Déchirures
Nouvelles
Sylviane Chatelain
«Comment me faire comprendre, vous faire comprendre ce qui s’est passé?
Est-ce qu’il faudrait plus de temps, plus de mots, ne rien négliger?
Ou, au contraire, se contenter de l’essentiel? Mais si la vérité se
cachait partout, si, pour chaque détail omis, on s’en éloignait un peu,
on la perdait de vue, on la dénaturait?» Question angoissée que
Sylviane Chatelain jette au lecteur dans le premier de ses six récits,
construits autour de six femmes saisies à un moment où tout bascule, où
leur raison vacille, où leur cœur implose. Leur Déchirures
– c’est le titre du recueil – sont diverses, parfois liées aux
événements traumatiques d’un passé enfui, parfois ancrées dans un
présent douloureux.
Après une rupture – une fuite? –, une jeune femme emménage dans un
appartement modeste et tente de se réinventer une vie autour de sa
petite Rosalie. Sa voisine lui propose de garder l’enfant pendant
qu’elle travaille. Rongée par la culpabilité, désemparée par l’attitude
de sa fille qui ne parle plus qu’à sa poupée, à la limite de la
dépression, la mère se laisse aspirer dans une dépendance ambiguë
vis-à-vis de la voisine. Variant les points de vue et les
focalisations, Sylviane Chatelain sème le doute: exténuée et jalouse de
la complicité entre sa fille et la voisine, la mère de Rosalie
devient-elle paranoïaque? Ou alors l’intruse, solitaire, voilée de
mystère (la perte d’un enfant?) cherche-t-elle réellement à la faire
passer pour folle dans le noir dessein de lui voler Rosalie? Une
nouvelle, presque un petit roman, qui fait froid dans le dos…
Les déchirures, ce sont aussi ces fissures qui, imperceptiblement,
apparaissent dans l’ordinaire des jours pour s’élargir insidieusement,
se transformer en failles où s’engouffre l’irrationnel de nos peurs et
de nos frustrations. Ainsi, cette bonne âme qui accepte, à contrecœur,
d’aider son amie Annick à vider sa bibliothèque. Mais, dangereusement
perchée sur une échelle, elle a beau passer les livres, les étagères
restent toujours lourdement chargées! Terrassée par la fatigue,
incapable de protester, elle est tout à coup en proie à des
hallucinations: la relation toxique prend des dimensions
fantasmagoriques. Anne se mue en une étrangère menaçante pour la
narratrice: son rire «éclate dans la pièce immense en même temps qu’à
l’intérieur de mon ventre, de ma poitrine et de mon cœur, pendant que,
de sa main décharnée et livide accrochée à la mienne, doucement,
cruellement, elle m’attire à elle, me déséquilibre, pendant que les
livres que je lui apportais et tous les autres s’éparpillent en
s’ouvrant et sombrent dans le battement d’ailes éperdu de leurs pages».
Le Tableau nous emmène
dans un musée, où une visiteuse est profondément absorbée dans la
contemplation d’une œuvre. Elle est observée par une autre femme, elle
aussi happée par l’énigme de la toile – une pièce plongée dans la
pénombre, une figure alanguie et songeuse dans un fauteuil rouge, un
tapis et des rideaux assortis, entrebâillés; au fond l’embrasure d’une
porte qui ouvre sur… quoi donc? Explorant les jeux de miroirs et la
thématique du double, l’auteure déploie la palette chatoyante de son
style – de somptueuses nuances de noir et d’écarlate – pour évoquer
l’hypnose provoquée par le tableau…
Récit émouvant et poétique, Le Chien
décrit l’agonie d’un homme malade veillé par sa femme. Surgit le rêve
bizarre et récurrent d’un chien qui l’accompagne, le guide vers un feu,
un village – rêve réconfortant dissous par l’aube, partagé par sa
compagne qui peu à peu s’y love. Réminiscence du bonheur enfui,
passerelle vers l’inéluctable alors que tout se resserre autour d’eux,
que la nature familière se charge de teintes effrayantes? L’animal
semble vouloir les mener «Là où tout est impalpable et bienveillant, où
se dissipent les terreurs et les maléfices, là où les sombres forêts se
traversent comme des illusions, où les gifles des branches ne sont plus
que des caresses sur la peau et leurs feuilles amères, mousse fraîche
sur les lèvres».
Un autre couple, en perdition celui-là, chemine dans La Brume.
Une histoire d’amour qui se «dés-écrit»? Sur un sentier de montagne
escarpé, elle s’arrête pour reprendre souffle, il la distance, puis
ralentit le pas; elle perd sa trace, il réapparaît; mais l’écart se
creuse inexorablement… «et elle reste seule, séparée de lui, ils ne
sont plus que deux signes désunis et incompréhensibles, égarés sur la
page blanche de la neige».
Tout aussi perdue, la jeune femme enceinte de la dernière nouvelle.
Prise dans la tempête, hagarde, elle trouve refuge dans une maison
accueillante. Dans les limbes de sa mémoire semble se rejouer un drame:
visions de flocons qui s’écrasent sur un pare-brise, de Rémi qui «dort
dans son berceau de neige veillé par l’hiver», alors que se fait
brûlant le désir de la rivière à traverser pour rejoindre ceux qui
l’attendent: «Je m’avancerai jusqu’au bout du pont brisé, je chercherai
leurs visages. Dans l’obscurité de l’eau, sous l’encre renversée, je
les reconnaîtrai».
Dans chacune de ces histoires, Sylviane Chatelain joue en virtuose avec
l’inquiétante étrangeté chère à Poe, à Gautier, à Maupassant. Subtils
décrochements du réel, parenthèses oniriques, irruptions furtives d’un
ailleurs glaçant. Le lecteur est pris dans les rets de cet univers
riche de suggestions: glanant un indice, échafaudant une hypothèse,
attendant une résolution savamment différée, tenu en haleine par une
écriture originale, proche du flux de conscience à la Virginia Woolf,
jusqu’à… l’épilogue? Il manque toujours une pièce au puzzle… comme à ce
puzzle ardu que la petite Rosalie et sa mère, hébergées (prisonnières?)
dans la maison de vacances de la voisine, reconstituent patiemment.
Mise en abyme? Un paysage tourmenté se dessine, un pont vertigineux,
des flots ténébreux – et lorsque la pièce manquante est retrouvée:
«l’eau de la rivière était encore plus menaçante maintenant que le trou
était comblé. Sombre et luisante, elle retenait, attirait le regard
comme un gouffre avide, une promesse trompeuse de repos et d’oubli».
L’écrivaine nous fait ressentir presque physiquement le malaise qui
étreint ses personnages et ne nous laisse aucun répit! Du grand art,
qui nous dérobe nos repères, nous emporte jusqu’aux confins du
fantastique, pour nous abandonner sur la berge d’un sens fuyant comme
l’eau vive, aussi déconcertés que ravis…
Sylviane Chatelain est née et
vit à Saint-Imier. Elle a étudié à l’École des arts décoratifs de
Genève et à la Faculté des lettres de l’Université de Neuchâtel, tout
en élevant quatre enfants. En 1984, elle reçoit le premier prix du
concours littéraire organisé par l’atelier d’écriture du Soleil à
Saignelégier, ce qui lui donne le courage de sortir de leur tiroir les
récits qui y sommeillent. Depuis, romans et recueils de nouvelles se
succèdent. L’auteure a reçu maintes récompenses (Prix Hermann-Ganz,
Prix de la commission de littérature du canton de Berne à deux
reprises, Prix Schiller, Prix des arts, des lettres et des sciences du
Conseil du Jura bernois…). Sylviane Chatelain est aussi – ou a été –
membre de plusieurs associations ou commissions visant à promouvoir la
littérature jurassienne.
CHRISTIANE LIÈVRE SCHMID, Actes de la Société jurassienne d'émulation. Année 2020, 123e année
Dans son recueil de nouvelles, l’écrivaine née à Saint-Imier s’est
attachée à débusquer une déchirure dans le destin de six femmes. Des
univers étranges, des moments découpés dans la vie de ces héroïnes
malgré elles. Une femme dans la brume sur les pas de son mari qui
s’esquive, une autre au chevet de son conjoint malade, isolé dans une
maison enserrée par de grands arbres ou cette amie venue à la rescousse
d’Annie empêtrée dans son déménagement.
«La Voisine» est la nouvelle phase, la plus bouleversante, celle qui
laisse des scories dans l’âme. C’est comme un cauchemar qui hante
parfois nos nuits et dont on se réveille complètement secoué. Avec
lenteur, l’auteure conduit le lecteur sur des chemins escarpés où il
manque à chaque instant de chuter. Et pourtant tout avait bien
commencé. Cette voisine qui se propose de garder la petite Rosalie
lorsque la mère retrouve un emploi après son déménagement, c’est une
aubaine.
Certes, cette voisine ne suscite pas la sympathie. «On dirait qu’elle
est entourée en permanence d’un cercle glacé, d’un vide hérissé de
silence dans lequel personne ne veut pénétrer, que tous évitent en
faisant un détour. Même quand elle s’efforce de leur ressembler, de
leur plaire.» Ou plus loin: «Elle est sur le seuil, plus pâle et plus
sombre que jamais. Une image tranchée, abrupte, pas de nuances, pas de
détails, rien que du noir et du blanc.» «Enfermés entre ses mains, il
n’y a que les accoudoirs usés de son fauteuil.»
Il y a en Sylviane Chatelain une telle force de conviction que le
lecteur, hébété, parcourt ce huis clos sordide. Elle a le talent rare
de ménager suspense et l’épilogue est en deçà de l’appréhension de
celui qui lit. Elle a sondé la psychologie de ses personnes à l’instar
d’un professionnel, en quelques traits incisifs dans une langue
puissante avec des éclats de poésie d’autant plus précieux que le
propos est âpre. Une poésie frémissante: «sous les flots patients de la
brume» ou encore «les droigts souples de la lumière» ou bien «l’eau
trouble de sa mémoire».
Déchirures est son
dixième ouvrage. De nombreux prix ont récompensé ses œuvres dont le
Prix Schiller, le Prix Bibliothèque pour Tous, le prix des Arts, des
Lettres et des Sciences du Conseil du Jura bernois.
ÉLIANE JUNOD, L'Omnibus, 26 avril 2019
Sylviane Chatelain invitée, le jeudi 10 janvier 2019, de l'émission radiophonique «Entre nous soit dit». Interview par Mélanie Croubalian.
Femmes égarées
Les six nouvelles de Sylviane Chatelain réunies sous le titre de Déchirures
dépeignent avec une précision clinique des épisodes de vie de
quelques femmes emprisonnées dans le piège de petits riens qui
débordent, et finissent pas les étouffer. Engluées dans dans des
situations carcérales qu’elles ont elles-même contribué à créer, elles
n’en comprennent pas le cheminement. Manipulées par de plus habiles
qu’elles, apeurées par d’irrationnelles situations, elles pataugent,
restant prisonnières de leur propre toile, car les personnages de
Chatelain tournent en rond dans des situations inextricables: ces
femmes se débattent contre le vent, assommées par une chape de ténèbres
qui descendrait doucement d’un infini surnaturel pour mieux les
enfoncer dans la terre de leurs angoisses. Chez l’écrivaine, il y a peu
d’espoir de se soustraire à l’asservissement… Et tout cela d’une
écriture somptueuse.
VINCENT BéLET, Payot La Chaux-de-Fonds, 2018
Femmes au bord de la crise
Un matin, elle prend sa fille, Rosalie, et s’en va. Quitte sa
maison. Elle s’enfuit, visiblement. Elle emménage ailleurs, dans un
appartement aux murs «sales, qui ont gardé les traces de tous ceux qui
ont vécu ici». Et il y a la voisine. Arrangeante et froide à la fois.
Et qui semble fascinée par Rosalie. N’essayerait-elle pas de la lui
voler?...
De la principale protagoniste de «La voisine», la première et la plus longue des six nouvelles composant Déchirures,
on ne connaît pas le nom. Pas plus que celui des femmes apparaissant
dans les cinq autres récits du livre. Des femmes qui perdent
pied, errent dans la brume, dans un tableau ou dans la neige.
Enfermées, retenues prisonnières, sans que l’on sache vraiment si leur
prison est extérieure ou intérieure.
Dans ces textes à la limite du fantastique, l’écrivaine de Saint-Imier
Sylviane Chatelain joue avec un talent rare sur ce moment de doute,
d’inquiétante étrangeté où tout peut basculer.
Bouleversant et glaçant.
NHE, Arcinfo, 13 décembre 2018
Écrivain trop rare – mais cela fait son prix – maîtrisant
avec finesse une veine subtilement sombre, Sylviane Chatelain
entrecroise six récits dont les fils, ici et là noués entre eux, se
délitent bientôt. Comme les rêves d’avenir, les espoirs, les projets de
ses personnages, des femmes dont la vie, telle une étoffe, s’use
imperceptiblement jusqu’à céder, dans un craquement sinistre
qu’elles seront seules à entendre. Poignantes, ces figures familières –
des épouses, des mères, des voisines – s’effondrent de l’intérieur,
minées par quoi? Superbe, précise, solide mais translucide,
l’écriture, elle, résiste.
JOËLLE BRACK, Site de Payot Libraire, décembre 2018
En une:
Des femmes à la dérive, racontées
Titulaire du Prix Schiller,
Sylviane Chatelain vient de publier un dixième ouvrage. Il s’agit de
six nouvelles qui racontent l’histoire de six femmes qui, tout à coup,
perdent pied
Écrire pour exister
Sylviane Chatelain sort un
dixième ouvrage. Il s’agit de six nouvelles qui racontent l’histoire de
six femmes emportées par des courants contraires
«J’ai retardé la sortie de ce livre, car j’avais peur. Je ne me sentais
pas encore prête à me mettre à nu», explique Sylviane Chatelain qui
vient de publier Déchirures,
un recueil de nouvelles. Il s’agit de son dixième ouvrage. Cette fois,
l’auteure qui a obtenu maintes récompenses, dont le prix Schiller, y
raconte l’histoire de six femmes qui tout à coup perdent pied. «Il y a
par exemple Rosalie, une mère qui est menacée par sa voisine mythomane
désireuse de lui voler son enfant ou le récit d’une épouse qui est
recluse dans sa maison au chevet de son mari mourant», détaille
l’Imérienne.
Par ces six nouvelles, Sylviane Chatelain déclare examiner la même
chose mais de manière différente. «J’investis ce moment de déséquilibre
que nous vivons tous un jour ou l’autre. En fait, je raconte la même
chose, mais avec des histoires différentes et en utilisant d’autres
styles d’écriture. Je me rapproche toujours davantage de la vérité que
je cherche sans pouvoir exactement l’atteindre.» Son titre Déchirures
fait référence à la fragilité de la vie. «Nous vivons jour après jour
en pensant que demain nous nous réveillerons... Mais en réalité, nous
vivons sur une passerelle en papier», explique l’écrivaine. Ce livre ne
serait-il pas une métaphore à la mort? «C’est sans doute pour moi une
façon d’apprivoiser
d’apprivoiser la fin de vie.»
Cette thématique froide et dure tranche avec son style si raffiné.
«Pour moi la nouvelle est par essence poétique.» Et Sylviane Chatelain
d’ajouter: «Pour un de mes récits, je suis partie d’une observation de
la nature depuis ma fenêtre pour ensuite y mêler l’histoire d’une femme
et d’un chien…»
Des fins ouvertes
Loin d’être tranchée, la fin de ses histoires est suggestive. «Je ne
dis pas tout. Je préfère laisser une place aux lecteurs et à leur
interprétation», explique la femme de lettres. Elle cite Guy de
Maupassant qu’elle considère comme une référence en la matière. «Il y a
toujours des fins ouvertes et des retournements de situations.»
Sylviane Chatelain apprécie jouer avec les mots et varier les styles
d’écriture. «C’est peut-être pour ça que je ne me lasse jamais
d’écrire.» Et l’Imérienne de conclure: «Le monde est informe sans les
mots pour le dire.»
Si on faisait connaissance...
«Livre préféré »: À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust.
«Modèles»: L’écrivaine
Virginia Woolf et le peintre suisse Georges Borgeaud. «Il y a encore
tellement d’artistes que j’admire», ajoute Sylviane Chatelain.
«Attachement à la région»: «Le côté aride, sévère, froid et calme du Jura me plaît énormément», précise-t-elle.
«Plat favori»: La salade. «Tout ce qui est froid et fort», raconte l’Imérienne.
«La politique, c’est…»: «Une préoccupation constante», indique l’écrivaine qui rappelle s’être déjà emparée de sujet dans ses livres.
«Vos aspirations»: Trouver la paix. «Je suis une personne très tourmentée.»
«La famille, c’est…»:
«Vital». Elle explique vivre une deuxième jeunesse avec son mari: «Nous
gardons régulièrement nos petits-enfants et c’est un peu comme si nous
recommencions. Mais aujourd’hui, nous sommes plus rapidement fatigués»,
glisse-t-elle avec un sourire
AUDE ZUBER, Le Journal du Jura , 17 décembre 2018
Sylviane Chatelain
Dompter les mots
L’escalier de la maison familiale ressemble à une bibliothèque où se
côtoient la célèbre biographie de Primo Levi «La tragédie d’un
optimiste» et quelques livres de la «Bibliothèque rose» destinés à ses
petits-enfants. «Depuis que je suis petite, j’aime lire et écrire. À
l’école, j’adorais les compositions. Et ensuite, j’ai aussi aimé les
dissertations.» Assise dans un fauteuil du salon qui offre une vue
imprenable sur Saint-Imier, Sylviane Chatelain se confie sous le regard
un tantinet inquisiteur de «Monsieur Ni», son chat de 13 ans, un des
rares à avoir le droit de la déranger dans son antre située dans les
combles: le bureau où elle écrit. «Hors de question d’écouter de la
musique ou de la radio quand j’écris», prévient-elle. «J’essaie de me
discipliner et d’écrire tous les matins.»
Proust et Gracq
Ses textes, elle les rédige d’abord sur du papier, les relit, les
corrige, les relit à nouveau et les corrige encore avant de les
immortaliser sur son ordinateur. «La genèse de mes écrits? Ce sont
souvent des rencontres. Ou alors des petits textes que je lis dans les
journaux. Ensuite, il faut laisser l’imaginaire travailler.»
Sylviane Chatelain ne cache pas son admiration pour le très stylé
Marcel Proust ou aussi le plus éclectique Julien Gracq. Elle a aussi a
la réputation, dans les milieux littéraires, d’être une perfectionniste
et une orfèvre dans sa manière d’écrire et de choisir les mots.
«J’accepte volontiers cette étiquette. Je travaille beaucoup mon
écriture et tente de réussir à dompter les mots», poursuit-elle de sa
voix douce, presque timide, mâtinée d’un accent jurassien bernois
délicieusement délicat. Destin de femmes. Cette Imérienne de 68 ans est
retournée vivre dans sa cité de naissance pour y suivre son mari,
enseignant. «Mais j’avais vraiment commencé à écrire quand je vivais à
Genève», où elle étudiait les arts décoratifs, En 1984, elle avait
obtenu le premier prix du concours littéraire organisé par l’atelier
d’écriture du Soleil à Saignelégier. Un déclic. «C’est à ce moment que
certains m’ont conseillée d’essayer de me faire éditer.» Ce fut d’abord
aux éditions de l’Aire. Puis, depuis 1988, chez Bernard Campiche qui
lui a ouvert une fenêtre sur la Romandie et la Francophonie.
Son dernier ouvrage, Déchirures,
est un recueil de six nouvelles relatant le destin de femmes «sous les
pas desquelles, soudain, le sol se dérobe, qui, à la dérive, emportées
par des courants contraires, s’efforcent de regagner une rive
familière, la sécurité de naguère». Par exemple, la mère de la petite
Rosalie, menacée par l’intrusion dans son existence d’une étrange
voisine: celle-ci est-elle compatissante ou désireuse de lui voler son
enfant?
Lecture publique
Sylviane Chatelain n’aime pas trop s’exprimer en public. «Quand ils
sont écrits, je réussis à maîtriser les mots.» Cela n’empêchera pas
cette mère de quatre enfants adultes d’être l’invitée le 10 janvier
prochain de l’excellente émission «Entre nous soit dit» sur RTS «La
Première».
«J’y serai sans doute aussi interrogée sur mes goûts musicaux qui me
portent d’abord vers la musique classique de la Renaissance et surtout
sur Bach.» Ce jeudi, elle fera une lecture publique de certaines de ses
nouvelles dans la nouvelle librairie indépendante de Bienne,
«Bostryche», que dirige Catherine Kohler: «Sylviane Chatelain est un
grand écrivain. Elle écrit avec une plume à la fois sobre et sensible
tout en créant des atmosphères inquiétantes. Et aborde le féminin avec
tellement de justesse. Dès que j’ai lu les premières lignes de son
dernier livre, j’ai eu envie de la rencontrer.»
MOHAMED HAMDAOUI, Biel Bienne, 21-22 décembre 2018
Quand la littérature fait des caprices
Depuis que les auteurs romands
ont compris que la fiction était le rendez-vous de tous les possibles,
ils s’éclatent et jouent avec les mots en pleine allégresse.ll y a les
grands classiques, telle Sylviane Chatelain, reconnus en Suisse romande
comme des maîtres de la littérature, un statut solidement établi au fil
de leurs œuvres. (…)
L’univers gris de Sylviane Chatelain
S’il en est une qui décline le terme gris dans ses plus infimes
nuances, c’est bien l’Imérienne Sylviane Chatelain. Toujours en
demi-teintes dans les sombres, les grisailles, les brumes et autres
amertumes, les univers de l’écrivaine laissent peu de place à l’espoir.
Pour le lecteur, c’est parfois un réel challenge que de parcourir ces
pages de doux désespoir. Son dernier ouvrage, Déchirures,
ne fait pas exception. Présenté comme un recueil de six nouvelles, nous
évoquerions plutôt un roman suivi de cinq plus courts récits, consacrés
à des femmes qui sont lentement submergées par des événements qu’elles
ne contrôlent plus. Folie? Cauchemar? Où est la vérité, si tant est
qu’il en existe une? Ou peut-être un jeu littéraire de la part d’une
écrivaine qui ressent le mal-être de beaucoup de femmes, le transposant
en funèbre poésie.
Intitulé «La Voisine» , le «roman» met en scène Rosalie, sa maman et
une voisine. Après un déménagement, l’enfant porte toute son attention
à une poupée, rejetant sa mère dans un lourd silence que l’adulte ne
comprend pas. Une voisine les observe, proposant son aide pour garder
la petite quand la mère travaille. Peu à peu, l’intruse construit
autour de la mère un piège tissé dans une bonté suspecte, cherchant à
«voler» Rosalie, tout en neutralisant la maman qui finit par abdiquer
un combat dérisoire, détachée de la réalité. Dans «La Bibliothèque» ,
une amie perd pied alors qu’elle aide sa copine Annie à préparer son
déménagement. Annie est-elle une sorcière? Un personnage de rêve? Au
lecteur de décider. Une autre héroïne est comme aspirée par «Le
Tableau» , ou est-ce un piège, le travail occulte d’une autre femme qui
l’observe?
Dans «La Brume» , «Le Chien et La Rivière» , Sylviane Chatelain
s’éloigne plus encore du monde réel, tangible. Les femmes qu’elle
décrit sont grignotées par des brumes ennemies, des branches d’arbre,
un chien comme ultime compagnon. Et enfin, une sorte de retour au
premier chapitre du roman, laissé en suspens: une femme attirée par une
eau mortifère. Malgré le nom des enfants qui diffèrent, Rosalie pour le
«roman», Rémi dans l’ultime nouvelle, une parenté rapproche ces êtres
dans leur paisible délire face aux autres et à la nature
toute-puissante.
Plus elle écrit, plus l’auteure de Saint-Imier flirte avec la
littérature fantastique, tout en restant dans un registre classique, un
style romantique, riche d’images. Ses descriptions de paysages évoquent
les peintures de Caspar David Friedrich. Comme chez lui, les
personnages se démènent dans des atmosphères échevelées qu’ils ont
l’air d’affronter malgré eux. Un recueil de saison, empreint de
mélancolie.
(…)
BERNADETTE RICHARD, Le Quotidien jurassien
Six
nouvelles, six femmes sous les pas desquelles, soudain, le sol se
dérobe, qui, à la dérive, emportées par des courants contraires,
s’efforcent de regagner une rive familière, la sécurité de naguère. La
mère de la petite Rosalie, menacée par l’intrusion dans son existence
d’une étrange voisine, compatissante ou désireuse de lui voler son
enfant ? Promeneuses égarées dans la brume, une tempête de neige ou les
profondeurs ambiguës d’un tableau. Amie dévouée, victime de sa bonne
volonté. Épouse recluse dans sa maison au chevet de son mari malade. De
pas en pas, de jour en jour, l’étoffe de leur vie, de leurs rêves se
déchire.
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