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Un portrait
Bernard Campiche,
56 ans, 26 ans d’édition
Il a eu cinquante-six ans cette année, mais il passera encore longtemps
pour le plus «jeune et le plus atypique des éditeurs de Suisse
romande». La juvénilité perpétuelle de son visage et de ses
enthousiasmes y est pour quelque chose, mais je crois que Bernard
Campiche a surtout de la fraîcheur intérieure à donner, la puisant au
plus près de la nappe phréatique de ses terroirs – les pays de Vaud et
de Lausanne, le Valais chablaisan, l’ombre bleue du Jura, l’humus de la
grande littérature.
Une petite source miraculeuse qui est toute à lui. Il en fait don par
métier, et elle l’aide lui-même à traverser les pires épreuves avec une
force d’âme qui dépasse son propre entendement.
Quant à son atypisme légendaire, il est tout autant justifié: ce grand
échalas peint par le Greco et à mélancolie stendhalienne sert la
littérature de Suisse romande avec une humilité qui cache un plaisir
visible et renouvelé. Aucune onction sacerdotale, comme chez tant de
maîtres d’école de pensée, mais de la candeur vraie et enjouée, active,
diablement efficace.
Ses livres sont beaux, mais pas comme des pâtisseries, des pièces
montées – ils ont une odeur de bon pain et leur beauté donne envie de
lire. Persuadé que les causes les plus modestes peuvent accéder à
l’universalité, il a d’emblée séduit par la bienfacture de ses ouvrages
les critiques littéraires les plus exigeants de la francophonie. Sans
parler des lecteurs!
Petite anecdote: j’en ai rencontré un au Salon du Livre de Montréal qui
était particulièrement enthousiaste, voire un brin enfiévré. Il était de
Jonquière, une des capitales mondiales de la pâte à papier, située près
de Chicoutimi. Ce Monsieur Camille m’assura que sa femme et lui
aimaient caresser les livres de Campiche. Qu’ils en admiraient l’image
de couverture, le grain des pages et leur miroir – soit l’encadrement
blanc du texte –, et le soin infini porté à la composition
typographique. Ainsi qu’à l’orthographe.
— L’orthographe, dites-vous, donc non seulement vous appréciez la forme de ses livres, mais vous les lisez?
— Partant, oui. Nous sommes si dignement invités à le faire!
Ainsi, Bernard Campiche a su ériger le métier d’éditeur en forme d’art,
et le souverain de son canton l’a bien compris en lui décernant, en
l’an 2000, son Grand Prix de la Fondation artistique, généralement
dévolu aux peintres, aux musiciens, ou à ses frères écrivains.
Oui, ses frères écrivains. Des sœurs, des frères. À présent qu’on
célèbre le vingt-sixième anniversaire de son entreprise éditoriale –
donc de sa création artistique personnelle –, je tiens à cette
métaphore de la fraternité. Car elle est significative de la flamme
affective qu’il entretient auprès de ses romancières et romanciers, de
ses nouvellistes, poétesses, poètes ou dramaturges. Là où un éditeur se
définit comme un patriarche, un chef de file, ou le père spirituel de ses
auteurs, Campiche se révèle un compagnon de joies et de souffrances –
un frère d’armes. Un lecteur attentif surtout. Un ange gardien fait de
chair et de sang. Mais lorsque l’égocentrisme des écrivains qu’il
publie se met à se boursoufler, à les congestionner d’une infatuation
inadmissible, il les tempérera courtoisement, en leur rappelant que le
livre qu’ils préparent ensemble est aussi le sien.
Cette posture d’éditeur, qui est délibérée, lui autorise quelquefois
des prérogatives qui peuvent échapper à l’entendement de certains
auteurs. Or Bernard Campiche peut souffrir d’être incompris.
*
* *
Avant de le connaître, j’avais publié déjà quelques ouvrages, mais
c’est auprès de lui plus qu’ailleurs que je me suis senti écrivain, car
son regard sait s’associer au mien musicalement aux instants les plus
cruciaux. Je veux dire aux croisées les plus décisives des chemins: par
exemple à l’ultime relecture d’un manuscrit, lorsque le changement d’un
seul mot, voire l’intrusion d’un point-virgule, pourrait bouleverser
la trame ou même le cours fluvial d’un récit. À ces instants, quand
l’œil devient ouïe, où une question de rythme ou de tempo fait vibrer
la corde centrale de l’œuvre, l’auteur est seul à trancher, et cette
solitude devant l’urgence le terrifie. C’est alors que la présence de
Bernard Campiche le rassérène, car lui aussi voit et entend –
exactement de la même manière. Cet éditeur sait aller avec ses auteurs
jusque dans la chair vive d’un texte, et y rougir ses belles mains de
moine comme le ferait le plus avisé, le plus connivent, des assistants
d’un chirurgien.
Durant l’hiver le plus cruel de sa vie, j’étais en train d’achever un
récit sous sa vigilance amie. Manquant soudain d’inspiration, j’en eus
honte: que sont les tourments traditionnels d’un écrivain en
comparaison avec ce que peut éprouver un homme, lui, mon éditeur, dont
la fille de six ans est à l’agonie? Je n’avais jamais cru au bien-fondé
du désespoir des poètes devant la feuille blanche, mais cette fois je
me trouvais en cette situation. Je la voyais plus inconvenante, plus
absurde que jamais.
Je lui dis: «Bernard, on laisse tomber, préoccupe-toi de ta fille Louise.»
— Mais c’est bien d’elle que je me préoccupe en t’encourageant à finir
ton livre, puisque c’est à elle que tu l’as dédié. Elle le sait, et
j’ai promis de le lui montrer.
*
* *
Il est des parents que la disparition d’un fils, d’une fille, anéantit,
rend amers pour la vie, et d’autres, tel Bernard Campiche, que le deuil
ne ronge pas, mais sculpte intérieurement, embellit encore. Et de ce
creuset intime de l’infinie tristesse, la source d’exaltation qu’ils
avaient crue tarie pour toujours rejaillit; leur enfant perdu revit en
eux, les propulse vers le vif, les rajeunit presque malgré eux, leur
fait rejoindre leur propre enfance. Et cette force reconquise est
conquérante, bénéfiquement contagieuse; pas revancharde, bâtisseuse. Et,
contre elle, la loi des méchants, la logique des ingrats, ou les
argumentations des imbéciles ne peuvent rien. Le génie de l’enfance,
lui, peut tout.
À celui qu’il hante, il réinsuffle le goût de l’audace, de l’aventure,
mais sans le détourner du souci de récapitulation grave, pointilleuse,
sincère. Réécoutons la voix de Bernard Campiche quand il se met
lui-même à l’épreuve difficile de l’autobiographie :
«J’effectue seul tout le
travail éditorial, depuis le début de mes éditions. D’où un nombre
limité de parutions annuelles (environ huit titres, plus, dès 2002,
huit à dix livres de poche). Depuis 1997, j’ai la chance de voir
diffuser mon travail éditorial en France.
»J’ai voulu créer une maison
indépendante, et je m’efforce depuis le début de trouver un ton et un
style personnels, que ce soit sur le plan du choix des textes, des
relations avec les auteurs, des rapports avec le public, ou celui de la
présentation générale de mon travail. Je désire exercer mon métier de
manière artisanale, en assumant seul la plupart des tâches : décision
de publication, saisie des textes et mise en pages de ceux-ci,
discussion de la présentation des ouvrages, diffusion en librairie, la
presse et le public. Je n’édite donc qu’un nombre restreint d’ouvrages,
avec comme objectif principal la diffusion la plus large possible du
travail des auteurs suisses français. Car la Suisse est le pays dans
lequel je vis, et je pense que c’est la littérature dont je comprends
le mieux les racines et que j’ai envie, au travers d’œuvres les plus
variées, de défendre.»
Jean-Pierre Monnier (1921-1997), qui a été le premier auteur édité par Campiche, le salua comme un homme à pentes:
L’enthousiasme ne m’a jamais fait sourire, ni la volonté
d’entreprendre, et quand les réalisations font suite aux projets, quand
on les a sous les yeux comme si elles renouaient avec une tradition,
celle du beau livre ouvert à toutes les lectures, on est heureux et
presque fier pour qui a mené à bien l’idée dont elles sont le produit et
à laquelle il a souvent dû sacrifier quelques conforts. Bernard Campiche
ne s’est pas égaré dans les voies de la facilité (c’est à peine si j’ai
quelque gêne à le dire), et surtout il n’a pas craint d’aller au-devant
de la jeune littérature qui s’écrit aujourd’hui en Suisse romande.
C’est un être, lui aussi, de passion, un homme à pentes, de ceux auprès
desquels je me sens bien. Il travaille. Il fait de bons livres. La
place qui est devenue la sienne, en peu d’années, était à prendre, et
elle répond de la meilleure présence dans la continuité.
Jean-Pierre Monnier
In : Pour Mémoire
Portrait de Bernard Campiche, l’artiste, en homme des pentes. Il n’est
point le roi Sisyphe poussant éternellement un rocher voué à retomber
avant d’atteindre le sommet d’une montagne infernale. C’est l’arpenteur
qui sait mesurer les terrains en amont puis en aval – et encore une
fois en amont, etc. Il jauge la déclivité des deux versants à pas
déterminés, et chez lui la route est longue, la route est belle.
Gilbert Salem
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