Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
À peine avais-je posé mes affaires dans ma chambre qu’elles étaient
déjà recouvertes de la poussière du dehors circulatoire. Une lettre de
la banque m’indiquait que mon compte-voyage était vide. C’était en
octobre 2003. Je découpais ma carte Visa, commençais à écrire les
premiers jours en Pologne et m’arrêtais au moment où j’étais en train
de rêver au bord de la Vistule pour accompagner les enfants chez le
dentiste. En allant apporter mes films du Japon à développer chez
Karstadt, je croisai Max et Antonia qui m’expliquèrent qu’ils allaient
acheter du vinaigre en action. Après plus d’une année privilégiée faite
de voyages et de lectures, cela me remettait les pieds sur Terre. Mais
comment boucler une boucle qui n’en est pas une ? Vie qui spirale.
Mieux vaut parler d’aller et retour, de transit. Quelques minutes plus
tard, je recroisais Max et Antonia. Ils avaient aussi trouvé des pâtes
pour presque rien.
YVES ROSSET
Les Oasis de Transit
est un projet littéraire d’«écritures en voyage», en oscillation
constante entre le journal de voyage intime et une forme exacerbée de
reportage littéraire. S’y donneront à lire autant un récit désirant
traduire la nature poétique de la magie du voyage, qu’un essai réflexif
sur les conditions de celui-ci à l’aube du XXIe siècle. – Se voulant
écho incessant d’une expérience éperdue d’écritures en chemins, les
Oasis de Transit devront, par leur rythme et leur genèse, rester
ouvertes à ce qui les pénétrera et s’y infiltrera, au fil du temps et
de la géographie parcourue – Les Oasis de Transit seront à
réaliser en trois étapes de travail, auxquelles correspondront trois
formats d’écriture – Des carnets tenus tout au long de l’année de la
bourse et qui constitueront le manuscrit original remis à la FEMS – Des
lettres électroniques adressées à un interlocuteur fictif et envoyées
au fil des diverses étapes parcourues. Conçues comme un work in
progress, ces lettres alimenteront une chronique à créer sur le site
Internet de la FEMS – Un récit final intitulé «Oasis de Transit» et
destiné à une publication rassemblant un montage du matériel d’écriture
retravaillé. Un avant-propos y décrira la nature du projet ainsi que le
cadre de sa réalisation. Les trois derniers mois de la bourse seront
consacrés à sa rédaction. – Pour réaliser les «Oasis de Transit», je
veux effectuer trois genres de voyages: – Des voyages de proximité,
relativement courts, autour de Berlin où je séjourne depuis douze ans:
Pologne, Tatras, Mer Baltique. – Des voyages plus longs où m’invitent
l’amitié. : Israël, Etats-Unis, Italie. – Des voyages durant les
vacances scolaires faisant sens pour ma famille et pour moi: Japon,
Suisse, Paris, Turquie.
YVES ROSSET, pour le Jury du Prix FEMS 2003
«La vie étant cent fois plus riche que le peu qu’on en perçoit, on n’en fera jamais trop»
Nicolas Bouvier
Oasis de Transit argumentation thèmes désirs
Se nourrir d’oignon cru, boire du thé, se bourrer de harrissa et
s’épeler le cerveau: s’en aller partir s’éloigner s’enfuir s’échapper
disparaître fausser compagnie faire Charlemagne s’esquiver s’éclipser
prendre la fuite gagner le large quitter la place sortir laisser la
place faire place nette vider les lieux évacuer émigrer déloger
décamper déménager filer dénicher déguerpir se sauver tourner le dos
tourner casaque tourner les talons se replier lever le pied plier
bagage prendre la clé des champs prendre la poudre d’escampette
déserter démarrer débarrasser le plancher ne pas demander son reste
prendre les jambes à son cou lever le camp lever le siège dire bonsoir
dire adieu tirer sa révérence s’envoler émigrer s’en aller à l’anglaise
prendre congé planter là s’évader se dérober esquiver échapper à éviter
se garer se garantir se préserver prévenir se mettre à l’abri et puis,
soudain, se dire «Enfin! Voilà! Je pars vraiment!». – Faire exploser le
récit de voyage comme les «Aires de repos sur l’autoroute de
l’information» (mon premier ouvrage) tentaient de faire exploser la
littérature. – Voler, flâner, déambuler, s’épuiser, se ressourcer,
inventer, décrypter, converser, aimer. Des traversées, peu de temps, un
certain temps, passé derrière des fenêtres, des hublots, immobile,
pensif, en émois. – Des marches, beaucoup, et les rêveries qui s’y
associent et l’aspect onirique de l’écriture et des lieux qui en
découlent, – Laisser s’imbiber le tissu du texte dans les atmosphères
parcourues, voir comment au cours des étapes et de leurs mémoires
vives, les coloris des unes déteignent sur ceux des autres, – Demeurer
attentif aux métamorphoses du regard et de l’appréhension du monde
durant le développement du projet, réfléchir le voyage. – Aller
botaniser de par quelques champs et sous-bois du monde et en ramener un
herbier touffu où se mélangeront plantes comestibles, espèces menacées,
extractions guérissantes, ainsi que d’autres mauvaises herbes encore,
pousses de tout poil, sauvages et impromptues et se moquant bien de la
folie de l’Homme. – Aller en étant le plus perméable possible, le plus
ouvert à tout, aux Autres, aux paysages, aux lumières, aux clichés, aux
banalités, aux légendes, aux proverbes, au savoir lettré ou
scientifique, aux mélodies, aux odeurs de mets inconnus, aux nouvelles
du journal, aux mots que l’on ne comprend pas parce que prononcés dans
une langue étrangère dont on ne saura jamais que quelques bribes,
merci, bonjour, bonsoir, je voyage et j’écris, j’écris et je voyage, et
simultanément mélanger tout cela et le retourner comme une vieille
chaussette dans une frénésie concentrée de noms de lieux, d’impressions
fragiles, fugitives, mais retenues en leur essentialité par la poésie.
– Aller de Berlin à Berlin, un lieu où je suis déjà tout le temps en
voyage. – M’étourdir l’oreille au foisonnement du bruit des rues et du
chant de langues inconnues. – Aller avec confiance vers l’énergie que
procure l’ailleurs et travailler. – Écrire! Écrire! Écrire! – A la
plume, au stylo, au crayon, à l’ordinateur, le matin, le soir, sans
cesse, ne faire que ça, debout, assis, couché, épuisé, ragaillardi,
apeuré, serein, en musique ou en silence, mais ÉCRIRE!
YVES ROSSET
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Le Voyage hypertexte
L’année éditoriale romande 2005 va s’achever avec l’apparition d’un véritable OVNI littéraire, qui fera sûrement date. Les Oasis de Transit
d’Yves Rosset constituent, en effet, un ouvrage atypique,
cristallisation de notes prises au cours des voyages autour du monde de
l’auteur bénéficiaire, en 2002, de la très substantielle bourse de la
FEMS (100 000 francs suisses), lesquelles notes ont fait l’objet
d’un premier état de travail, ensuite poussé beaucoup plus avant dans
ce saisissant récit kaléidoscopique.
Entré en littérature avec Aires de repos sur les autoroutes de l’information,
récompensé en 2001 par le Prix Georges-Nicole, et publié aux éditions
Bernard Campiche, Yves Rosset (né en 1965) s’est immédiatement signalé
par l’acuité de l’observation qu’il porte sur le monde contemporain et
par sa façon de construire son texte en incorporant les innombrables
informations simultanées qu’il nous est donné de capter, comme d’un
hypertexte combinant tous les modes de perception, restitués dans un
récit au langage incessamment inventif, relevant à la fois du journal
de bord personnel, de l’essai critique, de l’évocation impressionniste
et de la chronique.
JEAN-LOUIS KUFFER, Le Passe-Muraille No 67
Sur le métier
Comment
Yves Rosset travaille-t-il? Quel rôle ses carnets jouent-ils dans sa
démarche? Quelle avancée son nouveau livre marque-t-elle pour lui ?
Telles sont les questions que nous avons posées à l’écrivain établi à
Berlin, qui nous a répondu par courriel, sous forme de notes
télégraphiques… «D’où me vient l’écriture? À l’origine j’ai
beaucoup écrit de lettres, que les gens aimaient. Autre déclencheur: la
terrible découverte de la mélancolie, vers quinze ou seize ans, quand
Nouvel-An s’approchait et qu’il fallait être heureux, alors que cela
n’allait pas du tout et qu’il me fallait l’écrire. Cela ne cessant de
se développer ensuite, avec l’impression de commencer tous les jours.»
«L’importance des carnets? Essentielle pendant des années. Aujourd’hui,
j’apprends à écrire hors des carnets, mais ceux-ci restent importants
comme source, mastertape. Quand j’ai assez de discipline, j’y tiens
aussi mon journal, mais il y a souvent des semaines qui passent sans
que j’y note rien du tout et c’est alors comme si je n’avais pas vécu.
Importantes aussi: les images, qui y prennent de plus en plus de place,
et l’usage de l’espace en tant que tel, avec un mot ici, un autre
là-bas, et le regard qui passe de l’un à l’autre et ce qui est alors
pensé.»
«Ce qui distingue Oasis de Transit
du livre précédent? Je dirai que le récit est plus simple, plus lié,
plus narratif et, je le souhaite, plus accessible, très ouvert, qui
raconte comment je suis allé de là à là, avec qui j’étais et qui j’ai
vu. Il y a beaucoup de citations car j’ai aussi beaucoup lu durant
cette année. La lecture articule l’esprit, ouvre les yeux, le voyage
est question de regard, et le récit de mots. J’essaie toujours d’être
assez éveillé pour prendre le large en sortant de chez moi. À Berlin,
parce que c’est grand, en faisant dix minutes à vélo je me retrouve
dans un coin que je ne connaissais pas. Mais cela m’arrive aussi quand
je vais rendre visite à ma mère ou quand je passe dans le passage
sous-voies de la gare de Lausanne. Ce qui est bien, quand on est parti
de là où on vient, c’est qu’on est en voyage partout, même chez soi…»
Propos recueillis par JEAN-LOUIS KUFFER, Le Passe-Muraille No 67
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On the road again
Sur Les Oasis de transit d’Yves Rosset
La sensation-vertige d’ubiquité qui caractérise l’homme actuel dans sa
relation au monde se perçoit à la fois psychiquement et physiquement
(par ce qu’on pourrait dire la physique du processus de lecture) dès
les premières pages de ce maëlstrom de notations que constituent Les
Oasis de transit d’Yves Rosset, monstrueux journal de bord recomposé
d’un voyage autour du monde sillonnant et quadrillant l’espace autant
que les strates du temps.
Yves Rosset a voyagé librement une année durant, grâce à la bourse de
100 000 francs suisses (65 000 euros environ) qu'il a obtenue
de la Fondation Sandoz, multipliant les allers-retours entre Berlin où
il survit d’expédients (notamment barman de nuit) avec sa petite
famille et le Japon, Israël et les States, entre autres points de chute
d’un réseau tissant sa maille recoupée par le filet de ses mails
amicaux round the world…
Dès les premières pages japonaises de ce livre profus et bigarré,
rappelant Cendrars le curieux de tout et le mange-mots plus que Bouvier
l’esthète cultivé, j’ai été saisi par la justesse du titubement initial
du voyageur occidental au Japon illico confronté à ce qu’il dit une «
fascination particulaire » détaillée en ces termes dès son arrivée à
Tokyo: «Je regardais vers le nord, vers l’ouest, en direction de
Shinju-ku, de Toshima-ku. Il pleuvait fort, grisaillait, mais le
brouillard n’empêchait pas de voir que la ville ne cessait pas jusqu’à
l’horizon. Infinies détrouvailles, approfondissements,
différenciations, murmures des mercures humeuses, foulances errées.
Deux jours auparavant, en revenant de la plage de Kamakura pour
rejoindre la gare, nous étions remontés à contre-courant le flot d’une
sorte de rush-humanity extraordinairement calme et disciplinée qui,
déversée par la mégapole que forment Kawasaki, Yokohama et Yokosuka, se
rendait au bord de l’eau pour assister au hanabi, le feu d’artifice de
l’été. Chaque visage intriguait comme une nouvelle étoile, chaque corps
vibrait d’une tension interne au sein du cosmos, chaque rire éclatait
comme l’écho d’une manière de big bang en expansion assourdissante».
Ces notations m’ont rappelé la même sensation-vertige, exactement, qui
m’a saisi la première aube blafarde dans le métro de Tokyo, au milieu
de milliers de chauve-souris humanoïdes accrochées d’une main à
leur poignée, de l’autre tenant l’attaché-case, chacune avec l’étoile
éteinte de son visage, jusqu’au rush-humanity de la lente coulée vers
les bureaux…
Ensuite le voyageur est en Judée, qui est celle à la fois d’un croquis
rapporté de Chateaubriand («le paysage qui entoure la ville est
affreux»), où voisinent, dans une atmosphère de banlieue décatie
jouxtant le désert, bédouins de bidonville et soldats fatigués gardant
leur arme proche («l’ordre existe de tirer dans la tête si l’on
soupçonne que l’être qui s’approche peut être un combattant prêt à
mourir»), vestiges archéologiques (Qumrân) et zones militaires,
baigneurs de la mer Morte perpétuant la «foultitude solidaire du
rhumatisme et de la tordue au fils des ans», et c’est parti pour un
arpentage d’Israël qui superpose les images du catéchisme de jadis
et celles du vrombissant présent ponctué d’explosions…
C’est un livre à lire lentement et en tous sens, dans l’ordre et dans
le désordre, mais avec la même attention qui leste chaque observation
de l’auteur. Je vais le trimballer avec moi jusqu’à la fin de l’année
et peut-être au-delà. Sa lecture est à la fois intéressante, parfois un
peu freinée par la pléthore, et vivifiante du point de vue de la
langue qu’il touille et travaille au corps.
Voilà ce que ça donne par exemple: «Emporter en soi un morceau du monde
et le bercer pieds nus dans le sable de la Méditerranée ou dans un
manteau de laine sous les arbres nus de l’hiver brandebourgeois, parmi
un rouge de brique nordique et les odeurs infinitésimales du charbon de
houille se glissant dans le décor d’un passé prussien. Quatre millions
de réfugués. Six millions de morts. Le H Manque sur l’inscription en
tubes luminescents au sud du Sheraton. Vitres obscures. Mer léchée de
flammes perçant le mur protégeant les vivants dormant encore ou déjà
parvenus, sains et saufs, sur la plage du réveil. Drames de la mémoire
du Narrateur à Balbec, imagination de l’eau, lumineuse, lustrale,
reflétée aux fenêtres muettes de solitude, encore tapies dans l’ombre».
Or comme il y en a 500 page de ce tonneau-là, on se souhaite bon voyage…
Blog de JEAN-LOUIS KUFFER
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La meilleure odyssée
Elle est suisse, avec Les Oasis de Transit.
«Partir, c’est renaître, se réveiller d’un sommeil dont le mouvement
nous tire comme le baiser du Prince de la Belle au Bois dormant.»
Lauréat d’une bourse de cent mille francs, le Lausannois Yves Rosset a
fait le tour du monde, des plages d’Ein Geidi, Israël, à celle de Big
Sur, Californie. Au milieu, des milliers de considérations qui font
penser que le bonhomme s’est moins lugé que ce qu’on aurait pu
imaginer. Son projet était flou, son récit est celui d’un homme qui ne
manque aucune occasion de s’attarder sur le monde qui l’entoure. S’il
n’est pas vraiment l’écrivain-voyageur type, façon Nicolas Bouvier, il
a pour lui une richesse de langue qui le rapproche d’un Patrick Boman.
MAXIME PÉGATOQUET, Femina
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Un écrivain qui voyage…
Yves
Rosset a fait le tour du monde. Il en écrit l’état. Il livre ses
«relations de voyages» en un volumineux livre événement. Tentative de
lecture.
Titre: Les Oasis de Transit.
Sous-titre: «Relations de voyages». Avec ses 528 pages denses, le
nouveau livre d’Yves Rosset – Prix Georges-Nicole 2001 pour le très
remarqué Aires de repos sur l’autoroute de l’information –
intrigue. Un objet littéraire atypique et inclassable. Un «voyage
hypertexte» comme le qualifie admirativement Jean-Louis Kuffer dans la
revue Le Passe-Muraille. Relation: le récit, la narration,
le procès-verbal du monde, le témoignage d’un écrivain qui voyage, et
non d’un voyageur qui écrit comme aimait à se dépeindre Nicolas Bouvier
– c’est Yves Rosset qui précise! Relation: coexistence, corrélation,
correspondance, identité. Contact, fréquentation. Oasis: c’est le
moment du repos, le lieu agréable. Transit: passage en franchise, ou
déplacement des neutrons d’un point à l’autre. Voyage, ce chemin à
parcourir, cette relation…
Tout est dans le dictionnaire. Encore fallait-il en faire de la
littérature. Né en 1965 à Lausanne, vivant actuellement à Berlin, Yves
Rosset a reçu en 2002 la substantielle bourse du Prix de la Fondation
Édouard et Maurice Sandoz. Cent mille francs pour écrire un livre,
sélectionné sur projet. Aux jurés, Yves Rosset présenta un tour du
monde. Avec des étapes pour aller visiter des connaissances. Des «oasis
de transit».
Après avoir narré précisément l’obtention du prix à l’origine de son
livre, Yves Rosset s’embarque pour le monde. Et d’entrée, on est
proprement sidéré par la finesse et la plénitude de l’observation. Ce
n’est pas tant la précision d’ethnologue ou d’anthropologue devant le
spectacle des autres – les bibliothèques en abondent – que la mise en
place littéraire de l’observation qui frappe. Il y a une véritable
trame romanesque dans chaque oasis. La mise en place, alors, de ce
transit perpétuel, ce sont les relations entre les objets, les
senteurs, les mots, les attitudes.
«Au milieu des plaisirs et des misères du monde.» C’est une citation empruntée par Yves Rosset à l’Anatomie de la mélancolie publié
en 1621 par Robert Burton. C’est le rythme qu’imprime à la relation de
voyages l’alternance des êtres et des états des quatre coins du monde.
La guerre est là, souvent. Notamment dans une longue évocation du
conflit israélo-palestinien, sur place. L’écrivain est dans le réel, à
l’épreuve de la relation écrite de celui-ci. Et puis Yves Rosset voyage
avec une bibliothèque universelle d’où il extrait moult citations.
Peut-être pour déposer quelques oasis de sens, ou de questionnement. La
belle obsession de cette odyssée où croiser sans coup férir les
«épluchures sèches» de la vie! Alors? Yves Rosset cherche souvent
sa direction dans ce long récit. Alors qu’il sait dès le départ qu’il
reviendra à son point de départ. Décidément, on voyage tout le temps,
même dans un apparent mouvement infime ou tournoyant. On passe aussi,
dans tous les sens du terme. Ainsi à Auschwitz: «Mais moi je ne que
passe. Et tout s’est passé. Rien, absolument rien qui pourrait servir
de terme intermédiaire entre elles et moi, entre eux et moi.»
Dans le Nevada, Yves Rosset note, catégorique: «Paysage dépassé
par le reste de l’évolution terrestre juste fait de pierre, de sel et
de parkings for food.» Avant que l’écrivain n’embarque dans un avion à
Los Angeles, alors qu’une voix par haut-parleur incite les passagers à
s’agiter, à circuler. «Keep moving»… Tout avait débuté dans un grand
enthousiasme: «Aucun sens n’échappe à la démangeaison bienfaisante qui
s’installe lorsque l’on prend la poudre d’escampette. L’oeil se
dessille, l’ouïe s’affine, l’odorat s’aiguise, le goût s’avive et le
toucher se sensualise. Les lassitudes de la vie deviennent
indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire.»
Encore faut-il être heureux, pour échapper au voyage mélancolique,
précise l’écrivain.
Quand il embarque à Los Angeles pour son ultime transit, il semble
qu’Yves Rosset n’ait pas perdu ce bouillonnement intérieur, cette
boulimie d’observations. Mais peut-être a-t-il au fond absous quelque
chose d’un état des lieux en boucle, un immense système tournant à
vide. Les passagers forment «des serpents humains qui vont bientôt se
défaire en zone globalised world avant de se refaire au moment de
l’embarquement dans le navire aérien». Magistral portrait aussi d’une
douce folie ambiante qui est juste constatée, sans atteindre le bonheur
intime?
C’est la folie des hommes. Mauvaise dans le conflit. Absurde quand un
écrivain la décortique, comme celle des autoroutes périphériques de
Houston, Texas. «Vous avez très clairement l’impression d’être le
témoin de quelque chose comme un délire généralisé.» Un brin «Candide»,
Yves Rosset boucle sa relation généreuse et égoïste. Et si tout n’était
définitivement que «délire généralisé», qu’il soit doux, beau, riche ou
atroce, absurde, fatal?
JACQUES STERCHI, La Liberté
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«J’ai
d’abord cru pouvoir zapper dans ce «monstre», où il faut s’immerger au
contraire et y mettre du sien, tant la substance en est riche à tous
égards, du quotidien à la sociopolitique. L’originalité de l’écrivain
s’impose à chaque page, dans une qualité d’inventions verbales et de
formules recyclant le langage parlé (on s’«encouble» même sans
complexe). Bref, j’ai appris énormément dans cette somme profuse, dont
la publication relevait du défi. Superbe aussi, la couverture néo-géo
de Laurent Goei!»
BRIGITTE WARIDEL, «Mon choix», 24 Heures
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Merveilleuse bourlingue
Déjà lauréat du prix Georges-Nicole avec Aires de repos sur l’autoroute de l’information,
Yves Rosset, ce Romand qui vit à Berlin depuis quinze ans, signe ici un
roman qui aurait plu à Nicolas Bouvier. Même si cet auteur de 41 ans se
considère plus comme «un écrivant en voyage» que comme un voyageur qui
écrit, genre cher au maître de Cologny. Le voyage comme initiation, le
voyage comme essorage de l’âme et du corps. «Partir, c’est renaître, se
réveiller d’un sommeil dont le mouvement nous tire comme le baiser du
prince de la Belle au Bois dormant», écrit-il. Avec lui, on ne
reviendra pas indemnes de Berlin, Madrid, New York ou Mexico.
Embarquement immédiat dans les meilleures librairies.
PATRICK BAUMANN, L'Illustré
Les démangeaisons du voyage
Les Oasis de Transit
d’Yves Rosset parcourent le monde. On éprouve dans ces pages un
sentiment proche de celui de nos propres voyages : les yeux se
dessillent. Après Aires de repos sur l’autoroute de l’information (2001), l’écrivain né à Lausanne et installé à Berlin depuis 1990, signe là son deuxième livre.
En
2002, Yves Rosset bénéficiait du Prix de la Fondation Edouard et
Maurice Sandoz (FEMS). Cette bourse de création artistique de 100'000
francs lui permettait de partir pour de nombreux voyages dans le monde,
qui servent de matière première aux Oasis de transit.
Aujourd’hui encore, l’auteur reste étonné de ce «prix faramineux qui,
d’emblée, rendait toute la situation absurde tellement il y avait
d’argent».
Dans le projet présenté à la FEMS, Yves Rosset détaillait ses destinations : «Pour réaliser les Oasis de transit,
je veux effectuer trois genres de voyages. Des voyages de proximité,
relativement courts, autour de Berlin où je séjourne depuis douze ans:
Pologne, Tatras, mer Baltique. Des voyages plus longs où m’invite
l’amitié: Israël, États-Unis, Italie. Des voyages durant les vacances
scolaires, faisant sens pour ma famille et pour moi : Japon,
Suisse, Paris, Turquie.» L’amitié et la rencontre ont joué un grand
rôle dans ce choix: «Les étapes, explique-t-il aujourd’hui, à une
exception près, viennent des personnes que je connaissais vivant à
l’étranger. Je me suis mis moi-même en route pour aller les saluer.»
De Tokyo à Big Sur
Les Oasis de transit
ne forment pas un journal de voyage, explique Yves Rosset: «Le livre
est quasiment mot pour mot entièrement retravaillé.» Mais les notes et
les carnets de voyage – le direct – «sont un travail en soi, achevé et
accessible au public: j’ai remis environ six cents pages de collages et
de textes sous forme de carnets et cahiers A4 à la FEMS. Il est
possible d’aller les voir, sur rendez-vous. Le livre est donc encore
autre chose, il est bien plus construit, c’est une nouvelle étape.» Il
ne couvre d’ailleurs pas l’ensemble du voyage, mais emmène tout de même
ses lecteurs aux quatre vents: Tokyo, Israël, Egypte, Paris, Berlin,
l’Atlantique en cargo, New York, Las Vegas, Los Angeles, Big Sur…
On est rapidement frappé, dans le livre, par la diversité des flux de
conscience d’Yves Rosset. La narration «touristique» est noyée sous une
association d’idées inattendue à laquelle succède une réflexion
politique peu avant que commence le récit d’une soirée dans un club de
Berlin ou autour d’une table du Caire…
Monde à deux visages
La réécriture n’a pas détruit la variété des perceptions. On a le sentiment d’être en voyage dans les Oasis de transit.
On vit, dans ces pages, le surcroît d’existence qu’offre le mouvement,
l’abandon de nos conforts et de nos lassitudes. Pour reprendre les mots
de l’introduction d’Yves Rosset: «Aucun sens n’échappe à la
démangeaison bienfaisante qui s’installe lorsque l’on prend la poudre
d’escampette. L’œil se dessille, l’ouïe s’affine, l’odorat s’aiguise,
le goût s’avive et le toucher se sensualise. Les lassitudes de la vie
deviennent indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté
illusoire.» Cette démangeaison, Yves Rosset nous la fait partager tout
au long des 500 pages du livre. Mais il convie aussi à observer
l’absurdité et la cruauté des hommes et de la vie. Le livre est en
outre porté par la tension entre enchantement et désenchantement. Pour
Yves Rosset, l’écriture est liée à la douleur. Il s’explique: «D’abord,
il y a la colère d’être au monde parce que celui-ci subit avec une
brutalité effarante la violence de l’être humain et il y a cette
paresse, ce désir de confort autour de nous, très sensible en Suisse,
en Allemagne ou aux USA. Et cette énorme cruauté, quand vous pensez aux
guerres et toutes les atrocités qu’elles engendrent. Tout cela est très
douloureux à cause de la colère que cela génère.
Une ville plus grande
Yves Rosset vit à Berlin depuis 1990. Il s’y est installé pour «vivre
dans un plus grand pays que la Suisse et une plus grande ville que
Genève». en Suisse, il vivait dans le squat de l’ìlot 13. A Berlin, il
savait trouver «une ville phare pour le mouvement des squatters». Il
habite encore aujourd’hui «dans une communauté de maison avec 35
adultes et une cuisine commune», mais commente-t-il, « je vis au
quotidien une vie de famille petite-bourgeoise ». En 1990, il
rencontre sa femme dans cette maison. Aujourd’hui, il est père de deux
enfants. «Je me réjouis presque tous les jours d’habiter ici, Berlin
est une ville tranquille, très bon marché par rapport à la Suisse, et
j’y partage mon temps entre la traduction pour l’alimentaire et les
frais courants et l’écriture.»
CHARLY VEUTHEY, La Gruyère
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À propos des Oasis de Transit, relations de voyages
Attention! C’est 529 pages à vous mettre sous la dent. Là, vous vous
dites, l’indigestion est pour bientôt, ce n’est qu’une question
d’heures… 200 pages plus loin, trois cents peut-être? On va caler c’est
sûr. On va mourir d’overdose de voyages racontés, de notes
embrouillées, de bavardage inutile, c’est certain. C’est trop riche.
Trop de citations. Trop d’étalage de «moi je, j’ai lu tous les livres!»
Ben, voyons. À l’époque du «light», du fulgurant, de l’aphorisme vite
fait sur le gaz, c’est le bicarbonate assuré (avec jus de citron, façon
San Antonio), c’est l’alka selzer et le petit noir serré obligatoire.
C’est la bouillotte d’eau glacée sur la tête surchauffée et le
thermomètre enfoncé dans la bouche marquant 39° C. Il y en a trop.
Yatro! Trossetro! (sic).
Eh bien non, miracle, on échappe au trop, et on avance. Où alors, on
grappille. Pas besoin de commencer par le début. Le mode d’emploi (s’il
devait y en avoir un), ce serait plutôt: ouvre où tu veux ce pavé et
lis. Vas-y, plonge! Laisse-toi la liberté de commencer par ceci page
225: «Les eaux brunâtres de l’Elbe déferlent, hautes, tourbillonnantes.
La vallée se resserre. Des déchets de toute sorte pendent dans les
branchages des arbres pas encore débarrassés des suites de l’inondation
de l’année précédente.» Ou ceci page 507: «Recours, rush hour,
normalité, tout va bien, se dire
que l’on aura du sucre,
quand cela sera nécessaire,
ou un massage thérapeutique ou de la graisse de porc
ou de poulet ou sa bite
quelque part
quelque part qui mentira
I love you
qui dira
j’ai besoin de toi
(et tu répondras
tell me a lie)»
Et c’est l’émerveillement, d’un coup. Il y a du conteur chez Yves
Rosset. Il y a aussi du poète désespéré de n’être pas dans la norme :
il s’ennuie durant les fêtes, rendez-vous compte. Il y a surtout une
manière d’attraper le lecteur par la main (par les yeux), pour
l’entraîner dans les méandres d’un labyrinthe, pour lui faire parcourir
sa vie du moment en ce début de nouveau millénaire, et lui ouvrir le
regard sur le vaste, sur l’immense. Pour un petit Suisse, ce n’est pas
rien. Il y faut du souffle et une belle énergie.
On connaissait l’écriture de voyage d’autres Suisses comme le père
Bouvier ou la petite mère Maillard; on avait lu tout Chatwin (du moins
on croyait). Plus anciennement, on se souvenait vaguement du Cendrars
de Bourlinguer.
Mais là, soudain, c’est du vrai, du brut, du parlant. Une langue
connue, et pourtant étrangère. Un entrelacs de références littéraires,
de souvenirs, de notes jetées en vitesse, d’atmosphères évoquées.
Jamais lassant, cependant. Par exemple, les pages sur Auschwitz font
frémir. On parcourt le camp, déjà mille fois décrit pourtant, avec une
soudaine angoisse, une nouvelle incompréhension. Les millions de morts
sont là. Ce n’est pas du reportage, mais de l’histoire vivante, vécue
avec les tripes, avec de la pudeur aussi. C’est aussi autre chose,
cette écriture: c’est une manière de faire ressentir la réalité, de
nous emmener au bout du monde (emmène-moi… encore!). De nous faire voir
du pays, de nous balader.
Mais c’est aussi l’ami qui revient de loin et qui, au coin d’une table
de bistrot enfumé, devant un verre de rouge, te raconte un de ces
innombrables voyages, avec l’émotion d’un enfant qui découvre la
planète Terre et ses contrastes. On en reste saisi.
C’est aussi une suite de photographies, d’instantanés, de shoots
ultrarapides qui donnent l’impression que là, à la page 323, il faudra
y revenir quand on aura plus de temps, car les lignes sont précisément
celles du récit parfait du voyage moderne en mer. Dana, Melville,
Conrad et Sue ne sont pas loin.
Ce sont aussi de belles rencontres, de belles retrouvailles ou de
belles découvertes qui se logent dans ces pages : de nombreux auteurs
vous font des signes de la main, vous donnent envie de les lire ou de
les relire (mais qui donc a inventé doukipudonktan?).
C’est tout cela et bien d’autres choses encore que je découvre dans les
pages d’Yves Rosset et que j’aimerais tant que tu découvres à ton tour,
pour peut-être, plus tard, en parler plus loin. Voilà.
Et ainsi de suite.
JEAN PERRENOUD, Le Passe-Muraille
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Yves Rosset dans le voyage de l’écriture
L’ex-lauréat de la fondation Sandoz publie Les Oasis de Transit, un texte passionnant et insolite, fruit de son année de pérégrinations à travers le monde.
«Je
voulais juste raconter ce qui m’est arrivé. Raconter, tout simplement.
Il n’y a pas de fiction là-dedans, et cette sincérité m’a aidé à
écrire.» Yves Rosset est chez lui, à Berlin, quand on lui téléphone.
Alors qu’on le questionne, sa voix hésite, comme s’il craignait d’être
mal compris. Pudique, il se contente de répéter: «Juste raconter.» Son
récit pourtant est l’un des livres les plus originaux de cet hiver dans
l’espace francophone, monde littéraire parisien compris. Un énorme
volume de plus de 500 pages, où l’on suit le narrateur de la mer Morte
à Tel-Aviv, du Caire aux États-Unis, en passant par Auschwitz, Paris,
Lausanne, Berlin, Tokyo. En bruit de fond, le tout début de la guerre
en Irak. Un premier texte marqué par sa radicalité et son
originalité, en 2001 avait reçu le prix Georges-Nicole. Tout autant que
son écriture, sa méthode de travail avait attiré l’attention. Depuis
des années, il use de carnets qu’il remplit au quotidien de collages et
de notes. L’ouvrage était donc une sorte de retranscription de ces
étranges compositions. Ce sont peut-être ces carnets qui ont convaincu
la Fondation Sandoz de lui accorder une bourse, ce qui lui a permis de
voyager et d’écrire Les oasis de transit.
Yves
Rosset est donc parti à travers le monde, choisissant des destinations
où il connaissait des gens, des amis expatriés. «Je n’ai réellement
rédigé qu’ensuite, explique-t-il. Il y a un énorme travail d’écriture à
partir des carnets et une volonté d’être plus narratif que dans mon
premier texte. Et je n’ai parlé que de certains lieux. Il n’y a presque
rien sur le Japon, peu sur la Pologne, alors que j’y ai passé beaucoup
de temps, rien sur l’Italie. Je voulais tout raconter du début à la
fin. Puis, la manière dont j’allais construire mon récit s’est imposée.»
Dans ce texte, on est très vite séduit par le point de vue du
narrateur. Visitant des lieux chargés d’histoire, conflictuels, il ne
se départit pas d’une immense humilité. Perplexe, il observe, écoute.
Il décrit ce qu’il a sur sa table de déjeuner, ce qui est diffusé à la
télé, ce que les différents membres d’une famille racontent durant un
dîner. Mais chaque détail s’inscrit comme une pièce de puzzle.
L’auteur se garde de grandes réflexions idéologiques. Il cite, en toute
modestie, nombre d’intellectuels, philosophes ou romanciers qui
l’aident à comprendre ce monde: Ernest Jünger, Gilles Deleuze,
Montaigne, Primo Levi ou Blaise Cendrars. «Ce sont des choses qui m’ont
accompagné soit pendant le voyage, soit pendant l’écriture,
explique-t-il. Je trouve très important de rendre hommage à ce qui a
été bien formulé ou mieux vu par d’autres.»
Jardin secret
Entre les voyages, l’auteur retrouve sa femme, ses enfants, dont il
parle beaucoup: «C’est un récit réaliste, intimiste, les enfants sont
assez présents. Je voulais être direct et ouvert. Le fait d’apparaître
avec mes enfants est une façon de dire qu’il n’y a rien de glorieux
dans ce que j’ai fait.»
Un autre intérêt de ce texte, non des moindres, est qu’il est écrit en
français à Berlin. «Pour moi, c’est étrange, avoue Yves Rosset. Les
gens qui font partie de ma vie ne peuvent le lire. C’est comme un
jardin secret.» Nul doute que cet environnement germanophone a des
conséquences sur l’écriture. Il confie: «Je deviendrais fou dans un
pays francophone parce que je serais tout le temps en train de noter ce
que j’entends. C’est bien de n’être pas trop dedans. Être ici et
publier en Suisse romande constitue une double protection par rapport à
la langue. La situation serait différente si je publiais à Paris.
Aujourd’hui, je me sens libre d’écrire comme je veux. J’ose plus
facilement.» C’est ce qui, sans aucun doute, fait son originalité, son
innovation et sa beauté.
SYLVIE TANETTE, L’Hebdo
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Voyage dans les voyages
Partir, c’est oublier ses habitudes, c’est parfois perdre ses repères.
Mais partir, c’est «renaître» dit Yves Rosset, c’est «se réveiller d’un
sommeil dont le mouvement nous tire comme le baiser du Prince à la
Belle au Bois dormant». L’œil se dessille, l’ouïe s’affine, l’odorat
s’aiguise, le goût s’avive et le toucher se sensualise. L’auteur
voulait être comme un «écrivant en voyage», comme Nicolas Bouvier. Les
«relations de voyage» dont il est ici question nous évadent du
quotidien avec talent en une quarantaine de récits. Un ouvrage qualifié
d’«ovni» de la littérature romande, «atypique et kaléidoscopique» par
Jean-Louis Kuffer dans le Passe-Muraille.
CORINNE JAQUET, Journal de Veyrier
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Les Oasis de Transit
Yves Rosset donne un grand livre qui plante la littérature romande dans le XXIe siècle.
Attention, grand livre! Pour de bon, en 500 pages, Yves Rosset
plante la littérature romande dans le XXIe siècle. Le
tournoiement de son premier ouvrage, que distingua le Prix
Georges Nicole, s'est développé avec Les Oasis de Transit
en un parcours intercontinental. Voici les temps nouveaux, voici
l’écriture née des malaxages, des métissages et du zapping. Le
Vaudois marginal, celui qui vivait chichement depuis 1990 à
Berlin avec sa femme et ses filles, qui lisait tout, qui collait dans
ses carnets des slogans et des pubs découpées, s'est vu jeté
physiquement dans le grand jacuzzi du monde. Pour surnager: une bourse
de la Fondation Sandoz. Ce défi bien combiné s'est révélé
fécond. Par ce coup de chance le solitaire est parti
découvrir Israël, l’Égypte, Auschwitz, Omaha Beach, New York, Los
Angeles, avec des pauses plus familières à Berlin, à Paris, sans
oublier une road story de 7000 km à travers les États-Unis. Mais cette
oeuvre dépasse de beaucoup le récit de voyage. La question, c'est
l’angoisse qui divague aujourd’hui dans nos vies. Il s'agit donc d'un
journal intime ou d'un inventaire du globe par un frère de Cendrars,
pour l'œil, de Saint-John Perse, pour la géologie des
amoncellements, de Godard, pour le diagnostic éclair, de Perec
pour les mots en kyrielle, de Pestelli pour le lyrisme d'un parcours
obstiné, du vieux Montaigne enfin, dès lors que Rosset excelle en
citations, consigne ce qu'il entend et scrute sans système.
Les tensions de Tel Aviv, les rues du Caire avec le petit tapis
qui définit le cosmos, les déserts du Neguev ou du Far West, Auschwitz
au quotidien et l'hier inimaginable, Manhattan parcouru comme Aragon
labourait Paris, composent des morceaux d'anthologie. La
pupille de Rosset plaquée sur le trou de serrure de l'Histoire, son
esprit est tendu vers un sens et des mots sont créés sans cesse
pour le dire. Suivez le poète dans le maelstroem des déchets et des
surabondances, changements, échanges et mélanges dans la tragique
anonymité des visages. Le style mimétique accumule des phrases que
l’auteur coupe brusquement: scrupules du cœur qui.
La flammèche de l'intelligence parcourt le fulmicoton de ce circuit.
Effet 360º, mais bonheur intime de l'exactitude dans chaque chose
éclairée. Et, de la mer Morte au Pacifique, humour de l'humble
qui a vu grand.
BERTIL GALLAND, Coopération
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Entretien avec Yves Rosset
– Vous avez présenté ainsi le projet des Oasis de Transit à la FEMS, qui vous a attribué la bourse nécessaire à sa réalisation: «Les Oasis de Transit
est un projet littéraire d’«écritures en voyage», en oscillation
constante entre le journal de voyage intime et une forme exacerbée de
reportage littéraire. S’y donneront à lire autant un récit désirant
traduire la nature poétique de la magie du voyage, qu’un essai réflexif
sur les conditions de celui-ci à l’aube du XXIe siècle. – Se voulant
écho incessant d’une expérience éperdue d’écritures en chemins, les
Oasis de Transit devront, par leur rythme et leur genèse, rester
ouvertes à ce qui les pénétrera et s’y infiltrera, au fil du temps et
de la géographie parcourue – Les Oasis de Transit seront à
réaliser en trois étapes de travail, auxquelles correspondront trois
formats d’écriture – Des carnets tenus tout au long de l’année de la
bourse et qui constitueront le manuscrit original remis à la FEMS – Des
lettres électroniques adressées à un interlocuteur fictif et envoyées
au fil des diverses étapes parcourues. Conçues comme un work in
progress, ces lettres alimenteront une chronique à créer sur le site
Internet de la FEMS – Un récit final intitulé «Oasis de Transit» et
destiné à une publication rassemblant un montage du matériel d’écriture
retravaillé. Un avant-propos y décrira la nature du projet ainsi que le
cadre de sa réalisation. Les trois derniers mois de la bourse seront
consacrés à sa rédaction. – Pour réaliser les «Oasis de Transit», je
veux effectuer trois genres de voyages: – Des voyages de proximité,
relativement courts, autour de Berlin où je séjourne depuis douze ans:
Pologne, Tatras, Mer Baltique. – Des voyages plus longs où m’invitent
l’amitié.: Israël, États-Unis, Italie. – Des voyages durant les
vacances scolaires faisant sens pour ma famille et pour moi: Japon,
Suisse, Paris, Turquie.» Avez-vous pu vous en tenir à ce projet très précis?
–
Oui. Je me suis effectivement rendu dans les pays que j’avais indiqué
et tenu mes carnets, qui sont ensuite devenus des cahiers. Je les ai
remis à la FEMS, qui les tient à la disposition du public. Il y a cinq
«petits» carnets à cinquante double-pages environ, pleins à ras bord
d’écriture en pattes de mouche et d’images et quatre cahiers réunissant
un total de 520 pages A4 de collages et d’écriture un peu plus grande.
Cela fait un joli paquet et dès fois je me dis que la FEMS aurait du
«mettre le paquet» et reproduire cela ainsi, car cela aurait été le
meilleur moyen de présenter le travail effectué, qui visait, entre
autres, à rendre compte d’une certaine masse de choses et de leur
puissance épuisante et désordonnée dès que l’on essaie tant soit peu
d’y songer. Les «Lettres à Elil», prénom de mon interlocuteur fictif,
ont mis du temps à partir, mais, au nombre de sept, elles ont raconté à
leur manière aussi le «work in progress» ayant eu lieu durant l’année.
Le récit final a légérement changé de titre et ne raconte que la moitié
des voyages effectués.
– Avec ses 530 pages,
votre livre serait ce qu’il est convenu d’appeler un pavé, si sa masse
n’était pas aussi fourmillante, allégée et fragilisée par les mille
galeries qui la traversent. Or des nombreuses destinations prévues dans
le projet , le livre n’a retenu presque qu’Israël et les États-Unis.
Pourquoi ce choix?
– Je ne suis pas vraiment d’accord
avec la manière dont vous résumez les destinations racontées par
l’ouvrage qui, entre Israël et les États-Unis, passe tout de même par
l’Égypte, l’Allemagne, la France, l’Espagne et traverse l’Atlantique.
Mais sinon, c’est vrai qu’il y a un choix, et que, comme dit, je n’ai
pas parlé de ma découverte de Cracovie et du Tatras derrière Zakopane,
de mon passage à pied du Gotthard, de la fantastique journée passée à
m’approcher de San Gimignano avant de me plonger dans la foule de ses
touristes, du plaisir que j’ai eu à errer dans Rome, du séjour dans le
sud-ouest de la Turquie et de notre voyage en bus jusqu’à Istanboul en
passant par Boursa avec ma femme et mes enfants, de ma rencontre avec
Wojketk à Varsovie et de notre voyage hallucinant avec Arthur près de
la frontière biélorusse à l’est de la Pologne dans un temps de juin
fou, avant que j’aille découvrir la dune mouvante de Leba, ni presque
rien enfin des six semaines passées au Japon... Le choix est
technique. Il y a tentative de faire tenir le texte. Comment dire.
Quand j’ai eu fini d’écrire le passage dans la Mer morte à Ein Geidi,
celui où je dis que, d’une certaine manière, la douleur vient de
l’intérieur, du déchiffrement de nous-même et que c’est ce qui porte
l’écriture, je me suis dit que ce serait un bon début. Le but du prix
FEMS est de permettre à une personne de faire un pas décisif dans son
travail. Pour moi, Les Oasis de Transit,
c’est un livre contre la douleur, pour le déchiffrement, même s’il y a
peu d’introspection véritable. Comment dire... Mon écriture vient de la
dépression. Maintenant que je le sais, cela ne veut pas dire que je ne
vais pas retomber, mais au moins je sais qu’il faut que je passe à une
nouvelle étape d’écriture, donc c’est un pas décisif. Ce qui ne veut
pas dire que je ne vais pas, en partie, continuer à écrire à partir de
ce déchiffrement, qui est aussi très fort et m’intéresse et reste de
toute manière d’une certaine manière la source du courant. Et puis, le
passage sur Ein Geidi commence avec les mots «Rien ne bouge». Je
trouvais cela bien pour commencer un récit de voyage, que rien ne
bouge. Finalement, Bernard Campiche, que je remercie beaucoup, m’a
suggéré d’encadrer le récit pour que les lectrices et les lecteurs
sachent un peu de quoi il s’agit, ce gars qui écrit et qui va comme
cela en voyage. C’est l’«avant-propos» qui décrit «la nature du projet
ainsi que le cadre de sa réalisation» que j’avais annoncé dans mon
projet que vous avez cité auparavant. Il y aussi d’autres aspects
qui expliquent que je me suis de plus en plus tenu à ce choix au fur et
à mesure de la composition du livre. Le texte «réel», après la manière
d’avant-propos, commence au point le plus bas du voyage et finit dans
l’avion, au point le plus haut. Il commence près d’une oasis, celle de
Ein Geidi, et finit à Big Sur, ce qui est aussi une manière d’oasis. Et
il traverse l’hiver, va vers le printemps, vers la lumière. Et puis, le
mouvement général va vers l’ouest.
–
Votre livre consigne une multitude d’images, de sons, de pensées, de
bribes, d’associations d’idées, le tout de manière très rapide. Vous
parlez vous même dès les premières pages du tournis que donne le monde,
et du «chiffonage de sa bribité». Quelle est la part du carnet
de bord et quelle est la part de l’élaboration littéraire dans
l’écriture de vos Oasis? Très concrètement, combien avez-vous
retravaillé les textes, et en quoi, pour la publication finale et
l’assemblage entre les différentes parties?
– Le texte
se nourrit des carnets mais il est entièrement réécrit. Toute sa
«dramaturgie» est le fruit d’une nouvelle composition. Il n’y a pas, je
crois, deux phrases qui se suivent de manière exactement similaire à ce
que j’ai pu écrire dans mes carnets. Donc il faut aller les déchiffrer
eux-aussi, car ils racontent autrement le même voyage, et en plus, il y
a les images. Dès la couverture, on se trouve confronté à
différents mondes: le graphisme est résolument pop, on dira
«neo-sixties», le choix du sous-titre «Relations de voyage» renvoie
plutôt à Cook et Bougainville qu’à Kerouac. Mais les références
musicales que l’on y croise vont plutôt du côté du jazz et du rock. Le
style et le rythme que j’ai évoqués, la manière de penser et d’écrire
rappellent plutôt des visions du monde à la Fluxus, des avant-gardes
américaines et allemandes des années 1960-1970. Le livre regorge de
citations explicites ou cachées. C’est un ouvrage au fond très cultivé,
en même temps qu’il est très proche de la «vraie vie», des sensations
vécues et de votre subjectivité. Vous situez-vous vous-même dans une ou
plusieurs traditions particulières du récit de voyage?
D’après Laurent Goei, qui a réalisé la très belle couverture pour
laquelle je le remercie encore ici, il s’agit d’un travail «néo géo»,
une approche qui date des années nonantes. Bon. Sinon, non, je ne me
situe pas dans une tradition particulière du récit de voyage. Il faut
aussi rappeler que «récit de voyage» était le thème imposé par la FEMS.
– À propos des citations, justement: quel rôle a joué la lecture dans le voyage?
–
J’ai beaucoup lu, ou plutôt, essayé de beaucoup lire. Je me suis acheté
pas mal de bouquins, puisque j’avais les sous pour, et j’en ai
trimbalés pas mal avec moi un peu partout, ce qui alourdissait mes
bagages. Mais en même temps, je lisais parce que cela faisait partie du
projet, de lire sur les pays ou des auteurs du pays. Mais j’emporte
toujours des livres avec moi, par exemple quand je vais à la poste et
que je sais qu’il y aura du monde. L’autre jour c’était encore assez
tôt le matin et je lisais Ulysse dans la traduction d’Auguste
Morel, assisté de Stuart Gilbert, et, sauf un plaisir certain des mots,
je n’y comprenais rien, mais je me disais alors que c’était normal
parce qu’en fait, j’étais à la poste. Mais lire, bien sûr, c’est mon
travail d’écrivant. Et si j’ai cité autant, c’est comme un hommage, un
remerciement évident à cette présence vitale et si centrale qu’ont les
livres, et qu’ils ont eu durant cette année privilégiée. En citant,
c’était aussi une manière de rendre compte ce qui m’arrivait, cette
rencontre avec des textes qui vous touchent exactement là où vous en
êtes dans votre fuite, votre quête, votre périple ou votre écriture.
–
Sitôt qu’un Suisse écrit en voyageant, l’ombre de Nicolas Bouvier,
amicale, intimidante ou menaçante, est rarement absente. Qu’en est-il
pour vous?
– C’était horrible, parce que je l’admire énormément et que son Usage du monde
a eu un rôle de déclencheur pour moi en ce qui concerne l’écriture,
mais en même temps, je n’ai rien de commun avec lui et le projet des
Oasis n’avait rien à voir avec celui des voyages qu’il a entrepris.
Pour résumer, lui, il était un pur, qui vendait des articles savants à
des journaux de Théhéran, faisait des fouilles archéologiques en
Afghanistan ou vendait des photos à des magazines japonais pour ne pas
mourir de faim. Moi, j’ai dormi dans un palace à Boursa où je prenais
des notes en peignoir douillet en sortant de bains chauds, mangé du
crocodile à New York que je payais avec ma carte Visa, bu un apéritif
dans le bar très chic et smooth au septième étages de l’immeuble
Sisheido dans le quartier de Ginza, à Tokyo, et quand j’avais plus de
sous, j’appelais la secrétaire de la FEMS qui faisait le nécessaire via
la BCV. Sinon, la libération définitive est venue quand j’ai écris la
phrase dans l’avant-propos où je cite, sans les marquer entre
guillemets ou en italique, les deux titres des ouvrages phares de
Bouvier et Maillard: «Oasis interdites et usage du monde», car j’ai
alors compris en quoi ces titres ont aussi quelque chose d’exclusif.
Les oasis sont interdites et réservées aux voyageurs d’une certaine
espèce qui se reconnaît entre elle et l’usage du monde peut aussi être
lu comme un impératif normatif, genre, voilà le bon usage, le bel
usage, tout le reste est mésusage. Mais c’est un titre fantastique
aussi, parce qu’il y a comme «usé» dedans, le monde qui nous use, à bon
escient, etc. Oui, Bouvier, de fait, l’horreur du Maître que l’on n’ose
pas tuer, mais les textes, vraiment, extra, même si, au fond, si on y
pense, le «vrai» voyageur, encore plus dingue et digne d’admiration,
c’est Cendrars.
– Le livre est en français,
mais il contient de nombreuses expressions en anglais (et ce bien avant
que votre trajectoire ne vous conduise aux États-Unis); des mots et des
formules en allemand (vous vivez à Berlin) y sont fréquents. Comment
vous situez-vous entre ces langues et leurs univers respectifs?
–
J’aime bien les langues étrangères qui disent le monde autrement. C’est
aussi simple que cela. Je regrette juste de ne pas en savoir plus. Et
puis c’est aussi un moyen simple de placer l’étranger dans le texte.
C’est certes exclusif vis-à-vis de ceux qui ne les connaissent pas, car
je ne traduis pas les passages, sauf quelques uns, mais j’aime leur
rythme dans la langue originale, et si jamais, les gens peuvent
s’arranger pour découvrir ce que cela veut dire, donc c’est une
exclusivité incitante, si l’on peut dire cela ainsi. C’est comme quand
je dis aux gens que je connais ici d’apprendre le français pour lire ce
que j’écris, car le 98% de mes amies et amis de Berlin ne savent pas,
hélas, ce que je foutimasse, et que cela fait au quotidien comme une
drôle de solitude. Mais bon. So ist es eben.
–
Le Prix Sandoz que vous avez reçu se monte à 100’000 CHF. Une somme qui
permet d’entreprendre un voyage comme le vôtre, mais qui peut aussi
exercer une forme de pression sur son récipiendaire. Ce prix, en-deça
de ce qu’il vous a objectivement permis d’accomplir, vous a-t-il par
moments intimidé ou bloqué?
– Je ne sais pas si les mots
«intimidés» ou «bloqués» sont les bons, mais je sais que je suis
content d’avoir clos ce projet avec le livre. C’est vraiment quand je
l’ai eu dans les mains que la pression a cessé. Elle était pour moi
énorme, digne de la somme que j’ai recue. Je suis, je crois, infecté de
ce que je me dis être l’environnement protestant dans lequel j’ai
grandi. La récompense à la fin seulement. D’abord la tâche. Quand
j’étais enfant, la Migros vendait une glace avec du parfum chocolat sur
le côté, que je ne n’aimais pas beaucoup, et au milieu quelque chose
comme «straciatella», du blanc avec des bouts de chocolat, et cela je
l’adorais, et le mangeais toujours en dernier. Un jour, j’ai pleuré
parce que, quand j’avais fini les parties au chocolat, je n’avais plus
faim pour le reste. J’aurais dû me méfier de ce que ce genre de malheur
voulait dire. Sinon, pendant l’année de bourse, oui, il y a des jours
où je me réveillais et n’arrivais pas à me rendormir parce que j’avais
le sentiment de ne pas avoir encore assez écrit et cela me rendait
malade. Mais au fond, je crois qu’il y a deux niveaux différents de
pression. Le premier est probalement naturel, lié au soucis que donne
le travail, la réalisation de projet et les doutes qui y sont liés.
L’autre est excessivement artificiel, lié à la perte totale des repères
en ce qui concerne l’argent et ce qu’il vaut par rapport au travail.
J’ai tout dépensé durant l’année de la bourse et depuis je vis de
traduction technique. Je gagne assez pour vivre à Berlin, où la vie est
bien bien meilleure marché qu’en Suisse, avec ma famille, mais à coup
de mandats où parfois je gagne 9 euros ou 22 euros, et puis cela
s’aditionne petit à petit et par bonheur cela nous permet d’aller de
l’avant dans le luxe immense de la classe moyenne occidentale, mais
c’est loin des sommes mensuelles que signifiaient la bourse et loin de
ce que gagnent d’autres gens qui travaillent, que cela soit les sommes
faramineusement élevées comme plusieurs centaines de francs à l’heure
ou d’autres incroyablement basses comme deux euros par jour ou moins
encore.
– Votre écriture a-t-elle beaucoup changé, évolué à travers cette expérience?
–
Je ne sais pas. Je fais de mon mieux pour m’y mettre tous les jours.
«Everything is changing», comme me disait Wojtek quand il me montrait
Varsovie.
– De quoi est faite l’année 2006 d’Yves Rosset, écrivain?
–
D’attente, d’initiative et de patience. D’attente parce que je ne sais
pas encore comment je vais m’en sortir, si j’aurai assez de travail.
Touchons du bois. D’initiative, car j’ai des projets et des envies, et
de patience, car cela va assez lentement d’écrire, et plus encore quand
l’écriture ne paie pas directement parce qu’elle ne touche pas assez de
monde, donc que c’est comme un hobby qu’on s’offre plutôt qu’un autre
et qu’en même temps cela ronge et pousse et travaille et suce et qu’il
me faut renverser la vapeur!! Je cherche un agent!! Peut-être que Les Oasis de Transit
trouveront un public, ce qui me permettrait éventuellement de me
financer un mois de travail exclusivement consacré à l’écriture. Cela
sonne un peu matérialiste, mais cela serait l’idéal. C’est en effet
ainsi que, en septembre 2003, j’avais «lancé» la rédaction des Oasis,
durant un mois seul dans une maison à Rueglio, dans le Piémont, avant
de poursuivre sur ma lancée parallèlement à l’alimentaire jusqu’en août
2004, date à laquelle j’ai envoyé la première version du texte à
Bernard Campiche
Propos recueillis par FRANCESCO BIAMONTE, sur le culturactif.ch
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Les Oasis de transit
«Tout
ce que je savais, c’est que le voyage, dans ses bons jours, change
tout. Adieu, quotidien sédentaire, engoncé dans tes habitudes qui nous
ratatinent comme des vieilles pommes oubliées à la cave quelques hivers
de trop. Partir, c’est renaître, se réveiller d’un sommeil dont le
mouvement nous tire comme le baiser du Prince à la Belle au Bois
Dormant. Aucun sens n’échappe à la démangeaison bienfaisante qui
s’installe lorsque l’on prend la poudre d’escampette. L’œil se
dessille, l’ouïe s’affine, l’odorat s’aiguise, le goût s’avive et le
toucher se sensualise. {…} L’esprit n’est plus qu’engouffrement
indistinct, bouillonnement fiévreux, effervescence grouillante, où se
croisent pêle-mêle curiosités, attentes, impatiences, visions en
oubliances, ainsi que le souvenir d’autres départs.»
Et voilà l’auteur parti, lesté d’un prix de 100 000 francs de la Fondation Sandoz.
D’un regard sans concessions, il observe, remarque, passe du détail au
général, d’une touche légère à un futur inquiétant. Son long voyage lui
fait traverser les États-Unis, visiter Las Vegas, la réserve des
Indiens Navajos. Cent mille personnes manifestent contre la guerre en
Irak. Partout demeure comme un cauchemar ou une menace le souvenir du
onze septembre. «Devant les gardes un peu ahuris, au milieu du trottoir
en tenant leur fusil-mitrailleur, le décalage est flagrant entre la
masse politique de la peur qui légitime cette présence et la force qui
légitime cette présence et la force réelle de l’individu suicide
aveuglé, persuadé par sa haine qui finira toujours bien par passer
entre les mailles du filet.»
Qu’il parle de la Jordanie et des manuscrits de la mer Morte, d’Israël
et de la Palestine. «Omniprésence. Proximité. Angoisses au mètre carré.
Tout voir à travers la grille de la guerre, de la menace. Frisson de
peur des bus accordéons bondés…», de l’Égypte, ses embouteillages
monstrueux et là, au milieu, la paix du tapis de prière, d’Omaha et
«les traces que l’oubli brouille chaque jour un peu plus dans les
lignes de sable», à chaque fois, les observations, les citations
(françaises, anglaises et allemandes) en font de véritables morceaux
d’anthologie, le tout en un langage terriblement moderne où les
substantifs se conjuguent et où les mots qui s’inventent donnent un ton
étrange et attachant aux 500 pages du livre.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
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