Le Cristal de nos nuits
Ce
sixième ouvrage de Frédéric Lamoth se déroule en Suisse durant la
Seconde Guerre. Il est composé de nouvelles qui mêlent aux faits
historiques des souvenirs imaginaires racontés à la première personne,
montrant que la vie de tout un chacun a été pertubé par le conflit qui
ravageait l’Europe. Le Cristal de nos nuits
se présente comme la solidification limpide des échos du passé, de ce
qu’on peut en découvrir à partir des traces éparses qui subsistent.
L’œuvre, tout au long traversée par des sentiments de mélancolie,
d’incompréhension et d’impuissance, interroge le rôle que peuvent jouer
les artistes; elle plaide pour qu’on se confronte à ce qui a eu lieu et
pour que soit fait le travail de mémoire.
CG., Viceversa littérature; 10
Le Cristal de nos nuits
Dans son livre au titre évocateur, Frédéric Lamoth nous raconte
plusieurs aventures à l’aube du Troisième Reich. Si les personnages
sont réels, avertit l’auteur, leurs interactions avec les protagonistes
sont purement imaginaires. Cependant, certaines mises en scène sont
décrites avec une précision telle qu’elles transportent le lecteur sur
les lieux mêmes où se déroule l’action.
Dès les premières lignes, nous voilà en 1932 dans l’ambiance feutrée du
célèbre bar du Montreux Palace, bondé de clients anglais en
villégiature durant la saison estivale. Des habitués que le jeune
pianiste guette derrière son Steinway, l’oreille tendue, pour se
distraire de la monotonie d’un répertoire répétitif. Rien n’échappe à
sa curiosité et à son regard critique. Ni l’apparition soudaine de
l’Allemand, un personnage singulier, ni celle de Monique, la nouvelle
serveuse, dont il ne tarde pas à tomber amoureux sans oser se déclarer…
jusqu’au jour où l’un et l’autre disparaissent. Pourtant, il aurait
suffi d’un sourire, d’un geste ou d’un mot lâche-t-il avec regret «Je
n’ai pas pu, je n’ai pas osé aller à l’encontre du bon sens et de la
raison.» Ils se reverront des années plus tard, mais on n’en dira pas
plus.
Un dialogue de sourds
Parmi les autres nouvelles de l’ouvrage, l’écrivain rend un hommage
poignant à Wilhelm Furtwängler, l’un des plus importants compositeurs –
nommé à seulement trente-six ans – chef d’orchestre du prestigieux
Orchestre Philharmonique de Berlin. Affichant son mépris des mesures
racistes, Furtwängler refuse de se plier au salut nazi face à un Hitler
menaçant. Auparavant, en concert à Vienne, il exigea le retrait des
oriflammes à croix gammées placardées sur les loges. Avec autant de
courage que de détermination, il sauva la vie de nombreux artistes
juifs tout en risquant la sienne. Considéré comme symbole de la culture
allemande, il survécut quelque temps à l’impatience du Führer avant de
s’enfuir en Suisse poursuivi par la Gestapo. Frédéric Lamoth entremêle
subtilement la réalité des faits à la fiction pour pimenter, si besoin
est, le tragique de son récit.
Dans l’intimité des vies
Au fil des pages, les histoires se succèdent avec chacune ses drames,
ses rebondissements, ses blessures qui sont autant de témoignages de la
Suisse durant la Deuxième Guerre Mondiale. Des vies chahutées, des
destins brisés, le bruit assourdissant des bombes, les mots éclatent
d’intensité. On pénètre dans l’intimité des personnages, tantôt avec
effroi, tantôt avec admiration ou attendrissement. Durant cette période
sombre, les événements baignés d’une atmosphère inéluctablement lugubre
nous sont racontés avec émotion et beaucoup de talent, en quelques
pages que l’on dévore d’une seule traite.
Entretenir la mémoire
En publiant Le Cristal de nos nuits,
Frédéric Lamoth signe son septième roman. Né à Vevey d’une mère suisse
et d’un père hongrois, on ne s’étonnera pas de voir figurer parmi ses
ouvrages Les Sirènes de Budapest
et de l’entendre affirmer: «Je m’efforce d’aborder des sujets,
d’entretenir la mémoire et la culture de ma région, de mon pays et de
mes origines. » Pari réussi!
ANN BANDLE, www.damier.ch/frederic-lamoth/
«J’ai
eu un coup de coeur pour « Le Cristal de nos nuits » de Frédéric
Lamoth. Le titre renvoie évidemment à l’horreur de la deuxième guerre
mondiale qui est l’espace-temps de ces nouvelles, mais là, on est en
Suisse et c’est un peu l’envers du décor. Frédéric Lamoth a cristallisé
la mémoire de petits drames intimes se déroulant à l’ombre de la guerre
dans un pays neutre.»
DOMINIQUE BRESSOUS, La Librairie francophone, 18 janvier 2020
«Le
fracas d’une fenêtre qui s’ouvre dans la nuit. Les éclats du verre.
C’est là que la mémoire se cristallise.» Un bombardier de la Royal Air
Force s’était écrasé contre le Grammont. «Il me semble encore que cette
partie de ma mémoire est comme une maison hantée.» Frédéric Lamoth
s’est attaché à décrire des visages d’une Suisse en temps de guerre.
Il y a d’abord cette femme d’origine modeste qui s’exprime dans un
allemand parfait. Elle a épousé un riche Allemand qui séjournait au
Montreux-Palace. Il y a «Kartoffeln», le voleur d’une bouteille de
gnole qui, en détalant comme un lièvre, a été englouti dans les neiges
d’un précipice.
Au Wankdorf, l’équipe suisse de football affronte celle d’Allemagne.
Les premiers l’emportent. «La Suisse a gagné. On les a eus comme à
Sempach», hurlait la foule survoltée. Dans les salons feutrés de
l’Hôtel Bellevue, les conseillers fédéraux sont attablés avec les
diplomates du Reich.
Le 22 juillet 1944, un groupe de francs-tireurs ouvre le feu sur une
patrouille allemande. En représailles, les Allemands incendient
Saint-Gingolph. De la rive suisse, les habitants ont les yeux fixés sur
les flammes ocre.
Il y a aussi le «duel» entre l’austère Furtwängler et le brillant
Karajan. Le premier refusait d’effectuer le salut nazi même en présence
du Führer. Il arrive à Zurich et se produit régulièrement à l’Opéra de
la ville.
Ainsi «des personnages se réincarnent dans l’insomnie d’une nuit
limpide. Dans cette nuit de cristal, ce ne sont pas les bourreaux ou
les victimes qui nous ouvrent leur perspective, mais ceux qui ne
dorment pas et écoutent derrière les volets éclos.»
L’écrivain-médecin est né à Vevey en 1975. Il s’exprime en un style
épuré, d’une extrême sensibilité. Parcourir les pages de ces «Mémoires»
est comme ouvrir un album de photos sépia. Depuis 2003, Bernard
Campiche publie ses romans qui connaissent un beau succès.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 10 janvier 2020
Frédéric Lamoth explore la Riviera en temps de guerre
L’auteur vaudois conte des tranches de vie dans un climat à la fois paisible et angoissant
Le Cristal de nos nuits
est un beau titre. L’auteur vaudois Frédéric Lamoth l’a donné à un
livre qualifié de «Mémoires». Ce ne sont pas les siens, évidemment, car
ce natif de Vevey est quadragénaire. Ce sont ceux d’une demi-douzaine
de personnages de son invention dont chacun raconte une tranche de vie
située sur la Riviera vaudoise avant, pendant et après la Seconde
Guerre mondiale. Des nouvelles, en quelque sorte, qui baignent toutes
dans le même climat à la fois paisible et angoissant. Paisible comme
peut l’être le bout du lac. Angoissant car le contexte international
des années 30 et 40 est ce qu’il est, même en Suisse.
En préambule, le romancier pose le décor et son atmosphère en quelques
extraits de la presse suisse romande de 1939 à 1944. Il y est question
d’envahisseurs annoncés sur le lac (les oiseaux d’hiver!), de rations
de chocolat, du coup de feu mortel tiré par un douanier sur un Savoyard
«qui faisait passer l’eau à des Israélites» à Allaman, d’une fête
champêtre avec un concours de tir militaire, de l’absence de piano dans
le refuge nyonnais de l’Asile suisse des vieillards de Paris… Des
nouvelles où le révoltant le dispute à l’anodin, juste miroir d’une
époque troublée en pays neutre. Les récits mémoriels qui suivent
doivent une bonne part de leur intérêt à ce climat très spécial, rendu
avec délicatesse par la langue simple et élégante de Frédéric Lamoth.
Un goût du mystère
Le Cristal de nos nuits
fait référence à celle du 9 au 10 novembre 1938, où les Juifs du IIIe
Reich virent les vitrines de leurs magasins réduites en éclats et leurs
synagogues livrées aux flammes. Un pogrom décisif qui demeure en très
pâle mais néanmoins présent filigrane, derrière les intéressantes
fictions de l’écrivain. La première débute bien plus tard, en juillet
1945, avant de renvoyer le lecteur en 1932, à la suite des souvenirs
d’un narrateur qui était pianiste de bar au Montreux Palace cet été-là.
Une jeune femme sert les clients, le pianiste la regarde, il lui plaît.
Un Allemand de passage l’a remarquée aussi, apprendra-t-on plus tard.
Le pianiste est timide, mais pas l’étranger. La guerre va passer sur
eux jusqu’au jour où…
Une histoire évoquée avec un peu plus de détails que chez Modiano, mais
avec un goût du mystère qui n’est pas sans rappeler l’univers du Prix
Nobel français. Chez Lamoth, le plus souvent, les gens n’ont qu’un
prénom, mais d’autres indices lâchés de-ci de-là permettent de se faire
d’eux une idée assez précise. L’art du conteur est là. Peu de pages
suffisent pour nous intéresser au guet de deux vigies suisses en
faction en haut du col du Simplon pendant l’hiver 1943-1944, ou à la
rencontre d’un aviateur américain interné au Davos Palace et d’une
Irene qui lui offre sa virginité sous la croix gammée du consulat
allemand, dérobée et cachée là. Un plus long récit met en scène des
musiciens, parmi lesquels le grand chef d’orchestre berlinois Wilhelm
Furtwängler, qui vécut à Clarens de 1944 à 1947. «Si ce récit met en
scène des personnages ayant existé, leurs relations et leurs
interactions avec les protagonistes de cette histoire sont purement
fictives», prévient l’éditeur.
BENJAMIN CHAIX, Tribune de Genève, 12 janvier 2020 & 24 Heures, 18 janvier 2020
Le Cristal de nos nuits: une mémoire littéraire
En parallèle de sa carrière de médecin, le vaudois Frédéric Lamoth est
aussi l’auteur de sept romans ou recueils de nouvelles publiés chez
Bernard Campiche: La Mort digne en 2003, Les Sirènes de Budapest en 2004, Orion en 2008, Sur fond blanc en 2013, Lève-toi et marche en 2016 et enfin, celui qui nous intéresse ici, Le Cristal de nos nuits cette année.
Une mystérieuse Allemande assise à une terrasse, un soldat désarticulé
dans la neige, la fosse aux ours de Berne endeuillée, la guerre aux
frontières, une croix gammée perdue dans les Grisons, un musicien
rêveur et nostalgique, un étang ridé par le vent et une fenêtre qui se
brise dans la nuit se succèdent au fil des pages de cette septième
publication de Frédéric Lamoth comme autant de petits tableaux vivants
du quotidien suisse durant la Deuxième Guerre mondiale.
L’unité du recueil repose sur les lieux et l’époque que les nouvelles
décrivent. Au début du livre, l’auteur reproduit des extraits de
quotidiens romands, le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, qui présentent des anecdotes, des faits anodins sur la vie de tous les jours durant les années quarante. Tout le projet du Cristal de nos nuits
est là: l’auteur veut faire revivre la mémoire de cette pesante époque
grâce à la fiction et au récit. L’idée de mémoire est en effet
omniprésente, elle traverse tous ces tableaux littéraires. Mais
attention, Le Cristal de nos nuits
n’est pas un roman historique, ni un livre d’historien. Frédéric Lamoth
prend un autre angle: «Ici l’histoire est intime; elle se transmet au
porte à porte. On la murmure dans les alcôves. Elle est semblable à ces
petites lumières qui veillent derrière la façade, entre des cloisons
hermétiques, dans des pièces qui ne communiquent pas entre elles».
Les nouvelles sont prenantes et l’attention du lecteur vite captée. Le
second texte, qui narre l’attente pénible d’un éventuel ennemi et la
mort accidentelle d’un soldat pendant la mobilisation aux frontières,
en est un bon exemple. On y ressent le désœuvrement, l’ennui et
l’isolement du narrateur. Frédéric Lamoth ne se prive d’ailleurs pas de
quelques tentatives poétiques: «Au-delà du pont, c’était la mer des
pâturages. Les vagues vertes, figées sous le soleil. Le silence… Notre
terrain d’entente, où l’on s’ébattait comme les poissons muets. Le vol
d’une guêpe nous interpellait avec des points de suspension». Le seul
bémol qu’on pourrait relever est le manque de saveur des dialogues qui
semblent par endroits un peu artificiels.
À travers ces sept saynètes qui se suivent et se complètent, l’auteur
nous donne une image littéraire d’une Suisse à l’ombre de l’inquiétant
Troisième Reich. Frédéric Lamoth réussit son projet de revisiter un pan
de l’Histoire helvétique avec Le Cristal de nos nuits.
JULIEN PHILIPPOZ, Blog de l’Université de Fribourg, 2019
Des histoires qui se déroulent en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale
Des histoires qui se déroulent en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale
Frédéric Lamoth sort un recueil
de nouvelles intimo-historiques fort tristes, au style élégant et à la
mort comme sujet de prédilection. Aux drames minuscules se joignent les
soubresauts de la grande Histoire
Nous avions aimé les précédents romans de Frédéric Lamoth, médecin et
écrivain. Sa dernière publication en date est un recueil de nouvelles.
Nous n’hésiterons pas à dire qu’il s’agit d’un petit chef-d’œuvre. Ces
récits ont en commun le fait de tous se dérouler en Suisse pendant la
Seconde Guerre mondiale. Celle-ci constitue la toile de fond de cinq
histoires fort tristes, où la mort est singulièrement présente.
Ce sont des pseudo «mémoires» écrits par des locuteurs différents,
hommes ou femmes. Le premier de ces récits se déroule en partie dans
les salles du Montreux Palace en 1932. Frédéric Lamoth a su
particulièrement bien saisir l’atmosphère feutrée de cet hôtel de luxe,
qui rappelle un peu celle de La Montagne magique
de Thomas Mann. La langue en est d’ailleurs élégante, et peut faire
songer aussi à celle de Jacques Mercanton. La seconde histoire est un
drame stupide, aboutissant à la mort d’un soldat, lors de la Mob, sur
les hauts enneigés de Gondo.
Plus loin, nous voici au moment de la Landi, l’Exposition nationale
suisse de Zurich en 1939. Et à Berne va se jouer une tragédie qui
secouera une jeune mariée. On retrouvera aussi, à travers ces récits,
le survol de la Suisse par des bombardiers américains et anglais, dont
l’un va s’écraser contre les parois du Grammont, ainsi que le massacre
de Saint-Gingolph en juillet 1944.
Puis l’auteur se met dans la peau du lieutenant étasunien Neil Craven,
forcé à atterrir en Suisse avec son bombardier B-17. À la grande
Histoire va se mêler un petit drame personnel. L’histoire suivante met
en scène deux grands chefs d’orchestre allemands qui se sont compromis
avec le IIIe Reich: Wilhelm Furtwängler et surtout Herbert von Karajan.
L’écriture de Lamoth est au diapason – c’est le cas de le dire – de la
musique.
L’ensemble de ces récits, qui appartiennent à la fois à l’Histoire qui
est en train de mettre le monde à feu et à sang, et à la quiétude
pourtant menacée d’une Suisse à l’abri de la grande tragédie, se joue
sur une note intimiste et s’apparente à la musique de chambre. Une très
belle réussite littéraire!
PIERRE JEANNERET, Gauchebdo, 24 octobre 2019
Sixième œuvre de Frédéric Lamoth, Le Cristal de nos nuits
a pour sous-titre «Mémoires». En tant que genre littéraire, les
mémoires rendent compte d’événements auxquels l’auteur a participé ou
dont il a été le témoin; les mémoires peuvent comporter une dimension
autobiographique, mêler au récit historique un récit intime. Si le
livre de Frédéric Lamoth est en effet tissé d’Histoire et de souvenirs
personnels, il n’est pas autobiographique: à l’exception de quelques
figures historiques, les personnages qu’il met en scène et qui
s’expriment à la première personne sont inventés.
Le titre, oxymorique, allie la transparence et la dureté d’un minéral à
une impalpable obscurité, tout en renvoyant, par inversion des termes,
au dramatique pogrom de 1938 contre les Juifs. La cristallisation
désigne aussi une réaction chimique, durant laquelle un corps se
solidifie. Le tout dernier paragraphe évoque, à la troisième personne,
la figure d’un écrivain qui semble être une sorte de double
fantomatique du narrateur en je: venant «d’un autre temps», cet
écrivain se trouve dans le hall d’un hôtel et il est troublé par les
sons qu’il entend – la musique d’un piano désaccordé –, ou croit
percevoir – des bruits de pas, du verre brisé – et «c’est là que la
mémoire cristallise». Le Cristal de nos nuits
se présente ainsi comme la solidification limpide des échos du passé,
de ce qu’on peut en découvrir à partir des traces éparses qui
subsistent.
Journaux, enquêtes, rapports, procès, l’auteur a consulté des sources
historiques. Le chapitre qui ouvre le volume en rend compte très
partiellement, citant quelques entrefilets parus entre 1939 et 1944
dans le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne.
Ces extraits sont fascinants et émouvants: on se préoccupe des oiseaux
du lac à nourrir, on signale qu’un douanier a abattu un Savoyard «qui
faisait passer de l’eau à des Israélites», on détaille le rationnement
du chocolat, on cherche «un piano, même usagé» pour distraire les
pensionnaires de l’Asile suisse des Vieillards, on rapporte que la fête
champêtre d’une société de tir a été une réussite et que le marronnier
de la Treille a déployé sa première feuille. Bref, la vie continue,
même si on perçoit en sourdine le grondement de la guerre.
Plutôt que de poursuivre dans cette voie réaliste où des détails quasi
anodins donnent un relief particulier au drame collectif en train de se
dérouler, Frédéric Lamoth a fait le choix du romanesque; à partir de
souvenirs imaginaires, il narre, en recourant à la première personne,
des drames intimes, ancrés dans des paysages suisses, où les
personnages, bien que vivant dans un pays neutre, n’échappent pas aux
conséquences du conflit qui ravage l’Europe. Dans une suite de récits
indépendants les uns des autres, il se projette dans les destins
d’hommes, de femmes et d’enfants, avec une sorte de mélancolie distante
qui est peut-être due au recours au passé simple et à l’imparfait. Elle
est peut-être aussi causée par le constat désabusé que font les
personnages quand ils se souviennent de ce qu’ils ont vécu, entre
incompréhension et impuissance, et avec un détachement qui rend leurs
histoires un peu irréelles. Davantage spectateurs qu’acteurs, ils
assistent à des drames, face auxquels ils restent le plus souvent
englués dans le silence et la résignation. Le pianiste ne proteste pas
lorsque la femme qu’il avait aimée douze ans plus tôt et qui était
partie avec un Allemand, dont on ne saura jamais le nom, et qui,
revenue en Suisse, a accepté de l’épouser, le quitte aussitôt qu’elle
apprend que l’Allemand a été libéré et veut l’emmener en Argentine. Un
chef de section en poste à la frontière ne sanctionne pas les soldats
qui ont stupidement provoqué la mort de l’un des leurs. À Berne, un
confiseur et sa femme livrent sans état d’âme d’énormes tourtes aux
«conseillers fédéraux attablés avec les diplomates du Reich» et
«travers[ent] la guerre sans autre incident» que la mort brutale – il
tombe dans la fosse aux ours – d’un enfant aux origines mystérieuses
qui leur avait été confié par une femme qui «avait su jouer de son
pouvoir de séduction pour survivre»; après ce drame, le confiseur se
comporte avec son épouse «comme si rien ne s’était passé». Une mère
fuit un village menacé d’être rasé par les Allemands en n’emmenant
qu’un seul de ses enfants, et elle assène, des années plus tard, à
celle qui avait été abandonnée: «Que voulais-tu qu’on fasse? On ne
savait pas où tu étais.» Ne pas revenir sur le passé, ne pas le
questionner, mais malgré tout, être hanté par ce qui s’est joué, en
marge de la vie quotidienne, et qui s’est infiltré partout: ce recueil
de nouvelles montre bien l’impact sournois de la guerre.
Pourtant, bien qu’il y ait eu dans notre pays des actes courageux, des
mouvements de protestation et de résistance, dans le livre de Lamoth
ceux-ci sont rares et ne sont pas le fait de Suisses. En 1944, des
soldats américains confinés au Davos Palace font disparaître la croix
gammée «qui ornait la façade du consulat». En 1945, à Zürich, le chef
d’orchestre Wilhelm Furtwängler refuse d’assister à un dîner donné par
un homme d’affaire et mécène proche du parti national-socialiste
allemand, par solidarité avec le doyen des classes de piano, d’origine
juive et adepte du mouvement dodécaphoniste jugé dégénéré par les
nazis, qui avait annoncé qu’il ne s’y rendrait pas. Le musicien qui
témoigne de cet épisode est sans doute le personnage le plus lucide du
livre, et en cela, on a le sentiment qu’il est le porte-parole de
l’auteur. Il s’interroge sur les pouvoirs de l’art: est-ce qu’il peut
permettre à des êtres de s’accorder, au-delà des idéologies ? Est-ce
qu’il peut prétendre à une existence déliée du contexte historique,
comme un absolu qui le transcenderait? Le musicien affirme que «le
passé finit toujours par nous rattraper», que la guerre, même finie
depuis longtemps, laisse dans les esprits des marques indélébiles,
provoque encore des ravages.
Le narrateur du dernier récit, un employé de l’Hôtel des Trois
Couronnes à Vevey, esquisse une voie de réparation: il faut sauvegarder
les traces des événements, conserver les documents, témoigner, faire
«notre travail de mémoire». On peut regretter que Frédéric Lamoth
représente surtout des personnages qui subissent les événements plus
qu’ils n’y résistent. Cependant, avec lucidité et justesse, il élabore
indéniablement une image de notre passé à laquelle il est important de
se confronter.
CLAUDINE GAETZI, Viceversa littérature, octobre 2019
Nuits hantées (Frédéric Lamoth)
Après plusieurs romans, tous parus chez Bernard Campiche, Frédéric Lamoth (né en 1975 à Vevey) nous donne Le Cristal de nos nuits,
un recueil de nouvelles qui tournent toutes autour du thème de la
mémoire (c'est d'ailleurs le sous-titre du livre). Le titre, bien sûr,
fait référence à la terrible Nuit de cristal (du 9 au 10 novembre
1938), pendant laquelle éclatèrent, en Allemagne comme en Autriche, les
pogroms anti-juifs.
C'est sur cet arrière-fond guerrier que se déploient les nouvelles de
Lamoth. On ne se situe pas en Allemagne, ici, ni en Autriche, mais en
Suisse, pays miraculeusement épargné par la guerre. Des Allemands s'y
sont réfugiés, comme des soldats américains obligés d'atterrir en
urgence. Lamoth esquisse leur histoire, suggère leurs rêves, ressuscite
leurs fantômes. Il y a, dans ces textes superbement écrits, un parfum
entêtant de nostalgie — de mauvaise conscience aussi: alors que
l'Europe entière est à feu et à sang, la vie en Suisse paraît bien
paisible, et presque fade.
«Il me semble aujourd'hui
encore que cette partie de ma mémoire est comme une grande maison
hantée. Une pension de fantômes qui ne trouvent pas le sommeil. Ceux
qui peut-être n'ont jamais existé ou qui, du moins, n'auront laissé
aucune preuve de leur existence.»
De longueur variable, ces nouvelles, qui semblent reliées entre elles
par le mystère du rêve ou de l'insomnie, célèbrent chacune une
disparition, une mort violente (et gardée secrète), un suicide ou un
exil. Elles donnent la parole à des êtres anonymes. Elles tournent
autour d'un drame silencieux.
La plus aboutie est la plus longue, et la dernière, me semble-t-il, qui
raconte le destin d'un trio amoureux de la musique de Schubert.
L'évocation de leur complicité, faite de connivence et de pudeur, est
très réussie, comme l'évocation des grands Kappelmeister Furtwängler ou Karajan. La nostalgie y est aussi présente que dans les chansons du Voyage d’hiver. Les personnages sont attachants et bien cernés. Lamoth a besoin d'espace et de longueur pour déployer tout son talent.
Une réussite, donc, que ce Cristal de nos nuits, même si le tout me semble un peu décousu, et quelquefois trop empreint de mauvaise conscience.
Blog de JEAN-MICHEL OLIVIER
Alors
que nous sommes déjà aux portes d'octobre, en faisant un petit retour
en arrière sur mes lectures depuis janvier, je me suis rendue compte
que j'ai eu peu de coups de cœur: le Shimazaki du début d'année (bien
sûr), le manga Les liens du sang, et L'usurpateur, un polar norvégien.
Voici mon quatrième coup de cœur, auquel je ne m'attendais pas.
Nous nous sommes avancés à
découvert, comme des maquisards qui se rendaient à l'ennemi. La mort
avait gagné. Résignés, nous nous sommes approchés de la crête qui ne
laissait entrevoir qu'un bout de ciel gris devant nos yeux. Nous nous
sommes penchés à tour de rôle pour voir le corps qui gisait au fond de
la ravine.
— Mais qu'est-ce qu'on a fait? Qu'est-ce qui s'est passé, nom de Dieu?
Mangin semblait interroger la montagne qui ne rendait aucun écho.
(...)
— Alors quoi ? Faites une prière pour Kartoffeln !
Les hommes sont restés alignés
sur le bord du fossé, alors que le vent faisait à nouveau entendre son
souffle impatient. Pendant ce temps, j'ai écrit dans mon carnet que le
soldat Kartoffeln, puisque personne ne pouvait me dire son vrai nom,
avait été retrouvé mort dans le fond d'un ravin où il avait, selon
toute vraisemblance, chuté accidentellement. Puis j'ai donné l'ordre du
départ. (pp. 46-7)
Le recueil de Frédéric Lamoth comprend sept nouvelles (sans titre) qui
se déroulent toutes en Suisse, durant la seconde guerre mondiale. Je
crois avoir déjà écrit plusieurs fois sur ce blog que je ne suis pas
particulièrement attirée par les textes se déroulant à cette période,
mais aussi de mon étonnement pour l'intérêt qu'elle suscite encore
aujourd'hui auprès des écrivains contemporains. Je crois que ma
réticence est en partie due au fait que la Suisse étant restée neutre
durant le conflit, les gens d'ici ne l'ont évidemment pas vécu de la
même manière que dans les pays occupés. Pourtant, ce qui m'a justement
plu dans les textes de Lamoth, c'est qu'ils montrent que la guerre ne
s'est pas arrêtée aux frontières. Qu'elle a aussi eu un impact sur la
vie des gens ici. Hommes mobilisés pour garder les frontières, soldats
américains en détention à Davos, personnages en exil en Suisse,
d'autres qui réapparaissent après des années d’absence, ravivant des
souvenirs chez d'autres. Chaque histoire mêle habilement fiction et
événement(s) historique(s), notamment dans le texte qui m'a le plus
plu, celui faisant surgir les figures de deux célèbres chefs
d'orchestre: Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan. Et le
magnifique deuxième mouvement du trio pour piano, violon et violoncelle
(op. 100) de Schubert.
Ce que la musique a fait de nous…
Je devais commencer par m'interroger sur moi-même. Cette phrase aurait
pu me servir d'épitaphe, celle d'un artiste veule et égoïste qui s'est
retranché dans son univers hermétique avant de le voir se consumer.
Elle s'appliquait aussi à Wilhelm Furtwängler, que la musique avait
élevé au-dessus du commun des mortels, avant de le faire asseoir sur le
banc des accusés. (...)
Mais ce n'était pas de cela
dont parlait Furtwängler. Tout cela était trop évident, trop
affligeant, pour que l'on pût espérer changer quoi que ce fût. Il
s'agissait d'autre chose... Quelque chose qui aurait pu influencer le
cours d'une vie. Et c'était précisément là où j'avais échoué. Dans le
dessein surréaliste qui était à l'origine de ce trio. En imaginant la
rencontre improbable entre une Juive et un Allemand, qui avaient tous
deux vécu en marge de la guerre. Deux lignes distinctes, contrariées,
que je prétendais accorder dans l'art du contrepoint rigoureux par
cette sorte d'alchimie dont Schubert à le secret. (pp. 120-1)»
Des fragments de vie dans chaque texte qui s'enchaînent de manière
fluide. J'ai beaucoup aimé le style, la fluidité de l'écriture, le
parfum de réminiscence(s) qui baignent l'ensemble.
J'ai eu la chance que l'on me prête ce recueil (merci !) mais je
relirai Frédéric Lamoth (écrivain et médecin suisse, né en 1975 à
Vevey).
Blog Nez dans les livres
Script du montage photos de la RTS sur Le Cristal de nos nuits. TJ Midi du3 octobre 2019.
Loin des canons mais pas des épreuves, un roman sur la Seconde guerre mondiale vue de Suisse
Sont-ce des Mémoires, ou plutôt des fragments de vies dont le point
commun est d'avoir traversé la Seconde guerre mondiale? L'écrivain et
médecin romand Frédéric Lamoth choisit, dans un roman qui a les allures
d'une succession de nouvelles, d'évoquer les résonances que la Seconde
guerre mondiale a eues en Suisse. Alors certes, le titre est maladroit:
Le Cristal de nos nuits
rappelle trop fortement un dramatique pogrom qui n'a pas touché la
Suisse et n'est pas même évoqué dans le livre. Reste que la narration
s'avère intelligente et fluide, suffisamment pour que le lecteur
s'intéresse à ce qui se passe et joue le jeu des méandres du récit.
L'absence apparaît comme le fil rouge des pages du Cristal de nos nuits.
Absence des hommes bien sûr, avant tout, sachant cependant que ceux-ci,
en Suisse, ne sont guère morts au champ d'honneur entre 1939 et 1945 –
encore que. Il sera donc surtout question d'hommes mobilisés pour
attendre un ennemi potentiel, ou alors de cet ivrogne mort après avoir
dégringolé dans un ravin – excité certes par des militaires en faction.
Ces absents, souvent partis hors conflit, ce sont donc des pères, des
maris, des amoureux. Untel est même parti sur le front de l'Est avec
l'armée allemande, et l'on ne sait même pas s'il y est mort.
De ces absences, l'écrivain fait émerger des secrets, travestis par des
mensonges qui permettent aux adultes de ne pas dire directement la mort
ou l'incompréhension aux enfants. Du coup, sans qu'on sache pourquoi,
certains personnages surréagissent et refusent des choses habituelles:
une mère qui a menti à son enfant refuse ainsi qu'on parle d'aviation
en sa présence parce qu'elle a inventé un destin héroïque d'aviateur au
papa disparu. Tout cela sonne vrai et sensible.
Que ce soit dans les palaces montreusiens ou dans la rudesse des
montagnes, l'auteur conçoit donc des destins de personnages installés
en Suisse et pourtant marqués par la Seconde guerre mondiale. L'auteur
les fait résonner avec des épisodes de la grande Histoire, quand elle
vient frapper la Suisse romande, comme sans faire exprès: épisodes
belliqueux du côté de Saint-Gingolph, avion écrasé dans les montagnes
autour de Genève. Il sera aussi question des réfugiés en Suisse,
anonymes ou célèbres, admis ou non. Parmi eux, la figure de Wilhelm
Furtwängler apparaît comme un zénith du roman Le Cristal de nos nuits.
Zénith en effet, puisque l'auteur lui consacre tout un chapitre,
détaillant ses interprétations de chef d'orchestre, entre autres à la
Tonhalle de Zurich. Adoptant un ton d'historien, le portrait se fait
particulièrement précis, et cherche à montrer de ce chef d'orchestre
l'image d'un opposant farouche au nazisme. Cela, afin d'amener une
image nuancée d'un musicien qu'on a volontiers associé au régime
hitlérien. L'évocation du grand chef d'orchestre allemand, souverain
dans la Neuvième de
Beethoven, fait du reste écho à la musique du pianiste de bar amoureux
qui occupe le début du livre. Ce n'est là qu'une résonance, la plus
évidente peut-être, d'un livre qui joue de façon plus ou moins serrée
sur les rapports entre de nombreux personnages.
Soigné dans l'écriture, laissant apparaître des personnages confrontés
à la réalité d'une époque de guerre à la fois vue de loin et
susceptible de s'imposer, Le Cristal de nos nuits
est construit comme une succession d'histoires discrètement liées entre
elles, qui prennent surtout l'allure d'une narration de rêves
introduits par des paragraphes imaginatifs en italiques qui suggèrent
que quelque chose va se passer... sans qu'on sache trop quoi. Mais les
Mémoires, ou plus précisément les souvenirs, flous ou non, baignés de
musique par moments, y pourvoiront.
Blog de DANIEL FATTORE
Les «Mémoires» dont il s'agit dans Le Cristal de nos nuits
ne sont pas ceux de l'auteur, comme le lecteur pourrait le penser de
prime abord. Ce sont celles de personnages qui se cristallisent à
partir d'une réminiscence nocturne.
Comme ces histoires ont toutes un lien avec la Seconde Guerre mondiale,
le titre ne peut que faire penser à la terrible Nuit de Cristal pendant
laquelle furent victimes de nombreux Juifs les 9 et 10 novembre 1938
sur tout le territoire du Reich.
Ces sept histoires se passent cependant en Suisse, pendant ces heures
parmi les plus sombres de l'Histoire du XXe siècle. Frédéric Lamoth ne
leur donne pas de titre, mais, en prologue, il reproduit des coupures
de presse de 1939 à 1944, pour l'ambiance.
Les réminiscences nocturnes?
- En 1945, après douze ans d'absence, Monique est réapparue aux
yeux du narrateur dans un restaurant à côté du Montreux Palace où il
l'avait connue;
- L'hiver rappelle au narrateur l'hiver 1943-1944 pendant la Mob, où un drame s'était produit accidentellement en montagne;
- Une commerçante reconnaît dans une cliente la femme qui lui avait donné à garder son fils Horst à partir de février 1941;
- Une jeune femme se souvient de son camarade d'enfance, Rémi, qu'elle
a perdu de vue en juillet 1944 quand les Allemands ont incendié
Saint-Gingolph;
- Un aviateur américain est hanté par la seule fois où, dans une
scierie, il a étreint Irene à l'été 1944, dans le sang et les larmes;
- Un faire-part de décès en 1989 d'une femme juive remémore à un
compositeur le temps où il voulait jouer en trio avec elle et un jeune
homme, juste après guerre;
- Le fracas des verres d'une fenêtre qui s'ouvre rappelle au narrateur
quand un bombardier s'était écrasé sur le Grammont et que les fenêtres
avaient volé en éclats.
Toutes ces histoires donnent des visages bien sombres de la Suisse,
parce que la guerre ne s'est pas arrêtée à ses frontières ou, en tout
cas, a eu des conséquences sur la vie de ses habitants et sur celle de
ceux et celles qui s'y sont retrouvés.
Ces histoires sont, pour les personnages, au mieux des occasions
manquées ou des moments de plus de peur que de mal, mais qui suscitent
l'angoisse.
Ces histoires sont au pire des accidents mortels, provoqués par
négligence ou pour donner une leçon, ou des relations non consenties.
Les circonstances exceptionnelles, si elles les favorisent, n'excusent pas certains actes.
Blog de FRANCIS RICHARD
Dans Le Cristal de nos nuits,
l’auteur dresse un portrait intime de la Suisse dans l’ombre du
Troisième Reich. Des personnages se réincarnent dans l’insomnie d’une
nuit limpide: une femme qui parle allemand sur la terrasse d’un café
montreusien, un soldat qui gît encore sous la neige, un violoncelliste
qui livre sa confession à propos d’un trio de Schubert… Dans cette nuit
de cristal, ce ne sont pas les bourreaux ou les victimes qui nous
ouvrent leur perspective, mais ceux qui ne dorment pas et écoutent
derrière les volets clos.
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