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Le
27 août 1965, Roquebrune-Cap-Martin, il est neuf heures du matin.
Charles Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, entre dans la mer. À 10
heures, son corps sans vie sera retrouvé flottant près du rivage. Lors
de ce dernier bain, précédant sa mort, le grand architecte, alors âgé
de soixante-dix-huit ans, voit sa vie défiler devant ses yeux. Dans une
apparente confusion, produite par la mémoire de ses émotions, il
retrouve les êtres qui ont marqué son existence. Surgissent, en
particulier sa mère et toutes ces femmes qui ont profondément marqué
son œuvre picturale, littéraire et architecturale. Sans regret, sans la
moindre culpabilité il traverse une ultime fois, comme dans un songe,
cette planète qu’il a parcourue en long et en large, sur terre comme
dans les airs. À la Chaux-de-Fonds, qui l’a vu naître, à Paris où il
vit, à Ronchamp, dans sa chapelle où s’exprime son refus de Dieu et sa
foi en la matière, en passant par le Vichy du maréchal Pétain et le
village de Corseaux, où vécut longtemps sa «chère petite maman», Le
Corbusier se souvient, en toute bonne conscience, sans même l’idée
d’une remise en question. Avec insistance, quatre villes, Alger, Rio,
New York et Chandigarh traversent en images le film accéléré de son
puissant désir créateur.
Sentant ses forces l’abandonner, il laisse venir en lui cette eau qui, dit-il, finit par avoir raison de tout.
Fruit d’une longue enquête sur la vie et l’œuvre de Le Corbusier, ce
livre rassemble une série d’évènements qui se sont réellement produits.
Leur interprétation relève de l’inspiration libre du romancier qui
s’approprie ainsi l’une des plus étonnantes sagas du XXe siècle.
NICOLAS VERDAN
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Nageant
vers le large, sans se douter qu’il va s’y noyer, Le Corbusier, solide
vieillard de 78 ans, se raconte à lui-même divers épiso- des de sa vie.
Au fil de cette remémoration alternant épisodes de sa carrière et
rencontres se dégage, «en creux», un personnage relativement peu
sympathique, égocentrique et assez froid, même opportuniste quand il
s’agit de sa collaboration au régime de Vichy et de son habile «virage»
suivant. Non sans empathie cependant, Nicolas Verdan parvient à
nous intéresser à cette grande figure d’artiste vénérant sa mère en
dépit de certaine carence d’affectivité. D’une belle écriture, avec de
fortes évocations d’Alger et des lumières de l’Inde, notamment, ce
livre touche au roman par la complexité crédible du protagoniste.
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
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L’énigme demeure entière
L’écrivain vaudois convainc avec sa Saga. Le Corbusier. Paradoxalement, parce qu’après avoir lu cette litanie de fragments biographiques, le mystère persiste.
Mystère
et boule de gomme. Le Corbusier n’a toujours pas livré tous ses
secrets. Le personnage conserve ses zones d’ombre, ses motivations
profondes pas toujours évidentes, son aura. Mais, paradoxalement, le
récit que lui consacre Nicolas Verdan est plutôt convaincant. Saga. Le Corbusier
s’articule comme une litanie de fragments biographiques du génial
architecte. Et pour ce faire, l’écrivain, né à Vevey en 1971, a potassé
les écrits du maître et une forte pile d’ouvrages consacrés à son
architecture et à sa vie. Litanique, cette saga l’est assurément par
le choix délibéré du «vous» auquel s’adresse l’écrivain. Vous, Le
Corbusier, avez vécu comme ceci, comme cela. Avez dit ceci, dessiné
cela, vous avez révolutionné l’architecture puis fréquenté les
puissants non sans arrogance. Vous vous êtes fourvoyé dans les miasmes
de Vichy en y espérant la gloire. Vous y avez peint, médité. Vous avez
fini dans un petit cabanon d’une intrigante modestie, bâti par vos
soins au bord de la mer. Dans laquelle vous êtes décédé d’un malaise et
l’on ne saura jamais si vous vous y êtes abandonné.
Tout, dans le désordre
Tout y est, dans le désordre fragmentaire. Le goût des femmes, la
pratique du métier, et surtout cette motivation du changement radical
qui lance votre carrière. Paradoxes, assurément. Nicolas Verdan note:
«Vous relisez Nietzsche dans un parc: Vous brûlerez ce que vous avez
aimé, vous adorerez ce que vous brûliez.» Et
puis encore: «Vous le savez, l’heure approche où vous lutterez contre
ceux que vous avez aimés. Ils devront vous rejoindre, en avant, sinon
vous ne saurez plus les aimer.» La solitude pourrait donc tenir lieu de
fil rouge à cette saga du Corbusier. Être toujours en avant, ailleurs,
souvent incompris, mais sollicité, intransigeant. Cette dimension qui
ressort du texte de Nicolas Verdan est sans doute la plus intéressante,
car elle colle bien à ce que l’on sait de la vie du Corbu.
Le goût pour les corps
Dont
Verdan ne fait pas un strict automate de la machine à habiter. Au
contraire, il y a beaucoup de sensualité, d’érotisme, de goût pour les
corps dans l’évocation de l’existence de privée de l’architecte.
Nicolas Verdan: «Vous êtes le Minotaure, découvrant le jour entre les
cuisses de Pasiphaé. Vous êtes le mâle et la femelle, l’animal et la
bête, l’homme et la femme, le soleil et la lune. Éternelle déchirure.»
Il y a de la fascination dans ce litanique hommage. Car c’en est un. Il
suffit de lire les très belles pages où Nicolas Verdan «chronique» la
conception de la chapelle de Ronchamp pour y sentir l’admiration pour
celui qui trace un plan «en riposte» au paysage et quasiment à Dieu.
Voilà. Le voyage se termine en moins de deux cents pages. Une avalanche
d’images zappées, de bribes de discours. On y retrouve toute la force
étrange de l’homme pressé de changer le monde. On n’y a en rien percé
le mystère de la volonté du Corbusier. Saga. Le Corbusier
demeure un exercice d’admiration évitant l’hagiographie, un intéressant
carnet de croquis et de notes. À l’opposé de la biographie, peut-être,
pour écrire que toute vie est intraduisible dans la lisse chronologie
de la prose. Qu’il faut y glisser toujours un peu de poésie.
JACQUES STERCHI, La Liberté
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Dans le bain
Nicolas
Verdan ne manque pas de culot ni de souffle. Se couler dans la peau
d’un personnage aussi considérable et compliqué que Le Corbusier
prenant son dernier bain et voyant toute sa vie défiler avant de se
noyer, relevait en effet d’un sacré défi.
Or, à un détail près, lié à l’absence de toute date permettant de situer les épisodes, Saga. Le Corbusier
nous semble une éclatante réussite, autant du point de vue de la
ressaisie concentrée et vivante d’une vie en nuances et saveurs, que
par son écriture juteuse, qui fait découvrir un Corbu protéiforme,
créateur despotique, opportuniste à proportion de ses besoins de grand
bâtisseur (ses complaisances alternées envers les Soviets et Vichy),
grand consommateur de chair féminine, au dam de son épouse, Yvonne,
plus ou moins résignée, et garçon caqueux devant sa «petite maman».
Avec beaucoup d’habileté (la façon de son personnage de s’adresser à
lui-même, par une subtile distance) et de magnifiques évocations
(d’Alger à Rio, ou de l’Inde à New York), l’auteur vivifie une
importante documentation sans en laisser rien paraître. Belle avancée
dans son travail. Lecture prenante vers le grand large...
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
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Saga Le Corbusier
En 2006, Échenoz nous donnait un étonnant livre intitulé Ravel.
Avec une écriture un peu maniérée, élégante, épurée, l’auteur mettait
en scène un compositeur dont la petite taille, les complets, les
pyjamas et les eaux de toilette le fascinaient. J’avais trouvé très
beau ce petit livre tout en me demandant à quel genre il appartenait.
Échenoz avait retenu quelques éléments de la bio de Ravel et il en
faisait un objet littéraire singulier. Le livre de Nicolas Verdan
qui vient de sortir chez Campiche m’y fait penser. Cette fois, c’est un
architecte qui fascine l’auteur: Charles-Édouard Jeanneret, dit Le
Corbusier. On le voit entrer dans la mer dont on retirera son corps
sans vie et, dans une adresse que je trouve réussie, le narrateur parle
à l’oreille du célèbre artiste, évoquant les heures significatives de
son existence: voyages aux Indes, en Algérie, aux États-Unis, au Liban,
au Brésil, pays où il allait mettre en œuvre ses projets.
“Taillant votre crayon, vous cherchez le bon angle... Vous mesurez,
vous calculez, vous trépignez d’impatience, les lunettes embuées par la
sueur du front”. On voit les premières automobiles dans les rues
d’Athènes. Puis on voit les officiers nazis dans les rues de Paris.
Verdan nous montre alors un Corbu stratège mû par une seule
considération, celle de son intérêt bien compris, un as de la combinazione
libéré des préjugés et de la morale boutiquière, qui traverse les
années noires avec habileté, n'oubliant jamais l’objectif à atteindre
mais ne voulant pas voir ce qui se passe à Drancy en mars 1943, sachant
se rapprocher des “résistants” au moment opportun. Nicolas Verdan
nous montre surtout un créateur habité par son “démon”, allant chercher
auprès des négresses, des danseuses et des putains cette inspiration
dont il aura besoin pour concevoir et réaliser ses projets les plus
audacieux. En effet, le descendant des Cathares dévore la vie avec une
énergie et une sensualité qui laissent songeur. Ce sont alors parmi les
plus belles pages du livre: odeurs de citron, de iode et d’anis.
L’origan, la tomate et le poivron. Le chant des cigales. Le poisson
grillé que le lecteur de Don Quichotte et de Zarathoustra partage avec
les amis du Cap-Martin.
Dans son Ravel,
Échenoz nous présentait, avec une maîtrise incroyable et dans une
langue inimitable, un papillon qu’on voudrait fixer dans une boîte. Il
esquissait le profil d’un génie insaisissable. Verdan nous fait plutôt
entrer dans un nid de flammes, dans un bouillonnant chaudron de rêves,
de fantasmes, de pulsions, de désirs et d’ambitions qui justifient, à
mon avis, ce titre magnifique: Saga Le Corbusier.
ANTONIN MOERI, Blogres
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La saga de Corby le visionnaire
De
nombreuses choses, dans le dernier roman de Nicolas Verdan, arrivent
dans le désordre, se télescopent, s’imposent rapidement,
s’interrompent, reprennent plus loin ou sont oubliées, glissent,
convergent toutes enfin vers un seul point: ce matin d’août 1965 où
Charles-Édouard Jeanneret, dit Le Corbusier, va prendre un ultime bain
dans cette mer qu’il a toujours aimée. Avant de mourir, il se souvient.
Nicolas Verdan, né en 1971, est journaliste et écrivain. Avec Saga. Le Corbusier,
son troisième roman, il propose une lecture originale de la vie de l’un
des plus fameux architectes du XXe siècle. Qu’on ne s’y trompe
pas: ce texte n’emprunte rien (ou pas grand-chose) au genre «biographie
d’homme célèbre». Si l’on y trouve bien certains épisodes
incontournables (la naissance à la Chaux-de-Fonds en 1867, Yvonne, les
maîtresses, et puis l’œuvre, aussi bien architecturale que picturale et
littéraire), on y voit surtout se dessiner un personnage étrange, et à
vrai dire pas franchement sympathique, par trop distant, froid,
orgueilleux peut-être, en tout cas infidèle et plutôt opportuniste (et
pourquoi pas lâche, s’il y a lâcheté à choisir, entre autres choses,
«de vivre la guerre à distance respectable»). La forme rend à
chaque ligne cette distance paradoxale que prend l’auteur avec son
protagoniste: le texte entier est à la deuxième personne du pluriel.
Or, ce qui peut passer d’abord pour une marque de respect envers
l’homme et son génie, ce que l’on pourrait lire comme une sorte de
lettre ou d’hommage, prend parfois les accents de la dénonciation:
«Avez-vous seulement une fois exprimé le moindre doute?»; et à propos
des événements des années 1940 en France: «Vous ne vouliez rien voir»,
«Vous n’avez pas su voir. Vous n’avez rien dit». Étrange narration,
donc, qui dérange, agace parfois, met en tout cas le lecteur dans une
posture désagréable, inhabituelle, mais qui pousse aussi ce texte du
côté du roman par la complexité et le climat qu’elle instaure.
Les climats, justement, Verdan excelle à les rendre, et ceci depuis son premier roman, Le Rendez-vous de Thessalonique
(2005). On retrouve ici une même manière de décrire les villes (Rio,
Alger, New York, Chandigarh) comme des entités vivantes, palpitantes.
On retrouve ce style très pesé, mesuré, elliptique parfois, mais qui
parvient à développer, dans la scansion d’un rythme très haché et de
phrases simples et régulières, une sensualité inattendue. Le personnage
gonfle, prend de l’ampleur: voilà, ce n’est plus le fameux architecte,
c’est un homme et ses vacillations.
De roman en roman, Nicolas Verdan ne se lasse pas d’interroger le monde actuel, que ce soit, dans Le Rendez-vous de Thessalonique,
en décrivant la vacuité d’une existence qui se confronte à un Orient
décadent sur fond de migrations douloureuses, ou en retraçant le
destin, dans Chromosome 68 (2008), de la génération sans idéaux des enfants de la révolution, ou enfin dans cette Saga,
roman où semble s’être nouée entre l’écrivain et son sujet une relation
complexe – ce que confirme la «Note de l’auteur» qui clôt le livre, où
l’on découvre que romancer la vie du Corbusier aura permis à l’auteur
d’appréhender les événements dramatiques vécus à Beyrouth à l’été 2006.
Posture d’écrivain: Nicolas Verdan fait passer le monde à travers le
filtre de la littérature pour se l’approprier, se le rendre un peu
moins incompréhensible, le dire dans ce style nerveux, lacunaire et
énigmatique, qui porte en lui la trace de ce que le monde a de
lacunaire, de nerveux et d’énigmatique.
BRUNO PELLEGRINO, Le Passe-Muraille
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Le Corbusier, géométrie intime
Le Corbusier puisait aussi son inspiration des femmes.
Son
regard songeur, on le croise tous les jours sur nos billets de dix
francs. On connaît l’architecte, mais que sait-on vraiment de l’homme
Charles-Édouard Jeanneret? Nicolas Verdan, auteur veveysan, imagine des
réponses dans son dernier roman Saga. Le Corbusier, paru chez Campiche.
Dans sa vie, les femmes furent un monument aussi. On le savait immense
architecte, on le découvre chaud lapin. Il aimait le sexe faible, lui
l’homme fort, plutôt macho.
Dans son lit, il y eut de tout: des filles de joie, des
intellectuelles, des artistes et une maîtresse de maison, douce comme
Yvonne, l’épouse fidèle, disponible, riche de cœur, avec laquelle il
vécut 32 ans. De sa mort, il ne s’est jamais vraiment remis. Pourtant,
Dieu sait si Le Corbusier trompa sa chère Yvonne.
Minette, Joséphine… et les autres
Il revenait vers elle toujours. Mais quand il s’absentait, c’était
Minette, Marguerite, Joséphine… et tant d’autres dont les noms se
perdent dans les dédales des favelas de Rio ou de la Casbah d’Alger.
Sans compter les femmes imaginaires, celles voluptueuses de Matisse, au
spectacle desquelles le corps de l’architecte vibre.
Minette, donc, celle par laquelle la gloire arrive. C’est sur elle que s’ouvre Saga. Le Corbusier,
le dernier roman de l’auteur veveysan Nicolas Verdan, paru chez
Campiche. L’artiste est dans son atelier, il peint. Minette la
Ceylanaise est là. Atmosphère de sensualité et de volupté. Elle est
la première femme architecte d’Asie, envoyée spéciale du gouvernement
indien auprès du Corbusier. Pour elle, ce dernier fera construire une
ville entière, Chandigarh en l’occurrence, la capitale du Pendjab,
érigée en rase campagne, au prix d’une lutte infernale avec le soleil.
Et puis, il y a Marguerite, l’Américaine quelque peu déjantée, qui
croque la vie à pleines dents. C’est une amie de longue date. Le
Corbusier la rencontre, la perd, la retrouve. Avec elle, il vit New
York sur un rythme de désir palpitant et de jazz enivrant.
Les femmes le dopent. Elles sont indispensables à sa créativité, à son
travail. Et quand arrive Joséphine (qui n’est autre que Joséphine
Baker), c’est le pied.
«Ses jambes sont comme deux jarres remplies de vin au miel, sa poitrine
rebondie sonne les heures molles de la sieste. Ses fesses sont si
rondes…», écrit Nicolas Verdan. Avant de ramener son lecteur vers
Yvonne, «la Von de toujours (…). Un cœur limpide dans la seule maison
que vous n’avez jamais su dessiner: votre foyer», lance l’auteur au
Corbusier
Entre deux bouffées d’air
Le roman de Verdan est une longue adresse à l’architecte, faite de
questionnements, de réflexions heureuses ou désolées, d’émotions, de
sensations saisies entre vie et trépas.
Car en ce matin d’août 1965, Le Corbusier se meurt. Il est sur la Côte
d’Azur, à Roquebrune-Cap-Martin où il s’est fait construire un tout
petit cabanon «sur un rocher battu par les flots». Les flots vont
tantôt l’emporter. Il nage, son souffle est court. Il se noie.
Entre deux bouffées d’air, le romancier glisse donc la vie du
Corbusier. Des milliers d’images surgissent. D’abord floues, elles se
font plus précises pour se brouiller à nouveau.
Au rythme d’une respiration épuisée émerge un personnage haletant. Un
géant qui, dans un souffle ultime, voit ses succès, ses projets
avortés, ses amours, ses détracteurs, ses amis et son immense œuvre
défiler devant lui. Un magma d’impressions qui superpose les instants,
défie la chronologie. Le Corbusier sillonne les airs. Il trace des
villes sur terre. Il est en même temps aux Amériques, en Europe, en
Asie, en Afrique.
Dans chaque continent, il a laissé une trace, des traces. Des «cités
radieuses», des autoroutes qui survolent les villes, des palais, des
musées, des immeubles d’habitation…
Derrière la façade
Mais derrière la façade architecturale, il y a l’homme, celui qui aime
les femmes, on l’a dit; celui qui serre la main aux pétainistes dans la
France occupée par l’Allemagne; celui qui dénonce «l’étroitesse des
logis parisiens» mais ne dit rien «des baraques où sont parqués des
millions de prisonniers»; celui qui tient «la Suisse à distance», mais
dit «merci bien» avec l’accent de son Jura natal; celui qui ne croit
pas en Dieu mais lui construit une des plus belles églises du monde,
Notre-Dame du Haut, à Ronchamp. Un être tout en harmonie et en
contradictions.
«Qui êtes-vous?» demande Nicolas Verdan au Corbusier sur un ton
mi-inquiet mi-amusé. Plusieurs réponses se pressent sous la plume de
l’auteur. En voici une: «Vous êtes chercheur, inventeur, bricoleur (…).
Mécanicien? Oui, mais alors sous le signe de la géométrie. Peintre,
sous le signe de la couleur. Sculpteur, sous le signe de la forme. Vous
seriez architecte, mais ce serait sous le signe de l’organisation. Vous
êtes penseur, oui, Monsieur. Vous êtes dans la peau d’un philosophe.
Etc., etc».
GHANIA ADAMO, swissinfo.ch
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Le 27 août 1965, à Roquebrune-Cap-Martin, Le Corbusier se noie à 78
ans. Nicolas Verdan s’empare de la vie du célèbre architecte, en fait
un roman inspiré (Saga. Le Corbusier),
auréolé de soleil, d’ombres et de poussière. Ressuscite ainsi, de
manière insolite, un homme qui n’a pas fait autre chose que «peindre,
dessiner, aimer, construire, croire à demain.»
PATRICIA GNASSO, Le Matin
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Sa
vie est un roman. Encore faut-il trouver la forme adéquate pour la
retracer. Pour dire à la fois l’architecte, le peintre, le théoricien
et l’homme amateur de prostituées, opportuniste au point de passer de
Vichy à la Résistance. C’est une des réussites de Saga. Le Corbusier:
le Vaudois Nicolas Verdan évoque toutes ses facettes de manière
éclatée, par touches, en s’adressant directement au grand homme
C’est même presque miraculeux de découvrir tous ces aspects en moins de
deux cents pages, sans donner l’impression de s’éparpiller. Comme
autant de souvenirs qui remontent alors que Le Corbusier nage, au large
de Roquebrune Cap-Martin. Son dernier bain. Nicolas Verdan parvient à
un équilibre surprenant entre les anecdotes biographiques, les
évocations des plus grandes réalisations de l’architecte et les
interprétations personnelles.
ÉRIC BULLIARD, La Gruyère
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Le Corbusier, personnage de roman
Nicolas Verdan insuffle au mythe qu’est l’immense architecte une vie romanesque tissée de paroles, de mouvements, d’émotions
Mort au cours d’une baignade en août 1965, Le Corbusier prend ses
marques dans la mémoire collective en ce début de XXIe siècle. La
partie essentielle de son œuvre est candidate au patrimoine mondial de
l’Unesco, alors que sa ville natale, La Chaux-de-Fonds, vient de
décrocher cette timbale. Charles-Édouard Jeanneret l’avait quittée
fâché en 1917, à l’âge de trente ans. La Chaux-de-Fonds se gargarise
aujourd’hui de cet enfant jamais réconcilié avec elle et prévoit de lui
dédier un nouveau quartier en plein centre-ville. Le roman de Nicolas
Verdan n’occulte pas la première jeunesse de Charles-Édouard Jeanneret,
ni sa reconnaissance ombrageuse au maître qui l’a arraché à un destin
tout tracé de graveur pour le pousser vers l’architecture. Le récit se
fonde sur une solide connaissance du personnage que l’auteur met en
situation à différents moments de son existence. Ce sont des moments
«réels», attestés par des correspondances ou d’autres sources fiables.
Le livre n’apprend rien de neuf sur le célèbre architecte, mais sa part
romanesque, qui tient à ce que les documents ne peuvent pas dire,
l’arrache à sa posture mythique. Voici Le Corbusier intime. Comment il
parle, comment il bouge, comment il éprouve. Le bonhomme Le Corbusier.
Une sorte de refrain rythme ces moments qui suivent les mouvements de
la mémoire plutôt que ceux de la chronologie. Le Corbusier nage vers le
large, son dernier bain à Roquebrune-Cap-Martin, et sa vie défile,
revient par bribes, comme cela se passe, dit-on, dans la conscience des
gens qui savent qu’ils sont en train de mourir.
Nicolas Verdan adopte la deuxième personne du pluriel, une sorte de
«vous» épistolaire qui pourrait figer son personnage dans trop de
distance respectueuse, mais il sait éviter à chaque instant le piège de
l’hagiographie. L’auteur n’élude pas les moments délicats, Le Corbu à
Vichy notamment et son «opportunisme sans bornes». Le Corbu à
Chandigarh, la seule ville qu’il ait jamais construite. Le Corbu et les
femmes, sa petite maman, Yvonne, Joséphine Baker. L’homme Corbu, c’est
d’abord un artiste corps et âme voué à l’architecture, à la peinture et
à la sculpture, «une vie à pétrir la matière», mais encore un être
touchant et contradictoire, toujours occupé à exister par-delà les
embûches, et plus épicurien qu’il n’y paraît à en croire Verdan. Son
livre est un bel exercice d’admiration, bien informé, toujours sensible
et jamais complaisant, même si ce traitement littéraire demeure
peut-être trop timide pour faire de Le Corbusier un puissant personnage
de roman.
JEAN-BERNARD VUILLÈME, Le Temps
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Le Corbusier. Saga. Une fiction
Ce
roman à la première personne relate les derniers moments de
Charles-Édouard Jeanneret dit Le Corbusier. Le 27 août 1965, dans
la mer, luttant contre la mort, l’architecte voit sa vie défiler devant
ses yeux. Une succession de séquences traversent sa mémoire où
surgissent les lieux, les œuvres, sa mère, les femmes et des êtres qui
ont marqué son existence. Par une approche introspective, l’auteur se
livre à une interprétation de la vie et des événements du grand
architecte, qu’il a choisi de reconstruire en une série de scènes
mêlant événements réels et fiction. On y découvre un Corbu humain, face
à ses pensées, regardant la vie dans un miroir. Bien documentée, cette
œuvre est fondée sur une longue enquête menée par le romancier. Elle
fixe le cadre narratif entre l’homme et sa propre vision critique de
son œuvre, exercice périlleux pour ce monument de l’architecture.
Le romancier Nicolas Verdan est aussi journaliste. Il est l’auteur de deux ouvrages, dont Le Rendez-vous de Thessalonique qui a obtenu le Prix Bibliomedia en 2006.
Espaces contemporains
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Saga Le Corbusier – une biographie originale par Nicolas Verdan
Né en 1971 à Vevey, Nicolas Verdan est journaliste et écrivain. Ses
chroniques de voyage ainsi que ses deux premiers romans publiés en 2005
et 2008 chez Bernard Campiche Éditeur, Le Rendez-vous de Thessalonique et Chromosome 68, lui ont valu une belle notoriété. Avec Saga Le Corbusier, Nicolas Verdan met son talent au service de la biographie de Charles-Édouard Jeanneret, l’architecte visionnaire du XXe siècle qui orne nos billets de dix francs.
Ce livre mérite d’être signalé. Tout d’abord parce que l’auteur a mené
un important travail de documentation sur la vie de son personnage.
Cette connaissance approfondie permet de dépasser les lieux communs
habituels concernant Le Corbusier et crée au fil des pages une
véritable proximité avec lui. Ensuite parce qu’il s’agit d’une écriture
très travaillée. Tout au long de son ouvrage Nicolas Verdan s’adresse à
Le Corbusier à la deuxième personne: «Vous êtes né en Suisse, il y a
soixante-neuf ans. Aujourd’hui, vous êtes assis dans une jeep en Inde,
la conduite est à droite, vous transpirez.» Ce procédé littéraire
aurait pu se révéler contraignant. Il crée au contraire un rythme et
donne l’impression d’un dialogue courtois entre l’auteur et son sujet.
C’est au dernier jour de la vie de l’architecte, le 27 août 1965 à
Roquebrune-Cap-Martin, que Nicolas Verdan place cette biographie
originale, plus précisément lors de la baignade qui lui sera fatale:
«Vous nagez, vous cherchez de l’air, votre vie défile devant vos yeux,
toute votre vie, vous la voyez défiler.» L’écrivain n’a pas choisi de
présenter les différents épisodes de la vie de Le Corbusier de manière
chronologique. Il les relate dans un ordre qui semble aléatoire mais
dont émergent les principaux axes de son existence.
Le Corbusier se révèle non seulement un architecte à l’échelle de la
planète mais aussi un grand voyageur. Il a parcouru presque tous les
continents et, bien avant l’essor des transports aériens, se déplaçait
de préférence en avion. À sa manière, il incarnait l’Homme moderne pour
qui, déjà, le monde est un village.
La ville, justement, est le champ d’intervention privilégié de Le
Corbusier: Paris, Athènes, Alger, New York, Rio de Janeiro et
Chandigarh. Chacune de ces villes a été étudiée, imaginée, planifiée,
dessinée et réinventée par l’architecte franco-suisse: «Vous avez
dessiné des unités d’habitation, cités radieuses au toit promenade et
aux longues rues intérieures, commerçantes, vous êtes le grand
architecte dont parlent les magazines.» Mais si seule la capitale du
Pendjab a effectivement été bâtie selon ses plans, ses projets
visionnaires et ses réflexions ont inspiré des générations
d’architectes et d’urbanistes.
On savait Le Corbusier adepte de l’ordre, du béton armé et de la ligne
droite. Nicolas Verdan nous le fait découvrir fasciné par le
bouillonnement de vie qu’il trouvait dans la casbah d’Alger, les
ballrooms de Harlem et les favelas de Rio. «Votre vie durant, vous avez
cherché le nègre [1], l’homme nu. À Rio, à New York aussi, ivre de
jazz. Vous avez questionné cet homme que vous imaginez libéré de toute
entrave.»
L’auteur consacre aussi quelques pages très précises à la Seconde
Guerre mondiale, période durant laquelle Le Corbusier a prêté son
concours volontaire au gouvernement du Maréchal. «À Vichy, vous trouvez
un vocabulaire qui colle au vôtre. […] Vous crânez, vous donnez le
change, vous louez les réformes en cours, à Vichy. Vous saluez leur
volonté de nettoyer la ville de ses impuretés. Les rues sont sales,
vous préconisez la fin de la rue. […] Vous ne construisez rien du
tout.» Il n’y a cependant aucune volonté de juger de la part de Nicolas
Verdan – ce qui, dans le climat actuel, mérite d’être relevé –, juste
un besoin de comprendre… «Corbu, un lâche? Un collabo? Foutaises! Très
peu mon genre, ces procès de salon intentés à des personnages
illustres, des années après leur mort. […] Comment expliquer ce mutisme
[2] de la part d’un homme qui se dit préoccupé par le bien-être des
hommes? Chez Corbu, il y a comme une formidable absence de compassion.
Un manque absolu d’amour.»
Les errements de Le Corbusier (qui avait aussi fait le voyage de Moscou
à l’époque des purges staliniennes) illustrent combien il a été le
témoin de son siècle. Il croit au rationalisme, à la technique, au
progrès. Il croit à une révolution – qu’elle soit sociale, nationale ou
architecturale –, il crée, il imagine, il se trompe parfois, il
insiste, finit par réaliser ses idées et construire des cités
radieuses. Le talent de Nicolas Verdan est de nous donner à voir Le
Corbusier en lui-même, avec un relief et une justesse qui dépassent le
personnage emblématique et offrent au lecteur l’occasion d’une
rencontre plus intime.
VINCENT HORT, La Nation
[1] L’auteur prend soin d’utiliser le mot nègre en italique afin de le restituer dans son contexte historique, sans la charge péjorative qu’il a aujourd’hui.
[2] Par rapport aux souffrances des civils et au sort réservé aux Juifs
dans l’Europe en guerre et que Le Corbusier ne pouvait ignorer compte
tenu de ses relations au sein de l’administration de Vichy.
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Saga. Le Corbusier.
Un jour d’août 1965, Le Corbusier va nager près de
Roquebrune-Cap-Martin. On retrouvera son corps flottant près du rivage.
Il avait soixante-dix-huit ans.
L’auteur, qui connaît tout de sa vie et de son œuvre, s’adresse à lui
en imaginant l’afflux de souvenirs qui défilent dans ses derniers
moments.
Cela nous vaut une saga, le mot convient à ce récit riche, touffu, où
les événements se bousculent. Le Corbusier était un visionnaire. Il a
traversé son époque, porté par des idées qui, si elles n’ont pas
toujours été adoptées, ont révolutionné l’architecture. Opportuniste,
il a passé sans états d’âme et sans regrets de Vichy à la résistance,
créateur ignorant des contingences. Parti de La Chaux-de-Fonds,
métropole horlogère où son avenir était tout tracé, il a parcouru le
monde entier, rapportant de ses voyages des centaines de dessins et de
peintures.
Il laisse une œuvre considérable, des maisons particulières, dont «la
petite maison de sa chère petite maman» à Corseaux, la chapelle de
Ronchamp, le pavillon suisse à la Cité universitaire de Paris. Quatre
villes reviennent dans ses souvenirs: Alger, Rio, New York et surtout
Chandigarh où il a pu créer toute une ville aux confins de l’Himalaya.
Marié, sa bonne conscience ne l’empêche pas de fréquenter les bordels
où il trouve l’inspiration, ni d’avoir des maîtresses ici ou là. Tout
ce qui a compté dans sa vie, à part sa «chère petite maman» (qui n’a
d’ailleurs jamais voulu voir sa femme) c’est la vision qu’il avait d’une
«unité d’habitation de grandeur conforme», construction en béton dont
La Cité radieuse à Marseille est un exemple. Il y voyait une solution
au manque de logements de l’après-guerre, en bâtissant en hauteur et en
incluant tous les équipements collectifs. Souvent contesté ou
incompris, il a pourtant vécu, finalement, pour défendre une conception
révolutionnaire de l’architecture dont on s’inspire encore aujourd’hui,
avec plus ou moins de fidélité et plus ou moins de bonheur.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine
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Extrait d’un roman en cours d’écriture:
Le patient du Dr Hirschfeld
Tel Aviv, 28 août 1958
Le corps des hommes l’a toujours fasciné. Ce matin, rue Ben Yehuda,
c’est une main qu’il aperçoit. Une main brune, veinée, parsemée de
poils noirs où perlent des gouttelettes de sueur. Une main sur une
crosse de fusil. Karl se dit que la journée a bien commencé. La main
est solide, belle dans sa crispation. Mais Karl ne saurait pas dire la
couleur des yeux du soldat. Il y a longtemps qu’il ne regarde plus les
visages. Il ne faut pas. Il y a du monde en ville. Le premier
supermarché dans l’histoire d’Israël a ouvert ses portes à dix heures.
Le Supersol accueille ses premiers clients en grande pompe. Cela fait
quelques jours que la radio annonce l’événement: «Chaque client peut se
servir lui-même et choisir de ses propres mains les produits dont il a
besoin.» Au signal de l’ouverture, diffusé par micro, la foule massée
devant l’entrée se précipite dans les rayons du grand magasin au son
d’une musique jazzy. Karl hausse les épaules, il a le temps. Il cherche
un rasoir électrique, et rien d’autre. Une infidélité faite à son
barbier, un Sépharade assommant, qui tient boutique un peu plus haut
dans la rue. À trop l’écouter raconter ses souvenirs de 48 au sein de
la Haganah, Karl finira par savoir fabriquer des explosifs avec de
l’insecticide et du chlorate de potassium. Dans les allées du Supersol,
c’est l’embouteillage. Les Israéliens découvrent le self-service.
Encore une victoire de Tel Aviv sur l’Orient. La dernière fois que Karl
avait mis les pieds dans une grande surface, c’était chez Karstadt, en
décembre 1933. Le U-Bahn s’arrêtait directement sous le magasin tout
droit sorti de Métropolis, et qui donnait à Kreuzberg des airs de
studio UFA. En montant les escaliers mécaniques, les tout premiers du
genre à Berlin, Karl comprit tout de suite que quelque chose n’allait
pas. Des SA goguenards patrouillaient dans les couloirs de la station
avec des pancartes attachées par une ficelle autour du cou: «Kauft
nicht bei Juden». Dans les étages, il croisa des vendeuses en pleurs.
La direction, forcée de prouver la «christianité du commerce», mettait
à la porte tous les employés d’origine juive. Vitrines des cités en
devenir, les grands magasins en disent beaucoup sur les pouvoirs en
place. Avec ses huit étages accueillant des bureaux et des
appartements, le Supersol est une ambassade américaine en Terre
promise. Sa laideur vient bousculer l’élégance trop lisse de Tel Aviv.
Ce n’est pas pour déplaire à Karl. Il ne s’est jamais fait à cette
ville jardin, dont le tracé régulier et aéré obéit à la vision
humaniste d’immigrés allemands, comme lui. Hantés par le souvenir des
rues charbonneuses de la Mittleuropa, des architectes aux patronymes
germaniques se sont assis un jour sur les plages de Tel Aviv. Réfugiés
du nazisme, ils étaient bien décidés à en finir avec la culture du
ghetto. Ils ont sorti de leur serviette un jeu de plots et de cubes
tout neufs, fabriqués dans leur Allemagne natale. Massant la terre
sablonneuse pour l’aplanir, ils y ont posé la maquette préservée de
leurs idéaux, inspirés par la Weltanschauung de ce qui fut l’Institut
des arts et métiers de Weimar. En bâtissant la Ville blanche, ces
Formmeister ont abattu symboliquement des murs de briques vieux de
plusieurs siècles. Ils ont banni les arrière-cours mortifères, les
ruelles sans issues où dépérissait le peuple juif. Grâce à eux, les
toits n’abritent plus ces greniers poussiéreux où croupissait la
mémoire d’un trop long exode. Désormais, les maisons sont coiffées de
terrasse. On y dort à la belle étoile et l’on y reçoit ses amis au
coucher du soleil. Ceinturés de ponts-promenades, leurs paquebots en
ciment brut se sont amarrés solidement au sol. Ils donnent sur une mer
sans cap, une mer sans appel du large. Ce foyer, baigné de lumière,
dans sa clarté revancharde, Karl n’a jamais su l’habiter. En plein
midi, sur l’écran des murs trop blancs de Tel Aviv, il projette le film
d’une nostalgie muette: une ville, une vraie ville apparaît,
tremblotante dans la lueur jaune des becs de gaz. Kommandantenstrasse,
une rue parmi d’autres. Il pleut. Dans le miroir d’une flaque, la
façade du numéro 72 ondule. Des lettres rouges surnagent dans cette
encre noire: Zauberflöte. Un travesti en combinaison dentelle noire
avec nœud carmin tire sur la guinde. La rue disparaît dans l’entrelacs
des poulies. Un décor en chasse l’autre. Sur le bar du cabaret, une
entraîneuse pommadée croise les jambes en minaudant. Une colonne de
fumée bleue s’élève au-dessus d’un cendrier en bakélite encombré de
porte-cigarettes ambrés. L’orchestre joue, sans le son. Dans la salle,
il y a plein de marins, tous des faux avec leurs maillots de corps
serrés sur des torses malingres. Les soldats, la casquette relevée sur
le front, la tunique dégrafée, sont des vrais. Des couples aux yeux
masqués par des loups dansent entre les tables rondes, des hommes
soulèvent leurs jupes et réajustent leurs perruques. Sous les nappes
retroussées, de grosses blondes, fesses à l’air, marchent à quatre
pattes. Elles jouent au petit train avec des messieurs à monocles,
empêtrés dans leurs pantalons en accordéon, descendus jusqu’aux
mollets. Des plumes roses auréolent les coupes à la garçonne, des
bijoux de verre alourdissent des mains boudinées fouillant des corsages
bourrés de ouate, des robes froissées tapissent le parquet piétiné par
le bal des bottines cirées. Une femme exhibe de gros suppositoires sur
sa jupe: des Zeppelins brodés sur soie. Mais Berlin n’existe plus,
déjà. Dans un ultime effort, le travesti a bandé ses muscles. Il fait
coulisser le décor d’après la ville, lorsque même les pissotières ont
fermé leurs portes, quand l’amour sous les ponts du chemin de fer s’est
perdu dans le vacarme des convois de tanks pour le front de l’Est. Des
livres brûlent sur la place de l’Opéra, tous les livres d’Hirschfeld,
ceux de Freud par-dessus, une synagogue part en fumée, des vitrines se
brisent. Les hommes en bas résille doivent se planquer, ils troquent
leurs escarpins vernis pour des godillots à lacets. Les tantes sont à
la rue, les folles se déguisent, mais à l’envers. Elles enfilent les
pantalons remisés dans une valise où elles enfouissent maintenant leur
dentelle sous des piles de linge taché. Les cravaches ne bottent plus
des culs consentants. Elles lacèrent le dos nu des efféminés dans les
cellules de Columbia Haus. Depuis cette époque, Karl a le sentiment
d’évoluer dans un champ de ruines. En Palestine, il n’a pas trouvé ce
paradis terrestre décrit par le Dr Hirschfeld. Un paradis pour les
Juifs, peut-être. En tout cas pas pour les invertis. Comme il se doit,
le paradis referme toujours ses portes sur l’existence d’avant. Si
seulement Karl pouvait trouver ici en Israël une main à serrer. Une
main, comme celle du soldat tout à l’heure, qu’il ne lâcherait pas
jusqu’à ce qu’il ose enfin lever les yeux sur le visage de l’ange. Ce
n’est pas faute d’avoir essayé. Un jour, Karl a invité un confrère à
boire un verre dans le café Sapphire, rue Bialik. Un type à peine plus
jeune. Il s’était, comme lui, spécialisé dans le droit foncier.
Affaires florissantes. C’était en 1944, au printemps. La nouvelle d’un
possible débarquement en France excitait les esprits. À Tel Aviv, le
Théâtre Cameri venait tout juste d’être inauguré. L’ambiance était à la
fête. Sur la terrasse du café, la guerre était si loin. Un vent léger
soulevait la serviette posée sur le seau à glace où reposait une
bouteille de rosé. Moshe, le type s’appelait Moshe, Karl s’en souvient
maintenant. C’était un beau mec, joliment musclé, presque chauve, mais
il avait eu le bon goût de se raser les tempes et la nuque. Il parlait
beaucoup et trop vite. Il s’essuyait souvent le front avec un mouchoir
rouge planté dans la poche de son élégant blazer en laine fine et soie.
À un moment, la main de Moshe avait effleuré celle de Karl. Il n’aurait
pas su dire s’il l’avait fait exprès. Karl n’avait pas osé lui proposer
de l’accompagner chez lui. Il était devenu trop méfiant depuis ce jour
de 1940. Quand il s’était laissé aller. C’était la première fois qu’il
essayait depuis son arrivée en 39. Le type lui avait balancé son poing
dans la figure, devant tous les clients du café du bord de mer. Il
l’avait traité de sale pédé. Sale pédé. À Berlin, à la fin, on lui
disait «sale pédé de Juif!». Il y avait progrès.
Nicolas Verdan est né en 1971 à Vevey, d’une mère grecque et d’un père
suisse. Père d’un garçon de quinze ans, il vit à Chardonne, son village
dans les vignes, quand il n’est pas à Athènes, sa ville de toujours.
Journaliste et écrivain, il a lancé en 2010 des ateliers d’écriture en
Grèce (www.nicolasverdan.ch). Avant de démarrer une carrière indépendante en 2010, Nicolas Verdan a travaillé durant quinze ans pour le quotidien 24 Heures à Lausanne. Dans son premier roman, Le Rendez-vous de Thessalonique
(Prix Bibliomedia 2006), l’écrivain retrace une quête intérieure au fil
d’un voyage Suisse-Grèce tout en atmosphères et sensibilités, qui se
transforme en une dérive fantomatique. Plus ancré dans l’histoire
contemporaine et plus soucieux d’installer une véritable intrigue, son
second roman exprimait la révolte d’une génération dite «sacrifiée».
C’est autour d’un personnage réel que s’est élaboré son dernier livre
paru, où il se glisse dans la vie du Corbusier pour le questionner de
façon romanesque et vivifiante. Nicolas Verdan travaille actuellement à
l’écriture d’un roman librement inspiré de l’histoire du Dr Magnus
Hirschfeld, un sexologue juif allemand qui vit le travail de sa vie
anéanti par les nazis en 1933. Il développe également le scénario d’un
film sur Le Corbusier, en collaboration avec boxproductions à Renens.
Le Courrier
Le parti
pris est intéressant. Le Corbusier meurt et Nicolas Verdan l'invente en
train de se souvenir d'une vie hors du commun et pourtant si étrange à
porter.
L'auteur va tenir ce postulat très littéraire, mais pas sans risque
d'ennui ou de trop de louanges, à partir d'un choix de style qui donne
au récit toute sa vivacité et son efficacité. Il fait s'adresser Le
Corbusier directement à vous les lecteurs, à vous les vivants.
Justement par la présence de l'architecte au travers du vous que Verdan
appose à chacun des moments de vie repensés. Un étonnant échange, très
direct, très impliquant s'établit et on lit soudain non plus une
biographie, ou une tentative d'autobiographie originale, mais bien des
actes de vie. C'est très réussi et très interpellant. Le Corbusier
reprend corps et âme dans ces pages qu'on traverse avec lui, comme des
compagnons inconnus l'un à l'autre et soudain si proches. Tout l'art
d'un grand architecte, bâtir une idée qui convienne à d'autres. Très
intéressant.
LUC MONGE, La Savoie
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