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Voici une voix singulière, charpentée et fragile.
Voici un coup de poing de tendresse première.
Voici une parole de galets et de ronces, polie par le torrent, sanguine sous l’épine.
Chaque monologue de Probst est une musique particulière, une partition
construite sur le souffle, dans le matériau langagier le plus juste, et
certainement le moins complaisant.
Il faut «du coffre» pour faire résonner ces solitudes.
Il faut que ça swingue, que ça jazze, que ça balance, que ça mâche et ça décape!
Il faut se laisser prendre par cette scansion si personnelle et si fascinante.
C’est un hoquet fondateur, aux récurrences jubilatoires.
Il y a du Ramuz et du Cendrars dans cette langue.
Prendre le pouls de cette écriture, c’est accepter de s’abandonner à l’arythmie du poète.
Le théâtre en a tellement besoin !
PHILIPPE MORAND, directeur de la collection Théâtre en camPoche
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Jacques Probst, poète océanique
Amoureux
des trains, à condition qu’ils partent loin, l'écrivain genevois admire
les gardiens de but, Charlie Parker et les naufragés valeureux.
Rencontre à l'occasion de la publication de huit de ses monologues.
Sur
son îlot, en cette nuit de 1976, Jacques Probst cauchemarde. Déposé par
un ami sur un gros caillou en face de Corfou, l’auteur de Jamais la mer
n’a rampé jusqu’ici, 24 ans alors, s’est donné une semaine pour écrire
une pièce, loin de tout. Au cœur de la Méditerranée, ce disciple de
Cendrars a pris ses précautions: trois litres d’ouzo, trois livres,
dont la Bible, du papier et des stylos. L’essentiel: l’azur, l’écume,
l’encre. Mais des rats surgissent des rochers au crépuscule et le
harcèlent sur son lit de varech. Jacques Probst s’imagine lacéré.
Résiste au sommeil, puis capitule. Ces rongeurs ne mordent pas. Et
l’enfant des beatniks peut libérer sa prose. Apaisé, jusqu’à ce caprice
des dieux: la mer a des humeurs océaniques et le voici coupé du monde.
Il restera neuf jours de plus sur son rocher et en reviendra avec Lise, l’île.
Vingt-neuf ans plus tard, alors que le soleil dégouline sur les
visages, le Genevois Jacques Probst se rappelle ces rats hospitaliers.
Lise, l’île ouvre le beau recueil que Bernard Campiche consacre à ses
monologues, dans la collection Théâtre en camPoche.
Huit textes écrits entre 1976 et 2004. Des histoires de ring, de
panique, de jazz. Des écorchures qui rendent Probst unique. Un deuxième
volume suivra en novembre. «On m’avait déjà proposé de tout éditer,
mais j’avais refusé, raconte Jacques Probst. L’éditeur en question
faisait du vilain boulot. Là, c’est sérieux.» Jacques Probst gronde
et caresse dans le même mouvement. C’est son style. Ce fils de
linotypiste aime trop les livres pour les supporter mal fagotés. A 53
ans, il a le franc-parler de ses 15 ans et toujours ses yeux bleus à la
Michel Strogoff. Il a frisé le k.-o. souvent, comme un héros de Jack
London, l’un de ses maîtres. Sa vie est un poème. Il en avait fait le
vœu adolescent. En trente ans, il lui est arrivé de fomenter au fil de
l’encre des révolutions dans un pays qui ressemble à la Suisse (La Septième Vallée). Mais aussi d’imaginer des villes six pieds sous le désert comme dans Missaouir, la ville, programmée par Benno Besson à la Comédie en 1983.
Quand il n’imagine pas des drames au bout d’une jetée, cet homme qui
chérit la mer sans avoir jamais levé les voiles joue ses textes et ceux
des autres, avec la rage de ceux qui montent à l’abordage. Le poète de La Lettre de New York
– il n’a jamais mis les pieds en Amérique – se distingue dans la
constellation des auteurs romands. Patron du Théâtre Kléber-Méleau,
Philippe Mentha, qui croit en Probst depuis ses débuts, en est
convaincu: «C’est chez Michel Viala et Jacques Probst que j’ai trouvé
le plus de matière et de plume. Une personnalité à travers un style.»
Directeur du Théâtre Saint-Gervais à Genève, Philippe Macasdar, qui le
suit depuis vingt ans, est élogieux lui aussi: «Acteur, il frappe par
sa puissance physique et intellectuelle. Pas un hasard s’il était si
bon dans La Mission de Heiner Müller, monté en 1989 par Matthias
Langhoff.» À l’origine de cet engagement poétique, l’amour de la
fable. La fiction comme appel du large, comme champ infini de
projections, comme conquête de l’autre et quête de soi. Jacques Probst
a 4 ans et son père lui lit chaque dimanche La Chèvre de Monsieur Seguin, Vingt Mille Lieues sous les mers,
etc. L’enfant en veut toujours plus. Il arpente la toundra avec ses
héros, jusqu’à ce jour où il décide de devenir maître de ses fictions.
Son père vient d’achever le deuxième tome d’un roman de Curwood,
une histoire de trappeurs et d’Indiens dans le Grand Nord. Catastrophe:
la suite manque. Jacques Probst, 9 ans, l’invente. «Chaque dimanche, je
dictais à mon père les chapitres que j’avais écrits pendant la semaine.»
À 15 ans, Jacques Probst s’envole. Sur sa ligne de but, gardien des
Juniors C du Servette. À l’école aussi, où il néglige tout, sauf le
français. Il a des audaces à la Boris Vian. Sur les feuillets d’un
examen important, il brode des vers, à la place de la dissertation
attendue. Colère de l’enseignant: «L’école n’est pas une école de
poésie.» Jacques Probst n’y mettra plus les pieds. Il rencontre Michel
Viala, de vingt ans son aîné. Ils trempent leurs lèvres dans les mêmes
liqueurs, font trembler les bistrots en enfants de bohème touchés par
la grâce. «Nous entrions dans les cafés et Michel Viala lançait: «Voilà
Rimbaud, moi je suis Verlaine.» À cette époque, Jacques Probst se met à
boire comme ses idoles, François Simon, Beethoven, Van Gogh. Pendant
trente-cinq ans, il est alcoolique, deux à trois litres de whisky par
24 heures selon les périodes, comme il le raconte.
«J’ai arrêté de boire, dit-il. J’écris davantage depuis que je ne bois
plus. Et je suis plus exigeant. Avant, je pouvais écrire quatre-cinq
pages en une nuit; à présent, je me contente de deux-trois
paragraphes.» Triomphe de la volonté que cette abstinence? «Pour
arrêter, il faut vouloir vivre, corrige Jacques Probst. Il faut avoir
peur de crever.» L’anar, baptisé orthodoxe sur le tard, aime trop
sauter dans les trains sans connaître leur destination pour se résoudre
au néant maintenant. Et puis il est amoureux, de sa femme, l’actrice
Juliana Samarine. Depuis vingt-deux ans, «il vit à cause d’elle». «J’ai
épousé une fée.» Ils ont une fille, Anne, qui disperse ses jouets dans
l’appartement. Pour ses douces, Jacques Probst larguera encore les
amarres. Puis il partagera avec elles ses mirages: la vie telle qu’elle
l’écorche.
ALEXANDRE DEMIDOFF, Le Temps
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«Avec moi, dans tous les domaines, c’est un peu l’extrême... Le problème, c’est qu’avec l’alcool, l’extrême devient dangereux.»
Les monologues d’un Robinson alcoolique
Dramaturge
et acteur genevois, Jacques Probst est un petit neveu de Cendrars et de
Charlie Parker. Ses étonnants «Monologues», forcément
autobiographiques, sont enfin publiés chez Bernard Campiche.
Jacques Probst, en 1976, vous écrivez «Lise, l’île» sur une île déserte près de Corfou...
Depuis
quatre ou cinq ans, un de mes copains, Bernard Heyman, vivait là-bas de
la pêche, avec son petit bateau, et il me logerait pour rien. J’arrive
à Corfou, je fais trois pas dans le village, j’entends: Hé, Probst!
C’étaient des types que je rencontrais au Café du Commerce, place du
Molard, à Genève... Plus loin, encore des Genevois: Hé, Probst! Sur la
plage, une nouvelle dizaine... J’ai dit à Bernard: écoute, je retourne
à Genève boire un verre tranquille place du Molard... Bernard me dit:
attends! tu vois là-bas, à l’horizon, cette île, eh bien elle est
déserte. Si tu veux, je t’y emmène avec mon bateau et tu peux y passer
une semaine tout seul - Pourquoi pas toutes les vacances? - Non, non,
vas-y déjà une semaine, tu sais pas comment c’est d’être tout seul sur
une île pendant une semaine, tu verras...
Début de la vie de Robinson Crusoé...
J’ai
emporté de quoi écrire, quelques vivres et trois litres d’ouzo qui
n’ont pas fait vieux. Pas d’eau, car Bernard m’a appris un truc: dans
la falaise d’argile, on creuse quatre ou cinq cuvettes, comme des
sortes de bénitiers, et chaque matin je relevais mes cuvettes avec
l’eau pure qui avait suinté de la falaise. Bien sûr, avec les embruns,
elle était un peu saumâtre, un peu salée. Mais bon, moi, les conditions
inconfortables, ça ne me gêne pas, ça m’arrange plutôt.
Les trois premières nuits, vous ne fermez pas l’oeil, racontez-vous dans l’un des monologues, «La Maison rose».
À
cause des rats. Je connais les rats d’égouts genevois. Mais là-bas,
c’étaient des rats gros comme des lapins, avec une queue de rat quand
même et un pelage plus sympathique. Quand la nuit tombe et qu’on les
voit sortir de partout, on a forcément des fantasmes, on se dit: ils
vont me bouffer entièrement sitôt que je serai endormi - et même si je
me réveille, il y aura déjà un lobe d’oreille qui aura disparu! En
fait, tout s’est bien passé: ils me mordillaient bien un peu les doigts
qui dépassaient du sac de couchage, mais c’était juste pour voir si
c’était encore bien vivant: dès que ça réagit, ils arrêtent. Il faut
que ce soit mort pour qu’ils continuent. Mais je n’étais pas mort. Et
puis très vite, je les ai trouvés sympathiques, ces rats, ils seraient
pas venus chaque nuit, ça m’aurait manqué... Je leur ai même cuit du
riz dans une marmite un soir. Moi, j’aime pas tant le riz, alors...
Un vrai festin de rats...
Ah,
elle a pas traîné, la marmite! Au bout d’une semaine, le vent s’est
levé. Un vent cyclique du même genre que le mistral dans le Midi, qui
dure trois, six, neuf ou douze jours, mais jamais cinq ou sept. Là, il
a duré neuf jours. Bernard m’avait prévenu: si la mer est grosse, je ne
pourrai pas venir te chercher. Donc, je suis resté neuf jours de plus.
Mes citrons étaient finis, je n’avais plus rien à manger, sauf un ou
deux petits trucs que j’ai réussi à pêcher avec le fil et les hameçons
que Bernard m’avait donnés. Je ne suis pas un gros mangeur. Donc, pas
de problème. En revanche, j’avais terminé les trois bouquins que
j’avais emmenés. Il n’y avait plus rien à faire, et je me suis mis à
écrire ce que de toute façon j’aurais écrit au retour. Cela a donné Lise, l’île.
Quand Bernard est venu me chercher, j’en avais écrit trois versions.
Avant de quitter l’île, j’ai tout relu, gardé la meilleure et brûlé les
deux autres.
Le recueil de vos
«Monologues» qui paraît chez Campiche débute en 1976 en Grèce par cette
histoire. Et il s’achève pratiquement aussi en Grèce, sur une autre
île, en 2004. Un vrai périple ulysséen!
C’est
un hasard. Je m’en suis moi-même aperçu quand j’ai reçu le livre
imprimé: tiens, ça commence par une île et ça finit par une île! Cette
deuxième île, c’était celle de Zakinthos, où une amie nous a loué l’été
dernier une maison pour presque rien dans un endroit formidable. Avec
Juliana, ma femme, et ma fille Tchik-Tchouk (Anne), on avait prévu de
rester là-bas six semaines - d’habitude on préfère l’Ecosse, mais là on
voulait que la petite puisse se baigner. C’était mai 2004, et depuis
deux mois, après un spectacle que j’avais fait avec Jean-Luc Bideau, je
buvais énormément.
C’était nouveau, ça?
Ah
non. J’ai commencé à boire à l’âge de 16 ans. Ça fait trente-sept ans
que je bois. Dès 25 ans, je le savais: j’allais vivre avec l’alcool. Il
y a des alcooliques qui boivent en dosant, moi je ne dose jamais. Si je
commence avec un whisky à 8 heures du matin, ça peut tenir jusqu’à 8
heures du matin suivant... les bouteilles s’enchaînent... jusqu’au
moment où ça tombe... J’ai connu des périodes vraiment trop
alcoolisées: je faisais des chutes, je me cassais les côtes, la jambe,
les bras. Avec moi, dans tous les domaines, c’est un peu l’extrême...
Le problème, c’est qu’avec l’alcool, l’extrême devient dangereux.
Comme
à Zakinthos: pendant que votre épouse et Tchik-Tchouk vont se baigner
dans une crique merveilleuse, vous ne bougez pas du banc de pierre
devant la maison.
J’y restais 24
heures sur 24. Et puis, la table, le banc, c’était pas mal... moi je
m’en fous de la Grèce. D’ailleurs, je pouvais plus tellement bouger de
là: j’avais plus les jambes pour. Juliana me ramenait de l’épicerie
trois bouteilles de rouge le matin, et trois l’après-midi - elle
espérait en vain que j’arrête le whisky, pensant qu’à tout prendre, le
rouge, ça valait quand même mieux. Sur ce banc derrière cette table,
j’essayais d’écrire - puisque j’avais une commande de François Rochaix
pour une pièce, celle qui s’intitule Aldjia, la femme divisée
dans le recueil - mais physiquement ça n’était plus possible, même si
les mots s’enchaînaient dans ma tête. Je n’en étais plus au stade où
l’on se demande à quelle heure on commence à boire le matin... Je ne
m’arrêtais plus du tout... Sur 24 heures, je dormais deux heures par-ci
par-là. Le reste du temps, je buvais du whisky toute la journée à
raison de 2-3 bouteilles par 24 heures, et du rouge toute la nuit, avec
des passages à l’ouzo. Redoutable, l’ouzo! Je n’y avais plus goûté
depuis mes trois bouteilles, sur la première île, en 1976. Deux
semaines après notre arrivée à Zakinthos, j’ai rempli un verre de bière
d’ouzo pur. Je ne sais même pas si je l’ai terminé: black out total pendant dix jours. Juliana m’a raconté la suite.
Mais c’est impossible de boire autant! On meurt, on crève, on claque...
C’est
ce que j’étais en train de faire, mais je ne le savais pas. Ma femme,
elle, devait le sentir. On m’a retrouvé la gueule ensanglantée. Je ne
suis pas suicidaire, j’aime ma femme, j’aime ma fille, et même si je ne
devais gagner que trois jours sur le destin, je suis preneur. Quelques
jours plus tard, de retour à Genève, je vois le DrGâche (presque un
homonyme du Dr Gâchet qui soigna Van Gogh!) le chef du service
d’alcoologie à l’hôpital, qui m’invite à me présenter le lendemain à ce
que j’appelle la Maison rose dans mon recueil. Soit le Petit Beaulieu,
place Reverdin. Là, je suis tombé sur Alfonso, un infirmier, un
Chilien, un type génial!... avec un accent à couper au couteau. Il est
direct, il prend pas des gants, il y va franco! Ce matin encore, je
reviens d’une réunion qu’il anime...
Un an après l’épisode de Zakinthos?
Oui,
parce que... J’ai rien bu pendant un an! 362 jours sans rien boire,
j’ai compté. Mais avec Juliana et Tchik, on était à Londres il y a un
mois: je vais dans un pub je sais pas pourquoi. Je voulais commander
une limonade, je demande un double whisky... Je me dis: t’es fou! t’es
cinglé! Mais je bois. Je rentre chez ma belle-mère, où nous logions et
là, j’ai bu pendant trois jours et trois nuits. Et puis, j’ai appelé la
Maison rose, à Genève. Au téléphone, ils m’ont dit: on vous attend.
Quand je suis arrivé, ils m’ont félicité: c’est très bien, vous n’avez
rechuté que trois jours. Oui, parce que d’habitude, quand c’est
reparti, on se dit, bon, au moins profiter pendant six mois... Quand
même, je m’en voulais de cette rechute... On a tout fait pour me
consoler: c’est pas grave, c’est rien du tout, c’est normal...
La Maison Rose est une maison bien.
Oui,
j’adore me rendre là-bas. L’an dernier, une infirmière m’a dit: mais
maintenant vous n’avez plus besoin de venir tous les jours! J’ai dit:
si! moi je viens pour le plaisir d’écouter Alfonso. Si Alfonso donnait
des cours de théâtre, je prendrais des cours chez lui. Finalement, je
me fous de quoi il parle, Alfonso, pourvu qu’il parle. En plus, là,
c’est de l’alcool qu’il parle, et ça, c’est un sujet en or, un sujet
qui m’intéresse! Et il est doué là-dessus! C’est le premier type que
j’ai vu à ma sortie des brumes de l’alcool - oui, parce que évidemment
la nuit précédant mon entrée à la Maison rose, je n’avais pas lésiné:
deux bouteilles de whisky et trois de rouge espagnol. Quand j’ai vu
Alfonso, il a dû se produire le même phénomène qu’avec les oies de
Konrad Lorenz. Vous connaissez l’histoire? Konrad Lorenz avait remarqué
que les oisons - les petits d’oie - lorsqu’ils éclosent se mettent à
suivre la première chose qui se présente à eux, comme si c’était leur
mère. Lorenz avait fait l’expérience sur lui-même: à peine nés, les
oisons lui collaient aux mollets. Moi, peut-être que c’est ça: le
premier visage que j’ai vu dans ma vie sans alcool, c’est celui
d’Alfonso. Comme j’ai commencé à boire à 16 ans - mon regard était
jusqu’alors celui d’un enfant - , on peut dire que l’an dernier, j’ai
découvert pour la première fois le monde sans alcool. Voilà,
aujourd’hui, je suis comme un oison qui sort de l’oeuf...
JEAN-FRANÇOIS DUVAL, Migros Magazine
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Les
huit monologues pour le théâtre écrits par le comédien genevois sont
réédités en un seul recueil. Deux volumes rassembleront ses autres
pièces. Découverte d’un grand écrivain.
Il
dit que ce sont les musiciens et les boxeurs qui lui ont appris à
écrire. Et cela n’a vraiment rien d’une pose intellectuelle: ses
phrases ont le rythme syncopé du jazz, la puissance et le souffle du
boxeur sur le ring. Jacques Probst s’exprime pourtant avec retenue. Un
mélange de timidité et de rudesse. L’homme est bourru, nous avait-on
averti. Devant sa tasse de thé noir, il nous semble plutôt à fleur de
peau. S’efforçant de dire au plus juste, de toucher à l’essentiel, sur
la page comme dans la vie. On le connaît avant tout comme ce
comédien charismatique qui, depuis plus de trente ans, arpente les
scènes romandes. On lui découvre aujourd’hui une stature de poète.
Edités dans la nouvelle collection Théâtre en camPoche,
dirigée par Philippe Morand aux éditions Bernard Campiche, ses Huit
monologues pour le théâtre précèdent la publication de ses autres
pièces – deux volumes à paraître cet automne. «On m’avait déjà demandé
de rassembler mes textes pour les rééditer, et j’avais refusé, explique
Jacques Probst. Mais là, c’est différent. Bernard Campiche fait un très
bon travail.» Belle reconnaissance de son talent d’écrivain? Il balaie
le compliment. «Mon public est celui de la scène avant tout.» Pourtant,
il s’essaie aujourd’hui à la prose. Nouvelles, roman? «Je ne sais pas
encore.»
Perdants magnifiques
De
«Lise, l’île» (1976) à «Aldjia, la femme divisée» (2004), la plupart de
ces huit monologues sont connus du public théâtral: il a frémi avec
l’entraîneur de foot devant le match qui causera sa chute, souffert
avec Torito, boxeur solitaire en fin de gloire; il a tremblé pour le
capitaine de ce navire danois échoué dans les glaces du Nord, ou pour
Aldjia, la femme du lévite de l’Ancien Testament, celle qui fut violée
et assassinée. «Les perdants, ce sont ceux qui ont quand même livré le
combat. Beaucoup de gens ne perdent jamais, mais ne sont jamais sortis
de la ligne.» Jacques Probst, lui, a brûlé par les deux bouts sa
vie de poète. Né en 1951 à Genève, il arrête l’école à 15 ans et
rencontre Michel Viala, de vingt ans son aîné, qui fait du
café-théâtre. Ils se produisent dans les cafés genevois. «Il
m’apprenait à lire mes poèmes, puis on jouait ses pièces.» C’est aussi
l’époque des premiers verres. «A 16 ans, cela fait partie d’un idéal
romantique: Viala et tous les poètes que j’admirais étaient pétés.»
Parole scandée
Jacques
Probst écrit alors Jamais la mer n’a rampé jusqu’ici, que Philippe
Mentha monte au Théâtre de Carouge. Michel Viala, Philippe Mentha,
François Simon: «trois professeurs, trois pères» pour Probst, qui
apprend le métier sur le tas. «Il n’y avait pas de vraie école à
l’époque. Le Conservatoire proposait quelques heures de cours deux
jours par semaines, que j’ai suivis pendant six mois. Michel Viala me
les avait payés. Mais de toute façon, les grandes écoles de théâtre
sont des fabriques à chômeurs.» Il a la chance de débuter au bon
moment: «En 1968, il y avait peu de comédiens, peu de théâtres, pas
d’école. Il était plus facile d’en vivre. Je n’aimerais pas être
adolescent aujourd’hui: ils n’ont plus de rêves, que des soucis.»
S’il mène en parallèle jeu et écriture, Jacques Probst se considère
d’abord comme «quelqu’un qui écrit». Les deux sont liés bien sûr. Ses
mots ne demandent qu’à s’incarner, ses phrases attendent le souffle du
comédien. On est frappé par une parole scandée, musicale: «Quand
j’écoute Charlie Parker, j’ai besoin de prendre un stylo. Quand j’écris
une pièce avec quatre personnages, j’écoute un quartet: je suis
attentif au moment où chaque musicien entre et sort, au rythme des
échanges.» Jacques Probst n’est jamais seul en scène: «Mes monologues
sont des concerts: je convie des musiciens, qui écrivent les moments
charnière. Lorsque ma fille Marie et Claude Thébert ont interprété
Rencontre sur la neige, ils dialoguaient avec cinq musiciens.»
Pour Jacques Probst, la page écrite est une partition – la mise en page
marquant les respirations, avec pieds et retours à la ligne en guise de
ponctuation. Il écrit à la main, dit son texte à haute voix, le
réécrit, le répète, jusqu’à ce que forme et fond coïncident. On lui dit
que c’est rare, cette adéquation entre style et contenu, ce rythme qui
fait sens, cette charge d’émotions que l’histoire seule ne saurait
susciter. Il esquive et cite Cendrars, dont il a joué maintes fois La
Prose du Transsibérien: «Les pommes et les poires de Cézanne, on s’en
fout, on en a déjà vues. Pourquoi ses tableaux nous intéressent? Tout
est dans la manière dont il les peint.»
Vivre encore
À
le lire, on se laisse aussi emporter par le courant – un rythme
fondamental qui bat le pouls douloureux de la solitude et d’une liberté
toujours à conquérir. N’est-il pas apaisé aujourd’hui? Après
«trente-sept ans de métier, quand boire est devenu un métier», Jacques
Probst a dit adieu à la bouteille. «L’alcoolisme est une maladie, on
n’est plus responsable de grand chose. Maintenant que je ne bois plus,
je suis beaucoup plus critique et exigeant, et j’écris beaucoup plus...
Que faire d’autre?!» plaisante-t-il.
Dans Huit monologues,
deux textes non destinés à la scène relatent ses dernières semaines
avec l’alcool, la mort toute proche lors de vacances «à Vassilikos sur
l’île de Zakinthos», sa cure. La force d’arrêter? «C’était boire ou
vivre.» Et vivre en vaut la peine lorsqu’on est père d’une petite fille
de trois ans et amoureux de sa femme, la comédienne Juliana Samarine.
Il lui donnera la réplique cet hiver dans Trahison, de Harold Pinter. «Je jouerai l’amant de ma femme, après vingt-deux ans de mariage... c’est bien, non?»
ANNE PITTELOUD, Le Courrier
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«Jacques
Probst est, avec Michel Viala, l’un des auteurs de théâtre les plus
marquants de ce pays et de francophonie. Par sa personnalité et son
écriture: un écrivain fondateur, de grand souffle et de complète
originalité. Il y a chez lui du grand voyageur à la Cendrars, avec un
lyrisme qui n’est qu’à lui, des récurrences à la Thomas Berhnard et des
pics extraordinaires, comme dans La Maison rose où il raconte
sa descente aux enfers de l’alcool. La boxe, le football, la passion
des mots, la vie à bras-le-corps: voilà tout Probst!»
PHILIPPE MORAND, «Mon choix», 24 Heures
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Sur la création de Aldjia, la femme divisée, au Théâtre de Carouge:
Voyage du souvenir
C’est
un hall de gare, où les vitres s’embuent, où le sol est sale. Tirant sa
valise derrière elle, une femme (la comédienne Laurence Montandon)
cherche une banquette dans l’espace gris. C’est pour elle que le poète
Jacques Probst a pris la plume pour conter ce récit barbare de
l’humanité, figé à jamais dans le Livre des Juges de l’Ancien
Testament. Dans ce lieu, les souvenirs se brouillent, comme toutes ces
vies qui se lient en un seul être. La voyageuse en partance se rappelle
d’une équipée ferroviaire, où, face à elle, un homme lit Le Livre des Juges:
son histoire. Remontent dans la poitrine d’Aldjia un ballet de
souvenirs secs et douloureux. Elle se rappelle de ce viol collectif,
sur la route qui mène de Bethléem à la montagne d’Ephraïm. De son
corps, devenu champ de bataille, et de son cadavre abandonné sur la
terre poussiéreuse. C’était dans une autre vie, mais le corps a gardé
sa mémoire. Dirigée entre cendres et lumière par François Rochaix,
Laurence Montandon, grandiose comédienne de nos contrées, donne souffle
et voix à ce récit terreux et rugueux, comme ces paysages abandonnés
sous une pluie de bombes. Un avion passe dans le ciel, et l’espace
tremble.
ANNE-SYLVIE SPRENGER, 24 Heures
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Au seuil d'Aldjia, donc, une femme-fantôme mise comme une touriste.
Elle se rappelle une équipée ferroviaire. En face d'elle, dans le
compartiment, un homme. Tolcaneri, qu'il s'appelait. Il lisait Le Livre des juges,
là où est raconté le châtiment de Guibaa, cité dont les hommes avaient
violé la concubine d'un étranger de passage. Cette histoire de femme
souillée, c'était justement la sienne, dans une autre vie. Et voici que
ce passé la harcèle, qu'il réclame d'être dit.
Le Livre des juges,
c'est la source de Jacques Probst. C'est dans l'argile de ce récit
biblique qu'il a pétri son humanité, qu'il l'a nommée d'abord. La
bafouée n'avait pas de nom. L'auteur lui donne celui d'Aldjia. Et il la
dote d'une mère morte à sa naissance, et d'un père qui l'emmaillote et
la chérit. Il lui invente aussi une enfance tapissée de primevères. Son
héroïne, il l'a voulue multiple: solaire jusqu'au crime qui la lacère,
puis fantomatique; mais aussi contemporaine et archaïque. En
résulte un récit à deux voies. Sur la première cahote le train au
présent, avec sa voyageuse-fantôme. Sur la seconde, Aldjia et son mari,
en route pour Beethléem, font étape à Guibaa. Ils demandent
l'hospitalité à un vieillard. Mais dans la nuit, des brutes appâtées
par la chair de l'inconnue frappent à sa porte. La suite est leur furie.
La prouesse de Laurence Montandon est alors là: elle lie et délie ces
deux voies (voix), le passé sanglant et le présent apaisé. Elle a
l'enfance du rôle, son lyrisme qu'elle sait tempérer. Elle est allègre,
quand elle évoque le jardin d'Aldjia. Et hallucinée quand elle décrit
la meute qui dépèce son corps, les «bites qui enfoncent son cul», ses
dents qui tombent sous le choc.
Tous les paysages de Probst, l'actrice les vit, à ce carrefour voulu
par François Rochaix, là où émotion et intelligence s'accordent. Dans
le lointain, parfois, comme un bruit de fond, des réacteurs d'avion
obscurcissent le ciel. C'est un orage continu, la part maudite d'une
région – la Palestine – où la vendetta fait figure de destin. Aldjia,
elle, est sur les rails. Pour l'éternité.
ALEXANDRE DEMIDOFF, Le Temps
Vous pouvez nous commander directement cet ouvrage par courriel.
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