JEAN-FRANÇOIS SONNAY

Vu de la caverne

Roman des dernières nouvelles
2009. 272 pages. Prix: CHF 32.00
ISBN 978-2-88240-483-0


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Fable rocambolesque
Marche à l’ombre!
Quand le papier se mue en nuage numérique, il n’y a plus rien de tangible à lire, à écrire et à échanger, surtout quand on vit dans une caverne.

Le narrateur se prénomme Gédéon. Il vit dans une cité souterraine surveillée par une armada de caméras, d’ordinateurs et de délateurs, la population n’ayant droit qu’à de rares excursions en surface pour faire le plein de vitamine D. Son entrée dans le monde du travail, Gédéon est affecté au Consortium d’Archivage Modal. Transitoire, au 33e sous-sol de l’institution en question. Son boulot au massicot consiste à trancher la reliure de tout ouvrage ancien ou moderne, afin d’en libérer les pages pour les numériser et ensuite les soumettre à l’œil aiguisé des autorités. Privées de leur ossature, ces dépouilles d’un temps révolu sont enfouies dans des carrières de sel, ultimes demeures d’un savoir tangible. Gédéon est persuadé qu’un sort lui a été jeté. Quand sa mère meurt, il doit vider promptement son appartement et balancer aux ordures tous les bouquins. «Je devrais passer ma vie à dépiauter des livres, à les jeter pêle-mêle, à les rogner, à les dématérialiser. Encore et encore. Détruire des ouvrages inconnus qui disent peut-être la sagesse, la beauté, la misère du monde, n’est-ce pas le contrôle de la bêtise? se demande-t-il alors.

Ironie grinçante

Ancré dans un décor d’apocalypse, le dernier roman de Jean-François Sonnay, Vu de la caverne, a des airs de science-fiction, avec ses engins ultraconnectés, ses algorithmes incontournables, ses robots humanoïdes plus vrais que leurs modèles, ses armes imparables, son organisation millimétrée où le hasard qui conduit au chaos est forcément le pire ennemi. Mais ne serait-ce pas plutôt une fable sur le délitement de nos sociétés, qui balancerait entre allégorie extravagante et ironie grinçante? Il n’y a pas que les livres que l’on dématérialise, il y a aussi les humains que l’ondéshumanise. Quant à la morale de l’histoire, elle est laissée au libre arbitre du lecteur.
Jean-François Sonnay est un romancier, essayiste, conteur itinérant et intermittent. Romand vivant à Paris, il s’inspire beaucoup de ses missions avec le CICR dans des pays comme l’Afghanistan, la Colombie, le Soudan ou encore le Yémen pour mettre en scène la vingtaine de fictions déjà publiées. Son écriture est riche de cette diversité culturelle et des gens rencontrés. Elle est vivante, colorée et invite au voyage. Vu de la caverne ne déroge pas à cet objectif. Sous des allures rocambolesques, ses personnages sont aussi étranges qu’attachants. Il y a le Senior Ariel, qui bénéficie d’un privilège unique dans le monde de suspicion et de répression qui l’entoure: il est autorisé à réfléchir et à anticiper les événements. Il y a aussi Zakir, à qui la police coupe les pieds pour s’assurer qu’il ne colporte pas plus loin son mauvais esprit de liberté.
Inventif, faussement naïf, le récit est aussi d’une brûlante actualité : pillage des forêts et des sols, menace de blackout énergétique, déplacement des populations, ostracisme envers l’étranger, corruption, violences, guerres. Réunir tous ces maux dans un seul ouvrage relève de l’exploit, d’autant plus que le livre paraît sous forme imprimée et reliée. Ouf ! Gédéon, le massicoteur, n’est pas encore passé par là.

MARIE-JOSÉ
BRÉLAZ, Vigousse

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«Zakir n’a plus de pieds. On les lui a coupés. L’autorité, pour être précis son représentant local, a ordonné qu’il soit empêché de marcher. On aurait pul’immobiliser entier dans une cage ou une prison, mais c’eût été le laisser dans l’idée qu’il remarcherait un jour et il n’en était pas question. Du même coup, on évitait l’embarras d’avoir à nourrir et loger un criminel tout en minimisant le risque de fuite. La détention présente le double défaut de coûter cher aux pouvoirs publics et de stimuler l’esprit d’évasion du reclus. C’est un bien mauvais calcul. Privé de pieds en revanche, le corps de Zakir devenait un pénitencier qu’il se chargerait lui-même d’entretenir à ses frais et dont il n’aurait aucune chance de sortir vivant. Libre à lui de se débrouiller à sa façon. On aurait aussi pu l’exécuter, mais c’eût été perdre l’occasion d’en
faire un exemple durable. Moralité: qui veut ses pieds garder ne tentera pas de passer la frontière. La puissance de l’autorité ne se grandit-elle pas d’obliger le délinquant à faire lui-même la promotion de la loi désormais taillée dans sa chair?
Le pourquoi de la frontière, le pourquoi de l’interdiction et l’attrait de la transgression, tout cela mérite réflexion. Le fait est que, depuis une vingtaine d’années, Zakir ne sort plus de chez lui et qu’à moins d’une révolution inimaginable, il n’aura plus jamais la faculté ne serait-ce que d’aller observer cette frontière qui pique toujours autant la curiosité.»

Le jeune Gédéon, simple manoeuvre employé à la numérisation des fonds de bibliothèque, découvre toutes sortes de rapports confidentiels sur l’état du monde, désormais divisé entre surface ouvrière et cités connectées souterraines. Il s’instruit à sa façon et, forcément, s’interroge. À quoi désormais servent  l’écriture et le papier?


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