Stéphane Blok


Autres Poèmes


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B E R N A R D C A M P I C H E E D I T E U R



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AVEC LE SOUTIEN DE LA VILLE DE LAUSANNE


AVEC LE SOUTIEN DE L’ÉTAT DE VAUD



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« AUTRES POÈMES »,

QUATRE CENT VINGT-TROISIÈME OUVRAGE PUBLIÉ PAR BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR, A ÉTÉ RÉALISÉ AVEC LA COLLABORATION

DE JANINE GOUMAZ, DE PATRICIA MÉAN ET DE DANIELA SPRING COUVERTURE ET MISE EN PAGES : BERNARD CAMPICHE COUVERTURE : REINHOLD KÖHLER, NORVÈGE 410,

DÉCOLLAGE IMPRIMÉ, 1968, 53 X 39 CM,

© ANGELA KÖHLER

PHOTOGRAPHIE DE LAUTEUR : © FIAMMA CAMESI, 2020, DÉTAIL PHOTOGRAVURE : CÉDRIC LAUBER, L-X-IR IMAGES, PRILLY IMPRESSION ET RELIURE : IMPRIMERIE LA SOURCE D’OR, RIOM (OUVRAGE IMPRIMÉ EN FRANCE)

ISBN 978-2-88241-461-8


TOUS DROITS RÉSERVÉS

© 2020 BERNARD CAMPICHE ÉDITEUR GRAND-RUE 26 – CH-1350 ORBE

WWW.CAMPICHE.CH


N AT U R E S


Je n’ai rien compris

Ni à vous ni aux autres Ni à rien du tout


Je n’ai rien compris à tout ce qui m’entoure Des saisons aux petits détails

Des petits détails aux grands mouvements De la terre sous nos pieds qui dansent

À la fumée qui sort de ta bouche Pourtant j’écris, j’écris, j’écris

Je crois que je n’ai jamais rien écrit

que mon incompréhension


— 5 —


Éblouissant soleil du matin

à travers les fenêtres poussiéreuses

Tout va bien Ici


Sensation aussi inexplicable que les matins

où rien ne va

Lorsque absorbé par les états instables

qui rôdent autour et dedans moi Je remets mon existence à plus tard


— 6 —


Le bonheur a ceci de particulier Qu’il se partage ou non

Sans savoir en quoi il consiste De quoi il est fait

Ce qui le constitue


— 7 —


Donne-moi une seule raison de ne pas t’aimer


Il n’y en a aucune

Si ce n’est que les oiseaux chantent Que le vent souffle

Que la rivière coule Que le temps passe

Et nous éloigne chaque jour un peu plus

l’un de l’autre


— 8 —


Je crois que je n’ai pas assez pris la peine

de vivre simplement


Mais comment faire

Pour apprécier chaque seconde Comme si le temps n’existait pas


Pour goûter chaque instant Comme s’il était unique


Pour partir sans ambitions Et revenir insouciant


Pour disparaître à jamais

Sans avoir l’impression de tout perdre ?


— 9 —


Tout bouge dans le vent

Herbes, branches, fleurs et feuilles Eau, vagues

Tout bouge


Sauf étrangement le tumulte de mes pensées Qui se calment à voir que


Tout bouge dans le vent

Herbes, branches, fleurs et feuilles Eau, vagues


— 10 —


Certaines tiges Certaines racines Certains bourgeons Certaines terres Certains cailloux Certains sentiers Ramènent à l’enfance


Les animaux sauvages se sont retirés Notre odeur les a fait fuir


— 11 —


Il est difficile de décrire un instant de bonheur Non que celui-ci se cache ou nous échappe

Mais le mélange qui le compose est indéfinissable Souvenirs et espérances s’y croisent

Dans un instant sans ambition Que d’être un instant de bonheur


— 12 —


Aucune idée

Ne m’ôtera l’idée


Qu’il y a dans le cœur des bêtes Plus de raison

Que dans la plus noble intention humaine


— 13 —


Dans la glace figée À l’arrêt


J’aurais voulu laisser Le souvenir de toi


— 14 —


Je n’ai jamais appris à compter Le vent dépend des humeurs Des jours

Passés sous la tonnelle À ne rien faire


Quelle heure peut-il bien être ?


— 15 —


Le corps transpire

Et les jours s’écoulent


Trop de chaleur et d’eau Sur les galets


Brille, brille


Il s’agit du temps qui passe Insuffisant

Il ne m’est pas donné la chance De le rencontrer


Avance, avance Je n’y peux rien Bouge, bouge

Ainsi je ne peux Bien attentif Retenir

Que mon insuffisance


— 16 —


L’inexactitude de mes pensées m’enthousiasme Me laisse fébrile et vivant de questions

Joyeux

Profitant sans volonté des vertus magiques De l’incertitude


— 17 —


La renarde se cache dans un trou minuscule Petit coin de monde


Mon regard survole la forêt de châtaigniers Qui recouvre la montagne d’en face


Nos haleines se mélangent


Donne-moi une seconde Et je survivrai

Une seconde de plus


— 18 —


Ainsi vont les cieux, les abîmes Et tout ce qui vit entre deux


Agiles et déterminés Malgré tout

Les vivants, à bout de forces, Un jour

Abandonnent


— 19 —


J’avais marché des heures dans la forêt Déambulé parmi les troncs

Griffé mes jambes aux ronces Glissé sur les plaques de lichens


Je m’étais perdu


Dans le sous-bois escarpé

J’avais entendu fuir les chevreuils


Je m’étais assis dans l’odeur des feuilles mortes Les fourmis étaient montées sur mes mains,

mes chaussures, mon ventre Les racines des arbres sortaient du sol

Alors

Pour un instant

Je m’étais senti chez moi Je n’étais pas seul

Et ne le serai plus


— 20 —


Au pied d’un arbre, je me couche Depuis en bas, je vois ses feuilles

à l’envers dans le ciel

Leur ombre sur moi


Les herbes piquent mes coudes croisés

sous ma nuque


Un papillon se pose sur ma paupière Puis sur la feuille de papier

Des filles s’amusent dans la rivière Mêmes feuilles

Mêmes herbes Mêmes filles


Je les croise souvent Depuis longtemps


Nous nous retrouvons La vie sera belle


— 21 —


Mes morts me parlent Les miens

Je les questionne

Ils me répondent toujours


— 22 —


Bien sûr j’ai peur Si j’y pense


Tout le monde a peur


D’ailleurs, on n’y pense pas Pas vraiment

Sinon, on aurait peur


Ou alors, il faudrait s’habituer En y pensant souvent


S’élever

Comprendre quelque chose Mais je n’ai rien compris

Alors, pour l’instant, je fais comme si


Comme si tout était normal Comme si je n’avais pas entendu Comme si tu ne me manquais pas


— 23 —


La tristesse est un endroit

Où l’on descend prudemment


Une fois arrivé en bas

On constate que rien n’a changé L’endroit est resté intact

Depuis notre dernière visite Pas un objet de déplacé Seulement des souvenirs Parfois précis

Des odeurs

Des journées entières passées là L’endroit a gardé toute sa magie

Au fond de la pièce Une porte

Celle du désespoir

Un palier à ne pas franchir Une zone obscure et périlleuse

Dont nul ne peut prédire les conséquences À qui s’y aventure


— 24 —


Est-il normal

De trouver tout si beau le matin Et si laid l’après-midi même Ou inversement ?


— 25 —


S’offrir un lever du jour

Se laisser croire que l’on est seul au monde Croquer la vie à pleines dents,

n’est-ce pas ne rien faire

dans le chant matinal des oiseaux ?

Que s’est-il passé ? Pour dire, avant ce monde ? Pour dire, celui que je connais


Faire

Au lieu d’être simplement

la verdure du mois de mai

La roche glissante

Le bruit de la cascade L’écorce fendue


Faire ou ne rien faire


Invisibles, les immortels se baladent

au lever du jour

Ils nous caressent les cheveux À nous, assis sur les trottoirs


— 26 —



Nous nous demandons comment nous arrêter Et pourquoi n’est-il pas plus simple

de profiter du hasard

Pour se croiser


Ne rien faire

Et apprécier le jour qui se lève

au-delà de notre volonté


— 27 —


La brume enveloppe tout, à tel point qu’on ne sait plus où sont les choses, cachées aux regards qui les cherchent mais qui ne les trouvent pas. À tel point qu’on ne remarque pas que tout est proche, si proche qu’on pourrait les toucher, bien qu’on ne les voie pas.


La brume enveloppe tout. On s’y sent bien, cachés, comme toutes choses alentour, embellies par la brume, subtilisées pour un instant au regard qui toujours cherche, qui cherchera sans cesse les choses belles à voir, belles, aussi belles qu’on peut les ima- giner.


Puis la brume se lève un petit peu, révèle à moi- tié ce qu’elle cachait, ne dissimule plus qu’à demi, et c’est là qu’on découvre que le givre recouvre chaque branche, chaque brin d’herbe, la colline, tout le paysage.


Enfin elle s’est levée. Elle ne cache plus que le ciel, mais celui-ci s’ouvre déjà en certains endroits, et apparaît du bleu dans le blanc. Tout bouge vite,


— 28 —



on ne voit déjà plus le bleu ; tout bouge vite, on le voit de nouveau. D’un coup, on ne sait pas pourquoi ni comment, le ciel entier est là, au-dessus de nous.


Près du sol, planent encore quelques dernières vagues, légères comme le vent, comme des pensées, comme des nuages qui ne s’envoleraient pas mais qui auraient choisi de se poser ici et là, délicate- ment, sur la terre froide et immobile de l’hiver.


— 29 —


Il pleut contre les vitres du train Les gouttes ruissellent en diagonale

Mes pensées sont suspendues à mi-hauteur À l’extérieur de la vitre

Entre le paysage et moi Elles suivent le train

Faisant des allers-retours entre chez toi et ici Entre ta chambre humide au lit froissé

Que je viens de quitter

Et le train rapide où je suis assis Derrière une tasse de café vide


— 30 —


On dirait que ce rond-point sait

que c’est dimanche

Il est différent du reste de la semaine Il a une autre allure

Tout comme ce trottoir d’ailleurs Vide de passants

Dont on a l’impression qu’il profite lui aussi

de la pause dominicale Pour se dérouler d’une autre manière


— 31 —


Non

Je n’arrive pas à percevoir le sens de tout ça Je ne parviens pas à rentrer dans l’élément À m’y épanouir, m’y dresser

À saisir les fils tendus de toute part Qui relient les choses

Je ne connais pas l’esprit de la matière Je ne peux que le pressentir

La vie est une exubérance de l’inerte

Il n’y a donc pas de frontière ni de limite claire Entre l’animé et l’inanimé

Entre la goutte et la feuille Entre la pierre et la racine Entre les vivants et le reste Entre nos âmes et la montagne


— 32 —


Le jour naissant

Me rappelle nos cœurs apprivoisés


Les radiateurs sous les fenêtres Nous évitent de ressentir le froid


Quiconque parle du bonheur Comme j’essaie de le faire

Se fourvoie


Il n’y a d’autre espoir que celui de l’instant Et qui voudrait ressentir autre chose S’enfuirait


Je suis incapable d’être réellement conscient Mais j’ai toujours su voler


Crète, printemps 2018

Zürich, hiver 2019

Menzonio, printemps 2020


— 33 —