Fable rocambolesque
Marche à l’ombre!
Quand le papier se mue en nuage
numérique, il n’y a plus rien de tangible à lire, à écrire et à
échanger, surtout quand on vit dans une caverne.
Le narrateur se prénomme Gédéon. Il vit dans une cité souterraine
surveillée par une armada de caméras, d’ordinateurs et de délateurs, la
population n’ayant droit qu’à de rares excursions en surface pour faire
le plein de vitamine D. Son entrée dans le monde du travail, Gédéon est
affecté au Consortium d’Archivage Modal. Transitoire, au 33e sous-sol
de l’institution en question. Son boulot au massicot consiste à
trancher la reliure de tout ouvrage ancien ou moderne, afin d’en
libérer les pages pour les numériser et ensuite les soumettre à l’œil
aiguisé des autorités. Privées de leur ossature, ces dépouilles d’un
temps révolu sont enfouies dans des carrières de sel, ultimes demeures
d’un savoir tangible. Gédéon est persuadé qu’un sort lui a été jeté.
Quand sa mère meurt, il doit vider promptement son appartement et
balancer aux ordures tous les bouquins. «Je devrais passer ma vie à
dépiauter des livres, à les jeter pêle-mêle, à les rogner, à les
dématérialiser. Encore et encore. Détruire des ouvrages inconnus qui
disent peut-être la sagesse, la beauté, la misère du monde, n’est-ce
pas le contrôle de la bêtise? se demande-t-il alors.
Ironie grinçante
Ancré dans un décor d’apocalypse, le dernier roman de Jean-François Sonnay, Vu de la caverne,
a des airs de science-fiction, avec ses engins ultraconnectés, ses
algorithmes incontournables, ses robots humanoïdes plus vrais que leurs
modèles, ses armes imparables, son organisation millimétrée où le
hasard qui conduit au chaos est forcément le pire ennemi. Mais ne
serait-ce pas plutôt une fable sur le délitement de nos sociétés, qui
balancerait entre allégorie extravagante et ironie grinçante? Il n’y a
pas que les livres que l’on dématérialise, il y a aussi les humains que
l’ondéshumanise. Quant à la morale de l’histoire, elle est laissée au
libre arbitre du lecteur.
Jean-François Sonnay est un romancier, essayiste, conteur itinérant et
intermittent. Romand vivant à Paris, il s’inspire beaucoup de ses
missions avec le CICR dans des pays comme l’Afghanistan, la Colombie,
le Soudan ou encore le Yémen pour mettre en scène la vingtaine de
fictions déjà publiées. Son écriture est riche de cette diversité
culturelle et des gens rencontrés. Elle est vivante, colorée et invite
au voyage. Vu de la caverne
ne déroge pas à cet objectif. Sous des allures rocambolesques, ses
personnages sont aussi étranges qu’attachants. Il y a le Senior Ariel,
qui bénéficie d’un privilège unique dans le monde de suspicion et de
répression qui l’entoure: il est autorisé à réfléchir et à anticiper
les événements. Il y a aussi Zakir, à qui la police coupe les pieds
pour s’assurer qu’il ne colporte pas plus loin son mauvais esprit de
liberté.
Inventif, faussement naïf, le récit est aussi d’une brûlante actualité
: pillage des forêts et des sols, menace de blackout énergétique,
déplacement des populations, ostracisme envers l’étranger, corruption,
violences, guerres. Réunir tous ces maux dans un seul ouvrage relève de
l’exploit, d’autant plus que le livre paraît sous forme imprimée et
reliée. Ouf ! Gédéon, le massicoteur, n’est pas encore passé par là.
MARIE-JOSÉ BRÉLAZ, Vigousse
«Zakir
n’a plus de pieds. On les lui a coupés. L’autorité, pour être précis
son représentant local, a ordonné qu’il soit empêché de marcher. On
aurait pul’immobiliser entier dans une cage ou une prison, mais c’eût
été le laisser dans l’idée qu’il remarcherait un jour et il n’en était
pas question. Du même coup, on évitait l’embarras d’avoir à nourrir et
loger un criminel tout en minimisant le risque de fuite. La détention
présente le double défaut de coûter cher aux pouvoirs publics et de
stimuler l’esprit d’évasion du reclus. C’est un bien mauvais calcul.
Privé de pieds en revanche, le corps de Zakir devenait un pénitencier
qu’il se chargerait lui-même d’entretenir à ses frais et dont il
n’aurait aucune chance de sortir vivant. Libre à lui de se débrouiller
à sa façon. On aurait aussi pu l’exécuter, mais c’eût été perdre
l’occasion d’en
faire un exemple durable. Moralité: qui veut ses pieds garder ne
tentera pas de passer la frontière. La puissance de l’autorité ne se
grandit-elle pas d’obliger le délinquant à faire lui-même la promotion
de la loi désormais taillée dans sa chair?
Le pourquoi de la frontière, le pourquoi de l’interdiction et l’attrait
de la transgression, tout cela mérite réflexion. Le fait est que,
depuis une vingtaine d’années, Zakir ne sort plus de chez lui et qu’à
moins d’une révolution inimaginable, il n’aura plus jamais la faculté
ne serait-ce que d’aller observer cette frontière qui pique toujours
autant la curiosité.»
Le jeune Gédéon, simple manoeuvre employé à la numérisation des fonds
de bibliothèque, découvre toutes sortes de rapports confidentiels sur
l’état du monde, désormais divisé entre surface ouvrière et cités
connectées souterraines. Il s’instruit à sa façon et, forcément,
s’interroge. À quoi désormais servent l’écriture et le papier?
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