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Le
reporter Joos avait pris beaucoup de notes mais, faute de révélations
sur le massacre, il voyait mal quel sens donner à ce travail désormais.
Le courage, l’endurance des gens de Kaboulo n’intéresseraient sûrement
pas son rédacteur en chef. En se lançant dans l’aventure, il pensait
que la situation du Pays des Hommes constituait un cas d’école pour
cette nouvelle justice internationale, qui se voulait davantage
soucieuse des hommes que de la raison d’État. Il avait espéré que son
reportage ferait avancer les choses, donnerait l’exemple de ce
journalisme d’investigation dont tout le monde parlait sans vraiment le
pratiquer. Il avait voulu jouer les pionniers, préparer à sa manière le
procès des assassins de Kilimangolo mais, vue de là-bas, son entreprise
ne représentait plus guère qu’un petit trophée dans un plan de carrière
à mille lieues de la réalité. La vérité n’offre pas de preuves, elle
est ce qu’elle est. On ne la regarde pas assez parce qu’il n’y a pas de
regard innocent, c’est tout.
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Le Pont: une tragédie à visage (trop) humain
Jean-François
Sonnay éclaire une insoluble énigme africaine L’écrivain vaudois
construit un thriller politique à multiples points de vue.
Le
reproche de nombrilisme est souvent adressé aux écrivains romands.
Vaine accusation en ce qui concerne Jean-François Sonnay, qui, tant par
son engagement professionnel de délégué du CICR que dans ses romans,
n’a cessé de se frotter au monde.
Ses premiers romans, L’Âge d’or (1984) et Le Tigre en papier (1990), tous deux réédités en 2008 en camPoche, sous le titre Le Tigre en papier I & II, comptent parmi les rares fictions issues de Mai 68 en nos contrées, et deux autres de ses meilleurs livres, La seconde mort de Juan de Jesús (1997) et Un prince perdu (1999), nous emmènent d’Amérique latine en Afghanistan. Avec Le Pont
(dont on peut déplorer l’image de couverture, représentant le Golden
Gate Bridge, complètement déplacée...), le romancier, marqué par une
mission aux confins du Darfour, nous plonge au cœur des ténèbres
africaines.
C’est un livre à la fois tendre et lucide que Le Pont,
dont la profonde humanité des personnages va de pair avec une réflexion
historico-politique pertinente. Un roman peut-il nous aider à mieux
comprendre les tenants et les aboutissants d’une tragédie défiant
apparemment toute explication? C’est en tout cas le défi qu’a relevé
l’auteur en enquêtant, dans le sillage du jeune journaliste
d’investigation belge Joos Vanhove, sur les circonstances et les
auteurs non identifiés d’un massacre, dans un village africain,
rappelant celui d’Oradour-sur-Glane, en France occupée: une centaine de
civils rassemblés dans une église et brûlés vifs. Si la tuerie de
Kilimangolo, petit bled du Pays des Hommes (proche des sources du
Congo), fait «modeste» figure à côté des génocides africains, le
romancier lui donne une valeur symbolique exemplaire. Ses personnages,
perçus de l’intérieur, incarnent chacun un aspect du drame et un
éclairage possible de celui-ci. Côté africain, c’est le vieux colon
suisse Von Kaenel, directeur d’un grand hôtel qui a trempé dans maintes
affaires; ou c’est le général Abel, que la justice internationale tient
pour le responsable de la tuerie et qui donne sa version au
journaliste; ou c’est Alida, ancienne femme de ministre réduite à
l’état de domestique en Suisse. Côté Suisse, justement, ce sont les
«bienfaiteurs» d’Alida, anciens propriétaires de terres africaines
invoquant la «fatalité» ou les «luttes tribales» pour disculper les
prédateurs occidentaux. Au-delà des préjugés, Jean-François Sonnay
signe un roman émouvant et passionnant (notamment par l’analyse finale
de Joos Vanhove), mais aussi débordant de vie, tonique en dépit d’un
dénouement amer — l’affaire du massacre étant «classée sans suite»...
– Comment Le pont a-t-il été conçu?
– J’ai eu plusieurs fois l’occasion de travailler en Afrique, notamment
dans la région des Grands Lacs, en 1999, et j’en ai gardé des images,
des bruits, des figures humaines. Le roman est alors comme un prisme
qui permet de «lire» la réalité sous divers points de vue. Ainsi le
lecteur peut-il se faire une opinion à partir d’innombrables fragments
perçus dans le désordre.
–
Pourquoi, s’agissant de régions où ont disparu des millions
d’individus, vous arrêter à un massacre d’une centaine de personnes?
– Si je voulais parler de massacres à une grande échelle, j’étais
obligé de recomposer une situation extrêmement complexe, au risque de
perdre toute vraisemblance. J’ai fait le pari qu’on peut restituer
voire comprendre un drame humain à partir de quelques éléments et de
quelques personnages seulement. Le récit de la mort d’un seul homme, de
la perte d’un seul enfant, du déchirement d’une seule famille, devrait
pouvoir exprimer autant d’ humanité que le récit d’une hécatombe.
– Vous êtes-vous documenté du point de vue historico-politique?
– Oui, surtout en ce qui concerne la loi belge de compétence
universelle et les problèmes des régions minières au sud du Congo
démocratique. Pour l’ histoire des pays, j’ai fait une synthèse d’
histoires similaires entre la fin de la guerre froide et les années
2000.
– Comment voyez-vous l’évolution à venir de l’Afrique?
– Franchement, je ne sais pas. Ce que je voudrais surtout, c’est qu’on
demande aux Africains comment ils voient leur avenir et qu’on ne les
empêche pas de s’en fabriquer un en les dépouillant comme on n’a cessé
de le faire.
– Qu’aimeriez-vous que Le Pont transmette à ses lecteurs?
– Peut-être les encourager à penser par eux-mêmes, à prendre leurs responsabilités...
JEAN-LOUIS KUFFER, 24 Heures
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Le Pont: stigmates d’Afrique
Trop
peu connu dans le paysage littéraire romand, Jean-François Sonnay
mérite le détour des amoureux du verbe. Dans son dernier ouvrage, à la
plume souple et élégante, il stigmatise avec une précision outrancière,
une Afrique au bord du gouffre. Joos, le journaliste en quête de
vérité, Alida, l’Africaine devenue femme de ménage dans une Suisse peu
accueillante, Pierre, le bourgeois qui se méfie, et Thérèse, l’épouse à
la recherche de ses souvenirs africains, sont les hérauts attentistes
de Sonnay. Liés au drame d’un continent noir en perdition, ses
personnages rêvent une terre aphone qui se noie dans des intérêts bien
trop précieux pour être honnêtes. En victime innocente de la barbarie
des hommes, l’Afrique s’embourbe et subit la loi de ses profiteurs de
guerre. Et Sonnay de nous dicter sa vérité romancée sur la chronique
d’un drame avisé. Épatant!
La Côte
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Le Pont
Avec une régularité presque métronomique, Jean-François Sonnay nous revient cette année en proposant un roman que l’on qualifiera de tiers-mondiste,
un récit assurément nourri de l’expérience personnelle de l’auteur –
dont on sait qu’il assume, périodiquement, celle de délégué du Comité
international de la Croix-Rouge. En Europe, les événements qui
déchirent l’Afrique subsaharienne sont difficilement compréhensibles,
soit que les mentalités nous échappent, soit que l’éloignement en
perturbe la visibilité, soit encore, et peut-être surtout, que nos
schémas de pensée entravent leur lisibilités. Au point que l’on doive
se demander si, à la décolonisation, n’ont pas succédé des régimes
politiques et des structures socio-économiques inassimilables pour
nous, Européens…
Vu de la «vieille Europe», ce qui se passe dans le continent noir
heurte nos sensibilités, car le fait central du roman – le massacre de
la totalité de la population d’un petit village anonyme perdu dans la
forêt tropicale – rappelle par trop celui d’Oradour-sur-Glane au temps
de la reconquête de la France occupée, en juin 1944: cette opération de
pure vengeance, sans enjeu militaire, restera pendant des décennies
encore le symbole de l’inhumanité de grands ou de petits chefs.
Comme le relève Jean-François Sonnay dans l’entretien qu’il a accordé au critique littéraire du quotidien 24 Heures, il est indifférent, sur le plan moral,
de relater le massacre d’une centaine de personnes «seulement», car à
lui seul déjà, ce fait exprime autant d’inhumanité qu’une
hécatombe comme celle d’Oradour. Cet événement central, le
massacre, est présenté sous différents éclairages, le plus complet
étant celui qu’en donne un journaliste belge – une personne extérieure à l’événement lui-même. Pourquoi un Belge?
Plusieurs explications en rendent compte: historiquement, la région des
Grands Lacs, où se déroulent les événements rapportés, fut colonisée
par les Belges – et l’on n’a certes pas oublié les combats de nature
génocidaire qui ont opposèrent des ethnies différentes, au Rwanda et au
Burundi; par ailleurs, la Belgique est l’un des rares États à
avoir instauré une législation reconnaissant à ses magistrats de
l’ordre judiciaire la compétence de se saisir d’affaires qualifiables
de crimes contre l’humanité, où que ces infractions aient été
perpétrées sur le globe terrestre: elle fut là «un pionnier
de la justice internationale en contribuant à briser le mur d’impunité
derrière lequel s’abritent tous les tyrans de la terre pour couvrir les
crimes les plus abominables». Il est incontestable, évident même,
que les événements décrits dans le roman relèvent d’une telle
qualification juridique; on ne peut que regretter que, depuis
lors, le portée de cette législation ait été fortement atténuée, soit
qu’elle paraisse inapplicable dans les faits, soit que le législateur
belge l’ait amendée à la suite de pressions d’origines diverses… Au
demeurant, et comme l’on pouvait (ou devait) s’y attendre, l’affaire du
massacre a été «classée sans suite».
Ce récit de Jean-François Sonnay permet à l’auteur de tracer quelques
portraits vigoureusement dessinés: Africains - militaires ou
civils – ou Européens, en particulier des Suisses: un vieux colon
d’origine suisse qui était parvenu à «sauver les meubles»; un avocat
genevois, ancien colonel, d’une rigidité par conséquent militaire,
toujours prompt à rappeler les valeurs typiquement helvétiques, mais
dont le lecteur ignorera pourquoi, brusquement, il se départit de
son refus intransigeant d’intervenir pour faciliter un regroupement
familial d’Africains en Suisse. Voici aussi un général indigène, que
l’auteur baptise Abel plutôt que Caïn, probable criminel de guerre qui
ne sera guère inquiété par la justice. Et l’on n’omettra pas de
s’attarder sur le journaliste belge déjà mentionné, et qui, face à des
interlocuteurs fuyants ou d’une évidente mauvaise foi, éprouve tant de
peine à conduire jusqu’à leur terme ses propres investigations.
Un mot encore, sur le titre du roman: les deux États africains ici en
cause sont riverains de deux lacs reliés par un chenal. Pour passer
d’un pays à l’autre, il faut nécessairement emprunter le pont qui
enjambe le chenal, un pont aux extrémités duquel s’affairent des
gardes-frontière plus ou moins consciencieux, plus ou moins vénaux,
cela d’autant plus que les deux États ont été en guerre et vivent
maintenant en équilibre plutôt précaire.
BERNARD VIRET, Journal de Sainte-Croix
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Au cœur de l’opacité africaine
Une
centaine de civils massacrés avec méthode, dans un village nommé
Kilimangolo, au fin fond d’une Afrique pas très éloignée du Cœur des ténèbres
de Conrad: voilà le point névralgique du nouveau roman de Jean-François
Sonnay. Davantage qu’une dénonciation des violences ou de la barbarie,
le livre se pose en réflexion étayée sur les relations Nord-Sud, sur
les stigmates post-colonialistes, sur la difficulté à se comprendre,
sur le problème qui semble insoluble d’une justice qui serait partout
la même, sur cette anguille insaisissable qu’est la vérité.
L’histoire se déroule en Afrique de l’Est, dans la région des Grands
Lacs, si souvent ensanglantée par des guerres civiles, des massacres ou
de brusques flambées de violence que, vue de notre Occident «civilisé»,
on explique souvent par de commodes causes raciales. Deux pays reliés
par un pont de ferraille dont la nature se charge d’user les fondements
se font face: le Pays des Hommes et le Pays des Sages. On sent qu’entre
eux, la haine est à fleur de frontière, prête à exploser, mais surtout
que certains personnages s’y entendent pour l’entretenir, parce qu’au
fond elle sert leurs intérêts. Ne jamais oublier cette question, semble
nous chuchoter Sonnay: à qui profite le crime?
Le récit n’a rien de linéaire. Il se développe sous une forme
polyphonique. Chaque personnage ressortit à un archétype. Le
garde-frontière Ildefonse, qui officie sur le fameux pont, est
l’exemple même de ces Africains qui se «débrouillent», malins et
combinards, sans se poser trop de questions (elles pourraient être
fatales). Le jeune Joss Vanhove est un journaliste pour qui la
déontologie et la recherche de la vérité ne sont pas de vains mots. Il
part mener l’enquête et se ramasse l’opacité du réel en pleine figure.
Recherché comme criminel de guerre par les tribunaux européens, le
général Abel pose une main sur la Bible et l’autre sur une kalache, se
déplaçant dans la jungle en pick-up et truffant de références à Dieu –
n’est-ce pas Lui qui détient la Vérité? aujourd’hui domestique dans une
maison de maître sur les rives lémaniques, Alida fut pourtant femme de
ministre. Deux fois mariée, deux fois veuve, elle a emmené son fils
aîné et rêve de regroupement familial. Il y a encore Pierre, caricature
de l’Helvète assis sur ses valeurs patriotiques et libérales, qui
traîne depuis des décennies une amitié de jeunesse avec Jean Von
Kaenel, dont la figure est peut-être la clef de voûte du roman: un
Suisse né en Afrique, qui y a développé mille affaires, fait cent fois
fortune et autant de fois faillite, qui connaît tout le monde , toutes
les ficelles, sans doute filou comme pas deux mais attachant en diable,
et qui finit mitraillé au fond de la jungle.
La réalité de l’Afrique est complexe. La grande force du livre de
Sonnay est d’approcher cette complexité, de dessiner le labyrinthe des
imbrications souterraines, des enjeux aussi bien politiques
qu’économiques. Et finalement, en s’appuyant sur une éphémère loi belge
de compétence universelle, qui donnait le droit de juger «les crimes de
guerre, crimes de génocide et crimes contre l’humanité, quel que soit
l’endroit du monde où ils avaient été commis et quelle que soit la
nationalité des auteurs présumés ou des victimes», une sorte de
Tribunal utopique muselé par les puissants de ce monde, le livre
propose une réflexion sur la question de la justice, ou plutôt du
jugement : celui des instances officielles, mais aussi celui de
chacun. Sonnay ne le fait pas en essayiste, mais en romancier capable
de restituer des personnages, des émotions, tout en développant une
réflexion aujourd’hui fondamentale, nourrie par son expérience de
voyageur au long cours.
RENÉ ZAHND, Le Passe-Muraille
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