se tourne alors vers les médecins qui ont suivi Frédéric
(qu’on étiquette tantôt de maniaco-dépressif, tantôt de schizophrène).
C’est une des parties les plus intéressantes du livre, car la vérité
qui s’y fait jour éclaire le destin de son frère. Pendant toutes ces
années de silence, d’errance et de désœuvrement, Frédéric s’est rendu
régulièrement chez un psychothérapeute qui a tenté de comprendre (et de
conjurer) le mal obscur qui le rongeait. Mais au fil des mois, Frédéric
a manqué les séances, tout comme il s’est abstenu de prendre ses
médicaments. Là encore, il a glissé comme un poisson: impossible à
ferrer.
«L’explication, écrit Julio Cortazar, est une erreur bien habillée.» Dans son très beau Poisson-Tambour,
Corinne Desarzens n’explique rien: tout juste livre-t-elle au lecteur
des fragments lumineux, des flashes de vérité, des moments de
«sensation vraie» comme dirait Peter Handke, qui parviennent à rendre
ce frère inconnu extrêmement présent, plus peut-être qu’il ne l’a
jamais été, lui qui aimait par-dessus tout le silence du lac et la vie
solitaire du pêcheur.
JEAN-MICHEL OLIVIER, Scènes-Magazine
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La
Suissesse Corinne Desarzens (née en 1952 à Sète) signe son quatorzième
ouvrage de fiction, un des plus aboutis et des plus intéressants parus
en Suisse romande ces derniers mois. Poisson-Tambour, centré
sur deux frères jumeaux, explore une tragédie familiale. Vincent et
Frédéric sont pêcheurs de profession, sur le lac Léman. À 48 ans, ils
n’ont jamais quitté leurs parents et ne supportent plus d’être le
reflet l’un de l’autre. Jusqu’au suicide de Frédéric, tout se déroule
inéluctablement, avec un suspens hitchcockien, rythmé par un sourd
roulement de tambour. On «n’avait jamais vu famille aussi brillamment
équipée pour l’échec»: famille oppressive et étouffante, dans laquelle
la mère, Gisèle, une sorte d’araignée, «se marie» avec ses fils, «les
émascule et les rend inutiles», palpe leur ventre comme s’il était «un
pouding» qu’il fallait démouler. Le tragique s’allie à un humour
redoutable. Ainsi le père, Jean-Pierre, et sa manie des classements,
son jusqu’au-boutisme typiquement suisse, son mécontentement perpétuel
qui confine à la pathologie. Ou encore sa mystérieuse amie, une
maîtresse toute de noir vêtue qui, pour se dédouaner vis-à-vis de la
femme de son amant, lui offre des cakes au citron. Gisèle ne sait que
faire des cakes qui s’amoncellent et les lance par la fenêtre. Frères
et parents «se dévorent l’un l’autre. Des murènes.» Mais aucun ne peut
envisager de quitter la famille. Aucun, sauf la narratrice. Un des
frères jumeaux de Corinne Desarzens s’est suicidé en se jetant sous un
train. La nécessité d’écrire ce roman vient du besoin farouche de
redonner corps à ce qui fut démembré. L’écrivain s’adosse à des faits
autobiographiques sans mimer le réel, elle sait prendre les libertés
nécessaires, quitte à tout réinventer (non pour masquer la réalité,
mais pour la faire mieux apparaître).
On accepte de se laisser immerger dans Poisson-Tambour,
de ne pas savoir toujours qui parle ou comment l’on passe d’une époque,
d’un lieu à un autre, apparemment sans jointure. Le temps devient une
matière, «ni fluide ni métallique, dangereuse, magnifique, proche d’une
averse de grains de céréales sur une vitre». Le style fuit le «flux des
consciences», évoquant l’œuvre de la Suissesse Catherine Colomb (dont Le Temps des anges
fut publié par Gallimard en 1962). Desarzens est une conteuse et un
poète, attentive à la porosité, relevant les coïncidences. Son écriture
évolue sur une corde raide, échappe au monolithisme, allie plusieurs
«tons», plusieurs «qualités»: humour, mélancolie, respect et
dévoilement, avec la vélocité et l’agilité d’une anguille.
JULIEN BURRI, Europe
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Entretien avec Corinne Desarzens
–
Aubeterre chroniquait la discorde autour du domaine familial dans votre
belle-famille. Aujourd’hui, c’est votre propre famille que dévoile Poisson-Tambour. La réalité est-elle un prétexte à écrire (ou un pré-texte)? Ou l’écriture permet-elle de digérer la vie?
–
Tant que je ne l’ai pas racontée, tant que je ne l’ai pas écrite, la
vie n’existe pas. Hors de portée. Ou elle existe trop, palpitante,
débordante, désordonnée, pas encore mise en forme. Et ça rend fou, tout
ce temps qu’il faut pour raconter bêtement une histoire. On court
toujours derrière. L’écriture digère-t-elle la vie? Le filtre c’est
soi-même, la vie ce qui se passe à travers nous. Ce qui reste, plus
dense, plus arbitraire, surprend toujours. Sartre, pourtant de loin pas
mon auteur préféré, dit que les livres ne détruisent rien et
construisent si peu. Les matériaux restent les mêmes, mais ils
s’ordonnent autrement, qu’on travaille à chaud, avec la passion et le
chagrin, ou à froid, quand ça fait du bien de les mettre à distance. Je
pense que c’est le temps, le temps seul qui permet de digérer.
– Le lecteur de Poisson-Tambour ne sait pas s’il lit un roman ou un récit (auto)biographique...
–
Autobiographique ou non: toujours la même question. Les tours du monde
autour du nombril et du vagin d’Annie Ernaux et de Madame Angot
m’ennuient. Les souvenirs tordus de Bret Easton Ellis me captivent. De
première main, son matériau, mais après, il enlève, il allonge, il
reconstitue, Il se laisse hanter: c’est si intimement mélangé que la
vérité n’a qu’à bien se tenir, on tourne les pages et c’est la seule
chose qui compte. Plusieurs scènes de Poisson-Tambour (l’intronisation
des gendarmes, la visite à la coupeuse d’ongles de Sierra Leone) sont
inventées. Soyons précis: les détails, l’atmosphère, les lieux, le
moment sont inventés. Mais pas le spectacle des douze tambours, non, ça
c’est impossible.
– En 2002, vous avez publié Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l’herbe de cette prairie.
Ces deux titres évoquent votre manière de vous fondre dans votre sujet
et de quitter ainsi la vie pour la fiction. De ce point de vue, Poisson-Tambour aurait pu s’intituler «Je suis Frédéric» (votre frère décédé)...
–
Frédéric est le sujet central. L’axe. De toute sa vie, dérobée par ses
propres parents qui se persuadaient de ne vouloir que son bien, il n’a
jamais pu conjuguer le verbe être. Un verbe qui se répand, qui peut
s’associer à tous les autres dans ce qu’on appelle le présent continu:
«être en train de faire quelque chose». Un verbe puissant, pur, non
dilué, capable de tout. Magnifique trilogie de la Norvégienne Herbjorg
Wassmo, Le Livre de Dina répète jusqu’à la saturation «Je suis
Dina». A Frédéric, je prête ma voix pour qu’il conjugue enfin le verbe
être. Son prénom, une incantation, repousse l’issue. Il ne meurt pas.
–
Cette fusion opérée par l’écriture se décline sur le mode de
l’identification (à votre frère jumeau suicidé, donc au (sur) vivant
également) et de la disparition: vous vous abstrayez de votre texte,
vous en évadez...
– Pas «mon», mais son frère jumeau, le
jumeau de Vincent, pas le mien. Un jumeau identique, ou monozygote pour
faire plus savant, ne peut avoir de jumeau que du même sexe. La vie
grouillante – la scène du train où deux voyageurs parlent des
plastiques, ce que montre une carte postale, ce que pense le boucher –
compte bien plus que les interventions du narrateur, qui doit surtout
mettre en scène et faire disparaître les coutures. J’adore, malgré moi
et ce que je viens de dire tout au début, quand la vie réduit à néant
nos faibles tentatives pour la maîtriser. Quand elle submerge et prend
toute la place.
– Vous présentez votre
famille comme «brillamment équipée pour l’échec». Cyniquement dit,
votre frère a prouvé l’efficacité de cet équipement mortifère...
–
Oui, tout est annoncé, tout est joué. Un grand amour sans suite, pour
ma mère, et son «oui» si inexplicable, à celui des prétendants le moins
susceptible de lui apporter ce qui rend exaltants les heures, les
jours, les années; ces jumeaux avec lesquels la mère se marie davantage
qu’avec l’époux; l’équipement mortifère, effroyable, pour barrer les
velléités de fuite, les projets de départ, les coups de foudre, pour
verrouiller les écoutilles tout en maintenant la façade, au dehors,
tout en croyant garder la face alors que la maison ne tient plus que
par la tapisserie. Tout est annoncé, comme dans les films d’épouvante,
par un bruit qui revient à plusieurs reprises: le tambour.
– Ce récit consacré à votre frère est aussi un texte de résistance (pour ne pas dire résilience) par l’écriture?
–
Forcément de la résistance, de l’écriture, qui va forcément à
contre-courant. La lecture, elle aussi est un acte de résistance. Le
seul fait de s’enfermer dans une pièce avec un bouquin est un acte
terriblement subversif.
– C’est également un
récit de filiation(s). Votre père ne vous a pas appris les gestes de
tendresse, mais vous a transmis cet amour de la terre, des odeurs?
–
Non, c’est plus complexe, plus pervers. Le père ne passe pas de temps
avec ses fils. Plus tard, il pose l’or sur la table, tue l’envie,
démobilise. Où est la tendresse? Non, le père qui n’aurait jamais dû
être père est un astre aux satellites qui ont la peau de femmes. Le
père, citadin de cœur, ne transmet aucun amour de la terre, non, mais
l’amour des contradictions, des polémiques, des grandes causes perdues.
Trois mois après ma mère, dix-huit mois après Frédéric, mon père est
mort cette année, le jour de mon anniversaire. Il laisse une
correspondance extraordinaire, au sens littéral, une collection de
lettres de rupture, souvent des lettres sonores, bandes magnétiques
retranscrites par d’ex-secrétaires. Des lettres de vitupération contre
les CFF, Swisscom et les fabricants de roquefort. Ce père-là faisait le
grand écart, participant à la manifestation écologique contre
l’autoroute du Somport dans les Pyrénées juste après un dîner en
perruques organisé par des banquiers zurichois.
–
«Tout va par deux, chez nous», notez-vous. Vous avez eu des frères
jumeaux, puis avez donné naissance à des jumeaux. Par ailleurs, Je suis tout ce que je rencontre et Je voudrais être l’herbe de cette prairie étaient conçus en miroir. À l’instar de votre famille, votre œuvre se place-t-elle sous le signe du double?
–
Oui, par deux. De plus en plus. Une manière appelle son contraire. Un
tempo un autre tempo. Il m’arrive de jouer du piano, quand la maison
est vide. Quand je joue Round Midnight de Thelonious Monk, j’ai envie d’une Barcarolle vénitienne
de Mendelssohn. Un dîner du roi réclame une bonne semaine d’ascèse.
Vivre comme un moine et, soudain, faire une folie. Pour l’écriture,
j’aime travailler à un projet opposé: raconter une semaine absurde,
drôle j’espère, en Australie après Poisson-Tambour; dire l’apprentissage de la langue japonaise pour contrebalancer les notes sur mon père.
–
D’où vous viennent des images telle que «C’était un œuf frais au bord
d’une table, qui vacillait au bord d’une marche d’escalier» pour parler
de l’amour silencieux de votre famille. Tombent-elle pour ainsi dire
entières dans votre texte ou les composez-vous longuement?
–
Les images saisissent. Comme au cinéma. Et oui, elles tombent tout
entières. Certaines au réveil. Souvent en marchant. J’ai gardé la photo
de Claudia Cardinale dans La fille à la valise de Zurlini,
toute seule, paumée dans une banlieue de Parme, superbe. Durrell parle
d’un curry si frais qu’il venait tout droit des aisselles de Krishna.
Les véritables images changent tellement de la langue ordinaire,
répétitive, sans invention, convenue, lue des centaines de fois. Les
images sont toujours neuves. Elles donnent des coups de poing.
–
Pour finir sur une note de saison. Un des derniers Noëls de votre frère
s’est passé au «ras de l’assiette» entre hommes (son frère et son
père). Et chez vous, cette année?
– Notre Noël cette
année? Deux solides poulets au curry, justement, vraiment très relevé;
les carcasses pour en extraire une soupe et ensuite posées dehors, pour
un renard, pour une renarde plus exactement. Des câpres avec leurs
queues. Une tarte aux cassis avec une liaison d’œufs et de crème. Les
journaux pas ouverts pour éviter de se mettre en colère. La neige sur
un nouveau jardin qui aura des chemins, de gravier et de bois. Les
oiseaux. Le chat qui s’appelle Macao. Les aiguilles et la cire. Les
lettres des amis. Toutes les ondes que je voudrais tellement faire
circuler. Tout le renouveau et les jours qui rallongent.
Propos recueillis par JANINE MASSARD, sur le culturactif.ch
Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
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