Lausanne a beaucoup de facettes. En faisant parler Laurent
dit Le Baron, l’auteur nous dessine le panorama d’une ville nocturne où
se croisaient noceurs, truands, homos et travestis.
Le Baron raconte, dans un langage qui n’a rien de châtié, l’époque
faste où l’argent était facile et l’avenir plein de promesses.
Le «Johnnie’s» qu’il dirige a des airs de cabaret parisien où se
retrouve toute la faune des nuits lausannoises jusqu’à ce que
surviennent le side, un crime et la chute.
Plus que la chronique d’une époque, c’est l’histoire de toute une vie
avec ses hauts et ses bas racontés avec une franchise qui n’exclut pas
fines observations et judicieuses remarques. On a tout le temps
l’impression d’entendre Le Baron lui-même tant l’auteur a bien su se
mettre dans la peau de son personnage.
JULIETTE DAVID, Suisse Magazine, Nos 323-324, juillet-août 2016
L’auteur a revêtu les tenues excentriques de Laurent, celui
qui se faisait appeler «le Baron», grand organisateur des folles nuits
lausannoises au Johnnie’s dans les années 70 à 80. Il parle la langue
crue, sans concession de celui qui est né un 25 décembre à l’hôpital de
Morges. Enfance heureuse avec de solides racines paysannes. Les saveurs
de la vraie cuisine, il les apprend avec sa mère et sa grand-mère.
L’école? Il s’y fait remarquer non par des résultats extravagants, mais
par une attitude frontale face à l’autorité. «J’ai semé une merde
épouvantable. J’étais insolent.» Sa grand-mère maternelle, femme
distinguée, avait reçu une éducation raffinée. Les gens l’appelaient la
Marquise.
Le lecteur se promène avec délectation dans l’enfance de Laurent.
Engagé comme apprenti dans un magasin de décoration, il est fasciné par
l’argenterie ancienne, les tapis dans les salons du Lausanne Palace. Il
y cisèle son goût pour le luxe. Puis, il se lance dans la restauration
dans une grosse brasserie à Berne. Les souvenirs d’école de recrue, il
en a à la pelle. Et pas piqués des vers! Laurent n’est pas un enfant de
cœur. En 72, il a une fille, un divorce sur les bras. Deux ans plus
tard, sa fille se noie au Tessin. C’est à cette époque qu’il ouvre son
premier restaurant. Il adorait cuisiner. Barbara vient manger chez lui,
même le roi Hussein de Jordanie. Des maquereaux et des filles
fréquentent le lieu. La Brochette a été l’antichambre du
Johnnie’s. La fête des Mères, c’était sacré. Sous ses airs bravaches et
de dur à cuire, Laurent a le cœur tendre.
Le Johnnie’s était un club de jazz à la rue Étraz. «Je suis entré dans
une petite chapelle, très douce, très chrétienne et ça a fini par une
cathédrale de folie.» La clientèle afflue, également de l’étranger. Les
gens sortent. Ils ont de l’argent. Pas de problème de travail. «T’avais
marre de fon boulot. Tu traversais la rue, t’en trouvais un autre. Le
side, on ne connaissait pas.» Il se construit un personnage «le Baron»
vêtu de noir avec monocle, une canne à la main. Ça lui a collé à la
peau. À Genève, à Zurich, à Paris, on l’appelle le Baron. On croise une
faune bizarre au Johnnie’s: des travestis, des prostituées, des
homosexuels, des gigolos. La bonne société lausannoise y accourt. Les
barrières tombent. Algériens, Cambodgiens, Espagnols, Thaïlandais,
Grecs, Arabes, Iraniens se pressent à l’entrée. «L’argent coulait le
long de la rue de Bourg. J’avais un amant, des femmes.» Le credo était
simple: vivre et laisser vivre…
Jusqu’au soir où un jeune gars tire sur une fille. Les gens sont
traumatisés. Ils n’étaient pas habitués à la violence. Le Baron va
essayer de tenir la barre une année encore, mais le bateau prend l’eau.
Et coule.
Avant de lire «Le Baron», j’étais à cent lieues d’imaginer les nuits torrides de la ville de ma jeunesse!…
«Le Baron» est paru chez Bernard Campiche Éditeur.
ÉLIANE JUNOD, L’Omnibus, 19 février 2016
«Déjà petit on m’appelait le Baron. À cause de ma grand-mère,
qu’on appelait la Marquise. Mais, le truc, c’est que je devais trouver
un point d’ancrage. Donc, je me suis dit: «Je vais me servir de ma
gueule, de ma grande gueule, de mon physique, et de mon habillement,
pour imposer quelque chose…»
C’est lui, c’est personne d’autre. T’es comme une marque…
Bien sûr, je suis resté là-dedans, ça m’a collé à la peau, ça me colle
encore à la peau… Mais j’ai pu faire un tas de choses, ce n’était pas
moi, c’était le Baron. D’ailleurs, presque personne ne connaissait mon
nom. J’arrivais dans un restaurant c’était «Bonsoir, Monsieur le Baron…»
J’ai construit ce personnage par étapes. Tu ne te construis pas comme
ça, juste d’un claquement de doigts. Et puis tu dois porter le costume
partout où tu vas. À Genève, c’est aussi le Baron, à Zurich, c’est le
Baron, à Paris, c’est le Baron…
Les premiers temps, ce personnage amusait. C’est qui? Mais il joue à
quoi? Il est pas un peu fou, ce mec? Qu’est-ce qu’il fout? Il baise
avec qui? Avec les femmes, avec les hommes?
À mesure que tu avances, ton personnage se construit, tu te sens un peu
comme la reine des abeilles. Tu sens que ça va, que ça butine autour de
toi. Et quand tu sens que ça prend, c’est bon, tu peux commencer à te
lâcher…
Mais ça ne se fait pas en une heure, ça s’est fait en six mois… Et sans
relâche, pas une minute, pas une seconde où tu peux oublier ton
personnage. Faut pas décevoir les gens. Jamais. Parce que tu sais aussi
que tout ce que tu as fabriqué peut s’écrouler. Et ça peut aller vite,
très vite…»
(Daniel Abimi, Le Baron)
Le temps d’un récit, Daniel Abimi s’est mis dans la peau de Laurent,
dit le Baron. Connu pour être l’ancien patron du Johnnie’s, temple de
la vie nocturne lausannoise des années 1970 et 1980, où se mélangeaient
les faunes de la nuit. Dans sa boîte, on croisait truands milanais,
travestis parisiens, étudiants aux goûts incertains. Derniers dandys du
siècle. Tous vivaient sans le savoir la fin d’un monde, dans une
débauche souvent élégante, parfois extrême.
Ce récit retrace l’itinéraire d’un enfant gâté qui s’est brûlé à la
lumière des stroboscopes avant de connaître la chute des oiseaux de
nuit.
Un livre de vie, mensonges et mort. Un livre de jouissance…
Daniel Abimi, auteur de polars ancrés dans les rues sombres de Lausanne (Le Dernier échangeur, 2009 et Le Cadeau de Noël,
2012) recueille ici les confidences de Laurent, alias Le Baron, dandy
tonitruant qui anima les nuits lausannoises des années 70-80, juste
avant que le sida ne fasse voler en éclat l'esprit de la fête,
inconséquente et dispendieuse.
Personnage rabelaisien mais aussi éminemment romanesque tant sa vie a
été marquée par les coups du sort et les rebonds prodigieux, le Baron,
souvent campé en cuisine, est un extraordinaire passeur qui aide les
gens à se révéler à eux-mêmes à travers les plaisirs simples de
l'existence comme la bonne bouffe et le sexe. Calquant sa verve, ses
interjections et surtout rendant formidablement compte de son appétit
de vivre, l'auteur brosse un univers interlope où les puissants
côtoyaient les putes et les garçons coiffeurs.
Mais la grande surprise de cette biographie tient dans le fait de
redécouvrir un monde aujourd'hui «perdu», celui de la paysannerie du
Nord vaudois et de ses «saints» produits du terroirs ou celui des
grandes brasseries bernoises et de ses gigantesques brigades de cuisine
servant jusqu'à mille couverts ou encore celui du premier établissement
de Laurent qui lui permet de dire que «si on se donne la peine on peut
faire du bon.»
MARIANNE BRUN, Viceversalitterature.ch
Ça déménage avec ce Baron de légende
Dans ce temps qui revient, qui souffle et vous emporte dans les nuits,
les fêtes et les ivresses, les délires et les drames, ces brassées de
liberté et ces descentes aux enfers, pour sûr que vous allez en vivre
des mondes, dans ces pages… C'est que Le Baron
débarque, qu'il est bien là dans sa légende et ses histoires, ses
bistrots et par exemple ses années 1970 du Johnnie's et de Lausanne. Et
que sa voix grimpe, vive, dans la phrase de Daniel Abimi.
JEAN-DOMINIQUE HUMBERT, Coop-Coopération
Après deux polars, Daniel Abimi livre la biographie d’un
personnage haut en couleur, dont beaucoup, à Lausanne, se souviennent
avec nostalgie. Rédigées à la première personne, ces confessions
donnent au lecteur l’impression d’entendre parler avec sa truculence
légendaire Laurent Anken, de Lussy-sur-Morges où il naquit le jour de
Noël 1947, et plus connu sous le nom qu’il donna à son personnage: Le
Baron, seigneur des nuits canailles de la capitale vaudoise. Dans
l’insouciance des années 1970-1980, son établissement, le Johnnie’s,
situé à la rue Étraz, fut le rendez-vous des noctambules aux goûts
éclectiques. Comme tout ce qui monte finit par redescendre, la crise,
le sida et un crime de sang sonneront le glas de ce lieu si typique
d’une époque à jamais évanouie.
DOMINIQUE BAEHNI, Libraire, Payot Genève Rive-Gauche, Générations
Plusieurs auteurs romands cassent, depuis quelques années, le
cliché des villes suisses «propres en ordre» en y situant leurs polars,
glauques ou violents. Daniel Abimi contribue au massacre, ressuscitant
avec son Baron une figure bien connue de la «vie nocturne» (euphémisme
pour dire qu’elle frôle le milieu) lausannoise de la fin du siècle
dernier. Gouaille et violence, mensonges et compromissions: un petit
monde pas joli-joli mais un personnage haut en couleurs brossé avec une
certaine admiration et qui rappellera peut-être quelques souvenirs!
Marie-Claire. Édition suisse
Ça baron couille
Ça vous dirait de lire les aventures d’un vieux con qui radote? Certes,
dit comme ça, ça ne soulève pas l’enthousiasme. Ces gars qui vous
racontent leur vie, leurs exploits, leurs échecs, leurs rencontres,
c’est déjà assez pénible en vrai, alors si en plus on doit se taper
leurs mémoires… Surtout qu’il en a des choses à raconter celui-là, «Le
Baron», figure des nuits lausannoises à la grande époque du Johnnie’s.
C’est l’écrivain Daniel Abimi qui se charge de transmettre son message
à l’humanité: «Je reste persuadé que s’il n’y avait pas eu ce meurtre,
la boîte serait toujours là.» Oui, aujourd’hui c’est devenu le
Jagger’s, un autre nom à la con pour une autre boîte ringarde. Toujours
pas de nouveau «meurtre de merde», mais la légende continue. C’est
vrai, au Johnnie’s, c’était tout de même un peu plus chaleureux:
«Putes, maquereaux, banquiers, ouvriers, homos, lesbiennes… Tout était
là, réuni dans cent vingt mètres carrés. C’est ce qu’on a réussi à
faire. Et on a tenu dix ans.»
Mondialement célèbre entre la rue Étraz et la place Saint-François –
«Enfin, célébrité, on est d’accord, une curiosité locale» –, le Baron
enchaînait les frasques lors des glorieuses années 70-80. «On est con
dans la vie. Mais c’est comme ça.» Bah oui, déguisements de cardinal ou
Père Noël, trafic de capotes usagées, sexualité débridée, business
lucratif, petit banditisme (le Baron nous apprend comment planquer de
la coke sous l’étiquette d’une bouteille), c’était le bon temps,
jusqu’à ce que le sida vienne plomber l’ambiance…Comment? On s’en fout
un peu de la vie du Baron? Sauf que Daniel Abimi réussit ici un joli
exploit littéraire: celui de faire vivre une voix, avec son langage,
ses répétitions, ses contradictions, son rythme, son souffle, son
monde. Un parti pris plus audacieux qu’il n’y paraît, et qui fonctionne
à merveille.
Le Baron, mais mon pauvre ami, salaud, quelle charogne c’était celuil-là!
SEBASTIAN DIEGUEZ, Vigousse
Le
Baron a été le patron du Johnnie’s à Lausanne, le pape des nuits
lausannoises, le seigneur des extravagances, jouant de sa bisexualité
et des permissivités des années septante pour se bâtir un personnage
iconique.
Daniel Abimi se glisse dans la peau du Baron, et nous livre une biographie d’un homme de terre devenu oiseau de nuit.
Le Baron, c’est Laurent
Ankern né un 25 décembre 1947 à Lussy-sur-Morges dans une famille
paysanne. Rien ne prédestinait le petit Laurent à devenir cette
personnalité haute en couleurs, connue de toutes et tous à Lausanne.
De son enfance campagnarde, l’homme garde les appétits généreux,
l’amour des grandes tablées et de la bonne chère. Il devient
restaurateur, nourrissant les corps et les âmes de plats roboratifs
mais goûteux. Malade, contraint de quitter son restaurant, il reste
deux ans chez ses parents. Mais il a la fête dans le sang. Petit à
petit, il commence à se forger un personnage à sang bleu, sapé comme un
prince, le monocle sur l’œil. Le Baron devient le gérant, en 1976, du
Johnnie’s à la rue Étraz. Véritable cour des miracles, la boîte s’ouvre
aux homosexuels, aux travestis, aux notables du coin venus
s’encanailler, veston croisé de jour et bas résilles la nuit, aux
étudiants venus voir des «pédés».
Des années folles, intenses, où l’on croise toute l’intelligentsia de
la place. Ce monde s’écroulera à la fin des Trente Glorieuses, un
meurtre dans la boîte et le sida auront raison du Johnnie’s. Le Baron
continuera sa vie, de bistrots en sidéens, avant la retraite dans un
petit appartement.
Le livre nous raconte l’homme derrière le personnage. Daniel Abimi
fouille derrière le paravent des histoires personnelles et des
mythologies pour tracer le parcours d’un homme de bien. Pour ce faire,
l’écrivain quitte, le temps d’un livre, le monde du polar qu’il
affectionne et nous livre un roman biographique tout en nuances et en
hésitations, tout en errances et coups de gueules. Un livre gourmand,
généreux qui dresse également le portrait d’une ville, Lausanne, et
d’une époque d’avant la crise.
CATHERINE FATTEBERT, Espace 2, Entre les lignes
Dans la peau du Baron
Il fut une figure mémorable des
nuits lausannoises des années 70-80. Daniel Abimi lui a offert sa plume
le temps d’un livre singulier et très réussi
Il se prénomme Laurent mais se faisait appeler le Baron. Toujours
affublé de sa canne et de son monocle, il s’était construit un
troublant personnage. Dans les années 70 et 80, le Baron fut le patron
du Johnnie’s, une célèbre boîte lausannoise fréquentée par les
homosexuels et située dans un sous-sol de la rue Étraz. «Un lieu sans
interdit où se côtoyaient au même bar truands milanais, travestis
parisiens, assureurs introvertis, étudiants aux goûts sophistiqués mais
encore incertains et tous ceux qui n’aimaient simplement pas la lumière
du jour.» Après avoir écrit deux polars, Daniel Abimi prête aujourd’hui
sa plume et sa voix à Laurent. Un très beau récit de vie, écrit à la
première personne, un livre émouvant, drôle et triste à la fois,
sobrement intitulé Le Baron.
Daniel Abimi a le regard perçant et l’écoute attentive. C’est un homme
qui aime les gens et la ville, en particulier sa ville, Lausanne, où il
situait déjà ses deux premiers livres. Pendant plusieurs mois, tous les
dimanches à 16 heures, il a posé son dictaphone devant le Baron.
Résultat: douze entretiens de deux heures, un million deux cent mille
signes une fois retranscrits. Cette masse d’informations, l’auteur l’a
ensuite patiemment élaguée, puis sculptée phrase après phrase pour
rester au plus près de la parole du Baron.
Tout en créant le suspense – il nous laisse très vite entrevoir que
l’aventure va mal se terminer – Daniel Abimi a conservé les digressions
de son interlocuteur, ses retours en arrière, ses brusques accès de
pudeur, son émerveillement gourmand, ses «nom de Dieu!» et ses
«putain!». «Je voulais qu’en lisant le livre on l’entende lui. Et
finalement, ça collait bien. Sa façon de parler correspond à ma façon
d’écrire», se souvient-il.
Au fil des pages, le bonhomme se dessine, complexe et gargantuesque,
avec ses côtés louches, son langage cru et cette humanité généreuse qui
pourrait être le fil rouge de sa vie. Chaque chapitre porte un titre
volontairement accrocheur qui met le lecteur en appétit, lui offre un
repère dans cette vie zigzagante. «Une jeunesse à la campagne ou la
préface d’une vie de fesses» inaugure le récit. Le Baron y évoque sa
naissance un 25 décembre – «j’ai jamais aimé cette date» – son enfance
à Lussy-sur-Morges, les femmes de sa famille, toutes «d’excellentes
cuisinières». On y apprend comment pêcher la truite avec un gant,
attraper les écrevisses ou nettoyer les boyaux du cochon. On y découvre
le goût du Baron pour la bonne chair, une passion qui va l’amener à
choisir le métier de restaurateur. Avec un premier emploi dans une
brasserie bernoise où le chef fait disparaître les restes en
nourrissant les rats.
Daniel Abimi, et à travers lui le Baron, possède l’art de planter un
décor, d’esquisser une géographie personnelle et subjective. Avec lui,
Lausanne devient une scène de théâtre où chaque boutique et chaque
commerçant tiennent leur rôle. Certains lecteurs se souviendront, les
autres vont imaginer l’époque où les voitures pouvaient encore
descendre la rue de Bourg. Et le cœur du récit, bien sûr, c’est la
grande époque du Johnnie’s, avec ses fêtes mémorables, ses notables
venus en cachette assouvir leurs penchants inavouables, l’alcool, la
drogue, un besoin éperdu d’amour pour certains.
Et puis le sida est arrivé. Il y eut aussi le meurtre d’une jeune femme
au Johnnie’s. Un an plus tard, la boîte fermait. Mais pour le Baron, la
vie ne s’est pas arrêtée là. Elle a continué, différemment. Et elle
continue toujours.
MIREILLE DESCOMBES, L'Hebdo
Abandonnant le polar, le
Lausannois Daniel Abimi nous livre le récit d’un homme truculent, qui
s’était anobli tout seul pour diriger une boîte de nuit lausannoise
célèbre dans les années 1970-1980
Avouons-le, on avait un doute, un gros doute. Et cela quand bien même
on avait adoré son dernier polar qui se déroulait déjà dans la capitale
vaudoise! Le Cadeau de Noël.
Mais cette fois, sous forme de récit, le Lausannois Daniel Abimi nous
propose en fait la biographie d’un drôle de gaillard, bien réel, qui
fut sans doute le patron de boîte de nuit le plus célèbre de Lausanne.
À savoir Le Baron, un personnage créé de toutes pièces par un Vaudois
bien de chez nous puisque les parents de Laurent Anken habitaient
Lussy-sur-Morges. Des gens «simples» comme on dit qui ne se doutaient
pas que leur rejeton deviendrait le roi d’une cour des miracles dans la
boîte de nuit qu’il a dirigée à partir de 1976, Le Johnnie’s, rue Étraz.
Un drôle de gaillard donc que l’on suit dans son enfance avant qu’il ne
s’injecte du sang bleu et porte monocle. Un homme au verbe facile qui
devient une publicité vivante pour sa discothèque qui marche du
tonnerre de Dieu. C’est que l’argent coule à flots dans ces années-là,
que le sida n’est pas encore arrivé et que le bisexuel Baron aime la
fête. Il a eu la riche idée d’ouvrir ses portes au monde homosexuel et
à tous ceux qui sortent de la norme. Au Johnnie’s, on croise du «pédé»,
des gangsters, des notables venus s’encanailler discrètement, des
étudiants venus se faire un peu d’argent de poche et tant d’autres qui
font scandale pour l’époque. Des années folles qui s’achèveront
brutalement après un meurtre.
S’en suivront d’autres activités, mais rien à voir avec le succès du
Johnnie’s. Qu’importe. Daniel Abimi nous raconte la suite, les
bistrots, le travail social, les galères et même la retraite dans un
petit appartement. C’est d’ailleurs la force de l’écrivain, nous tenir
jusqu’au bout avec la conviction que c’est le Baron qui nous parle avec
son franc-parler, son amour démesuré de la vie et de la fête. Le
bonhomme est parfois agaçant, mais on ne peut s’empêcher de retenir ses
bons côtés et son amour de la vie tout court. Ouais, on aurait bien
aimé avoir bu un verre en ce temps-là du côté de la rue Étraz.
JEAN-MARC RAPPAZ, Générations plus
On pourrait dire que Le Baron
de Daniel Abimi est le meilleur roman de la rentrée, si c'était un
roman. Mais non. Qu'est-ce que c'est donc que ce livre? Une biographie,
une confession? «Récit», annonce l'éditeur.
«Le temps d'un récit, Daniel Abimi s'est mis dans la peau de Laurent,
dit le Baron.» Le Baron est un personnage bien réel, truculent,
théâtral, plein de verve, de vitalité et de saveur. Ce qui pose la
question des relations littéraires entre l'auteur et son personnage.
Il y a trois cas possibles quand un écrivain fait un livre basé sur un
être réel qui se raconte. Celui-ci peut décider de signer le texte et
de remercier son nègre en petits caractères dans une formule sibylline.
Le nom des deux peut apparaître sur la couverture. Ici, on n'a que
celui d'Abimi, bien que, très vite, le lecteur comprend que toute la
matière vient des souvenirs du Baron.
Cela signifie que l'auteur assume complètement la forme du texte. D'où
une question intéressante: quel est l'état premier des confidences du
Baron, et qu'est-ce qui en a été fait littérairement?
On ne peut s'empêcher de s'interroger sur le va-et-vient entre les deux
acteurs du récit en lisant ces anecdotes qui évoquent Céline,
San-Antonio, Rabelais. Des anecdotes passionnantes pour une vie hors
norme.
Le Baron, fils de villageois, se crée un personnage et une légende pour
reprendre en 1976 une boîte de nuit à Lausanne, Le Johnnie's. «La
canne, le monocle, le nœud, tout en noir. Je m'étais même inventé un
arbre généalogique de sang bleu, le titre qui va avec et un château
quelque part en France.»
Ce sont les années bénies, entre la libération sexuelle des années 60
et le sida des années 80. Il y a une explosion de folie, de liberté,
dont le Baron profite, qu'il accompagne, dans la boîte de qui se
croisent des hétéros, des homos, des mignons, des travestis, des
tapineuses, où se mêlent toutes les classes sociales.
Le Baron, règne sur tout ça, picaresque, attirant, bisexuel : il a
commencé tout jeune sa carrière amoureuse en se faisant dépuceler par
sa cheffe de buffet, puis en couchant avec la mère, la fille, et le
beau fils. Et comme dans toutes les bonnes histoires, il y a un
meurtre, la chute d'un homme mythique, qui se relève, etc.
Un vrai roman, je vous dis…
Blog d'ALAIN BAGNOUD
Les mémoires du Baron, figure d’une Lausanne aux nuits débridées
Dans Le Baron,
Daniel Abimi retrace l’histoire rocambolesque de LaurentAnken, icône
des nuits lausannoises qui s’impose dès les années 70 au Johnnie’s
«Ça y allait…», rue Étraz, en bas des escaliers du Johnnie’s… Dans la
foule hétéroclite qui s’y presse, un tout jeune Daniel Abimi vient
s’imprégner de la fureur jouissive qui règne dans cet endroit où l’on
va danser entre copains de tous les sexes, de toutes les classes.
Dans cette même rue où son père, «le premier Albanais établi à
Lausanne», avait un petit magasin, la fête va battre son plein pendant
les seventies, menée du bout de sa cane par le Baron, icône classe,
figure de proue d’une Romandie qui oublie un peu Calvin pour découvrir
l’exubérance, le sexe et le disco. En toute insouciance, on venait y
voir les homos, les travestis. Coiffeurs, secrétaires et boulangers se
répartissent les nuits de la semaine, et du jeudi à la fin du week-end
les âges et les milieux s’y mélangent. Au Johnnie’s, le mot d’ordre est
la tolérance. Le masque social tombe, et chacun peut laisser parler ses
préférences entre deux gorgées de whisky. A l’époque, tout le monde
bosse et gagne sa croûte. On veut sortir, consommer et se divertir.
Pour l’ambiance du Johnnie’s, les garçons qui préfèrent les garçons
arrivent en secret du lointain Valais, quittent le Jura et prennent une
chambre d’hôtel pour «faire la noce»pendant trois jours à Lausanne, «la
paysanne endimanchée, alors que Genève c’était plutôt le fonctionnaire
en col roulé, un peu hautain». La clientèle étrangère du club ne s’y
trompe pas non plus. De rue de Bourg au quartier Saint-Pierre, on va
s’encanailler à grands frais jusqu’aux années huitante. Ou
quatre-vingt, c’est égal. Car durant ces glorieuses années, la capitale
olympique, une fois le soleil couché, a des faux airs de Ville Lumière.
Mais ne se doute pas que le sida arrive. Et que les temps vont
changer.
Avant le sida
«À Lausanne, toutes les diagonales finissent par se croiser, surtout au
hasard des trottoirs et des soirs», écrit Daniel Abimi en préface de ce
premier récit, troisième livre après deux polars, où il prend la plume
et la parole pour Laurent Anken, dit le Baron, qu’il rencontra à
plusieurs reprises sans trop oser l’approcher. Piochant dans l’oubli
d’une boîte à chaussures quelques clichés du passé, Abimi tombe sur le
souvenir d’une soirée entre amis au Johnnie’s, où l’on fêta le départ
en Afrique de cet ancien délégué du CICR. C’est aussi au Johnnie’s que
l’on célèbre, avant l’arrivée du sida, les dernières années d’une ère
libre où un flic venu jouer les trouble-fête pouvait trouver sa femme
en train de baver devant des Chippendales, alors que dans un autre coin
sombre, un avocat se libérait de sa fonction en enfilant des bas
résille. Daniel Abimi rend donc hommage au maître de cette cérémonie
décadente autant qu’à une époque révolue.
Laurent est un gosse de la campagne, né en 47. Chez lui, on saignait le
cochon et on cueillait les fruits dans le verger pour faire des
gâteaux. De superbes pages évoquent une enfance heureuse, couronnée par
un séjour chez des grands-parents raffinés, des «bourgeois de campagne»
qui lui inculquent la bienséance, avant qu’un apprentissagede
décorateur ne lui offre une certaine idée de la beauté.
Parcours de vie mouvementée
Abimi convoque avec adresse la gouaille de son personnage dans une
écriture très orale, et parcourt le chemin d’une vie pour le moins
mouvementée. De la fête aux coups durs, des premiers repérages sexuels
avec les hommes et les femmes (entre qui le coeur du Baron balance) au
succès de son premier restaurant, en passant par la mort tragique de
son enfant, une armure se crée, un personnage naît: le Baron, auquel
Daniel Abimi rend toutes ses lettres de noblesse.
LUCAS VUILLEUMIER, Le Matin Dimanche
Naître un 25 décembre, le même jour que le petit Jésus, n'est pas un
cadeau de Noël – Laurent Anken le sait, qui est né ce jour-là, en 1947
– mais c’est un bon début pour commencer le récit d’une vie de légende.
Laurent, dit Le Baron, est en effet un personnage de légende, ou de
roman, si l’on préfère. Qui n’aime pas trop parler de lui. Alors il
revient à un romancier, Daniel Abimi, de lui donner la parole, qu’il
n’a d’ailleurs pas dans sa poche. Car il l’a frontale, une marque de
fabrique, dès le plus jeune âge.
Laurent est émoulu d’un vrai melting-pot, c’est-à-dire un de ces vieux
pots des familles dans lesquels on fait les meilleurs hommes, solides,
tenaces, entreprenants, survivant aux vicissitudes, aimant réellement
les autres: «Faut jamais juger, on est bien assez jugé comme ça. Mais
juste essayer de comprendre.»
Ses origines sont paysannes et lettrées du côté de sa mère: un
grand-père qui appartenait à la bourgeoisie de campagne, officier
supérieur qui avait fait partie de l’état-major du Général Guisan, et
une grand-mère, la Marquise, qui appartenait à la grande bourgeoisie,
«un mélange de bouse et de lettres», en quelque sorte.
Du côté de son père, sa grand-mère a travaillé dès quatorze ans dans
les mines du Val de Travers... et est morte à huitante-deux, issue donc
d’une famille de gens simples, mais qui bossent. Son grand-père a
construit la maison de famille, une villa au milieu des vignes.
Ses parents sont gens de la terre. Son père a donc une vigne. Sa mère
s’occupe du potager. Ils habitent Lussy-sur-Morges, un village de deux
cents âmes, où Laurent est né. Il sera toujours un terrien, même quand
il créera sa légende citadine à Lausanne:
«Je me suis fait un personnage, j’ai créé le Baron. La canne, le
monocle, le noeud, tout en noir. Je m’étais même inventé un arbre
généalogique de sang bleu, le titre qui va avec et un château quelque
part en France.»
Dans ce récit, le Baron parle à la première personne. Le style est
parlé, débarrassé pourtant des scories de tout récit oral. Daniel Abimi
s’est livré là à un formidable travail d’écriture, parce qu’en le
lisant, sans même connaître le timbre de voix du Baron, on croit
l’entendre et on en est tout impressionné.
Le Baron raconte ses années d’apprentissage professionnel, humain et sexuel.
Il n’a jamais été solidement hétéro. Il ne l’est qu’un tiers de sa vie
(il n’a pas vraiment conscience qu’en réalité il est bi). Il est homo
les deux tiers suivant:
«Aujourd’hui, ça passe, mais seulement un peu, ça ne passe pas encore complètement. Alors, imagine de notre temps.
Cela dit, ce n’est pas tout à fait vrai non plus. Aujourd’hui, les gens
ont plutôt peur qu’on puisse penser que ça ne passe pas... Si tu n’es
pas tolérant, on va te juger. Mais cela ne veut pas dire que tu tolères
vraiment.»
Le Baron gâche sa vie privée, mais pas sa vie professionnelle, même si elle a des hauts et des bas.
Les hauts, ce sont, à Lausanne, La Brochette, un restaurant qu’il ouvre
en 1971, au chemin de Chandieu – il aime manger et boire –, et,
surtout, dans la rue Étraz, Le Johnnie’s, une discothèque, qu’il dirige
pendant une dizaine d’années à partir de 1976:
«Le Johnnie’s, un monde de cohabitation. Un monde ultra-riche, un monde
moyennement riche et puis, pas des pauvres, mais des gens qui venaient
chercher quelque chose…»
Un monde ultra-riche?…» Les grands patrons venaient chez moi. Ils savaient pourquoi. La discrétion. Notre maître mot.»
Les bas, c’est «une longue, très longue traversée du désert» après la fermeture du Johnnie’s...
Les années tranquilles, ce sont les dernières années d’activité, au Montmartre, puis au Club des Amis...
Le Baron aura connu le pouvoir et sa solitude absolue, mais aussi ses
compensations: «Quand tu commences à gravir l’échelle sociale, t’as
aussi plus d’échappatoires. Tout d’un coup, j’ai découvert la liberté…»
Le Baron «adore la peinture, la porcelaine, les tissus, l’art sous
toutes ses formes» et, si la laideur lui fait peur, «la beauté c’est
autre chose... Chacun ses goûts. Mais quand la beauté est aussi belle,
je pense qu’on peut se mettre d’accord. Que ce soit une cathédrale, une
femme, une peinture ou un homme».
La famille du Baron lui a appris le partage: «Une fois que tu as
compris ça, tu n’as plus de souci, tu n’es plus jaloux. Une fois que
c’est enraciné en toi, c’est planté, c’est bon…». Et il partage aussi
dans le boulot: «J’ai toujours partagé parce que c’était plus fort que
moi. Mais aussi parce que je savais que tu n’as rien sans donner. C’est
bon pour les affaires.»
Le Baron est bien un personnage raffiné sous sa carapace, un homme
attachant, aux multiples facettes. Il en dévoile bien d’autres dans ce
livre foisonnant. On a bien du mal à le croire quand il dit:
«Je me suis gentiment retiré dans mon appartement de Pully. Une pièce,
une cuisine et un petit balcon qui donne sur le lac. A mon âge, c’est
amplement suffisant.»
Blog de FRANCIS RICHARD
Ce livre, je l’attendais. Depuis la première fois où Daniel
Abimi m’en a parlé, je l’attendais. Depuis que je lis des auteurs
suisses, je l’attendais. Et ce livre je l’ai aimé, je l’ai chéri, du
début à la fin. Pourquoi? Pour trois raisons. Tout d’abord pour sa
magnifique préface, de l’auteur lui-même. Empreinte de tendresse et de
pudeur, l’homme qui se retourne et qui parle à son père, disparu.
L’homme qui regrette de ne pas avoir demandé plus, voulu comprendre, et
qui maintenant fait face au silence. Ensuite parce que mon père, bien
vivant pour le coup, le bougre, fait partie de la génération du Baron,
des forts en gueule, jamais les derniers à lever le coude, jamais les
derniers à se la raconter, et alors, qu’importe. Et si, par pudeur, moi
non plus je ne pose pas de questions, moi non plus je ne dis pas que je
l’aime, sans doute que quelque part, je vous le confie, je sais
d’avance que viendra le jour où je le regretterai. Alors, côtoyer cette
génération rugueuse, la gouaille, le grand jeu, de près ou de loin, me
fait chaud au cœur, tout simplement. Enfin, parce que le Baron
représente ce que j’ai toujours attendu d’un livre suisse. Qu’il
m’ouvre les portes que je croyais closes, qu’il me raconte ce qui se
passait bien avant mon arrivée, qu’il me rassure sur le fait que, bien
que cousins, bien que voisins, bien que différents, Français et Suisses
avons connu – et connaîtrons encore – la même chose. Les années folles,
la liberté, la joie de vivre, l’exubérance. Bien loin du calme
apparent, de la politesse exacerbée, quel plaisir que de découvrir des
avocats en bas résille, des nuits d’ivresse, la vie, enfin.
«Au village, nous vivions des soirées
extraordinaires. On avait au moins deux cents pommiers dans le bled et
quand ils étaient en fleur, nous mangions dehors. Mes parents invitaient
des gens pour manger sous les arbres. Aujourd’hui, on les a tous
liquidés pour faire des champs. Il n’y a plus que des champs, des
champs, des champs. Jaunes. Verts. Roux. On regarde, on est presque
obligés de les regarder, parce que les couleurs sont vives. Avant,
elles étaient pastel. On regardait simplement parce que c’était beau et
naturel.
Chaque année, le village faisait la fête des
récoltes. On devait remercier Dieu pour la moisson. Ensuite, il y avait
la fête de la vigne. On remerciait Dieu pour le raisin. Et puis, il y avait celle des pompiers. À cette
occasion, on devait remercier personne. On allait au café. On était
jeunes. Entre seize et dix-huit. On frémissait de l’entrecuisse. Sans
même savoir à quoi ça servait. On pissait avec ça, on faisait rien
d’autre. Alors, on allait au bistrot, chez la mère Saugy qui nous
servait des litres de lie. On sortait pétés. Mais comme disait mon
père: "On est un homme la première fois qu’on dégueule." Il ne disait
pas la première fois qu’on tire un coup…»
Ne me parlez pas d’un vieil homme qui radote, qui remâche un refrain
passéiste. Ce serait bien mal écouter Laurent. Voilà un récit de vie,
habilement rapporté par Daniel Abimi qui met son style affûté par sa
double casquette de journaliste et de romancier, au service de la
transmission. Un récit de vie d’une incroyable lucidité, qui se dévore
comme un roman, qui n’omet rien, ni les erreurs ni les grands malheurs.
Dans un monde qui donne la part belle aux jeunes écervelés, c’est de
nos anciens que nous apprendrons quelque chose. De ces années de folie
douce, où enfin certains osaient sortir du bois, années vite terrassées
par le SIDA, il nous reste un goût de liberté. Un goût que personne ne
pourra nous faire oublier. Qui a connu et aimé comme moi les petits
matins pleins de lumière, les sorties de boîtes bien éméchées, le
mélange des faunes, qui a touché alors au sentiment d’éternité, ne
pourra qu’écouter religieusement ce que le Baron a à nous raconter. Que
cela se passe à Lausanne ou à Paris, qu’il y ait bien sûr quelques
traces de bêtise crasse, comme partout, les oiseaux de nuit ont marqué
mon histoire. C’est avec plaisir et tendresse que j’apprends qu’ils
sont aussi passés dans le ciel helvétique.
«La folie, célébrée avec intelligence, passe
toujours. Avec bêtise, elle est vite navrante. Tout comme
l’excentricité. D’abord tu observes. Comme à la chasse. Te fondre
dans ton entourage, saisir la forêt, ses bruits, son gibier. Et au
moment où tu vas débusquer l’animal, tu ne vas pas te dire, je vais le
tuer, tu vas te dire, tout simplement, je suis satisfait de l’avoir
trouvé. L’excentricité, c’est un peu tout ça… Aller vers
l’autre, entendre les bruits, observer ce qui se passe, et, tout d’un
coup, profiter d’une faille pour basculer dans la folie, pour tomber les
masques. Et toi tu appuies sur la gâchette, tu tires… Il faut aussi savoir que quand tu vas trop loin tu
finis par te tirer dessus. Tout a une limite. Mais on ne pourra pas te
juger puisque c’est toi qui es venu, c’est toi qui as poussé la porte,
tranquillement. Toujours attendre le bon moment et te fondre dans
l’ambiance. Et tu presses sur la gâchette. C’est tout simple. Et une
fois que tu as tiré, il y a des échos, ça s’entend…»
AMANDINE GLÉVAREC, litterature-romande.net
«Au Johnnie’s, on a fait des trucs impossibles à refaire»
Le Baron a fait exploser les
nuits lausannoises et a décoincé les sexualités. Il raconte dans un
livre de Daniel Abimi cette époque révolue où tout semblait permis
Ils sont attablés à la Bavaria, en haut du Petit-Chêne, et partagent
toujours la même complicité autour de röstis et d’un jarret de porc. Le
Baron – Laurent Anken de son vrai nom – et Daniel Abimi, l’auteur de
son livre de souvenirs sorti cette semaine, se connaissent depuis bien
longtemps, se croisant au cœur de ces nuits lausannoises qu’ils ont
tant fréquentées. Le Baron surtout, lui qui a régné sur le Johnnie’s à
l’époque où cette boîte de nuit donnait à Lausanne des illusions
parisiennes. on y voyait se croiser proxénètes et politiciens,
travestis et homosexuels, artistes et flambeurs. «C’était une époque
bénie, martèle Laurent Anken. Lausanne sortait de siècles de
protestantisme et découvrait la fête, la liberté, y compris sexuelle,
se lâchait enfin. Je suis arrivé au bon moment.» Dans son livre, Daniel
Abimi le fait habilement parler comme dans la réalité, avec cette
faconde et ce culot qui font partie du personnage.
Pourtant, rien ne prédestinait ce gamin de Lussy-sur-Morges, né à la
Noël 1947, à un monde de fêtes (beaucoup) et de stupre (souvent). Le
fils de paysans «qui a reçu de l’amour à profusion» a passé une
jeunesse timide, gauche, en froid avec l’école au point d’être envoyé à
10 ans chez ses grands-parents, dans le Nord vaudois. Auprès de sa
grand-mère qu’on surnommait «La Marquise», le petit rustaud va vivre
trois années enchantées et apprendre à découvrir le beau monde et les
manières. Mais, il l’avoue, il est resté vierge jusqu’à 19 ans. Même
pendant son apprentissage de décorateur, où «il y avait trop de pédés».
Car Laurent Anken, alors, n’aimait que les femmes. Il se lance dans la
restauration, dans une de ces grosses brasseries dont la cheffe de
service le déniaisera, avant qu’il ne séduise sa fille… et son
beau-fils. Car le garçon a découvert que tout l’attirait,
particulièrement les hommes hétérosexuels qui «avaient des penchants.
On est dans les années 1970, la révolution sexuelle commence un peu à
toucher la Suisse et celui qui n’est pas encore le Baron ouvre son
premier restaurant, la Brochette. Il y prépare de bon plats robustes et
généreux. «C’était hier, chez moi.» L’ancien timide commence à prendre
confiance, à faire quelques extravagances pour sa clientèle
cosmopolite, découvre les premières transsexuelles qui montent sur
scène, va s’encanailler à Paris. Le nouveau patron ouvre sa grande g…
pour titiller les hommes hétéros, à leur lâcher «t’as de jolies petites
fesses», surtout devrant leur épouse, dont il dit qu’elles rentraient
dans son jeu.
L’attrait du pouvoir
Laurent Anken l’admet encore aujourd’hui: «J’ai toujours été
manipulateur, j’aime être le maître du jeu, diriger, être le patron. Et
les autres se se révèlent. J’aurais aimé être Machiavel ou Mazarin.
Chez les gens, je préfère les défauts aux qualités.» Il a soudain le
sentiment de monter dans l’échelle sociale. Mais son corps le lâche:
deux embollies, un arrêt cardiaque. Il doit vendre son restaurant.
Deux ans d’arrêt plus tard, il découvre son Graal: le Johnnie’s, une
cave à jazz de la rue Étraz, devenue discothèque, dont on lui confie la
direction en 1976. À l’époque, les nuits lausannoises se passaient
entre rue de Bourg et Saint-Pierre, au Tabaris, le cabaret où passait
le Carrousel de Paris, à Bagatelle, avec ses thés dansants du dimanche,
à l’Escale, au Major Davel ou au Jour et Nuit.
«Les gens buvaient différemment. Ils dépensaient aussi plus, beaucoup
plus. C’étaient les Trente Glorieuses. Si tu savais y faire, tu gagnais
de l’argent. De 1960 à 1980, c’était les vaches grasses. On a tout eu.
Après, la machine a commencé à se gripper.» La clientèle étrangère
était là, dépensant livres sterling, francs français. Deutsche Mark ou
lires italiennes. Les gens sortaient, buvaient, enrichissaient les
boîtes. «Tous les patrons, on savait que le lundi, c’était les garçon
de café, le mardi, les coiffeurs, le mercredi ceux qui travaillaient
dans les bureaux, de notaires, le jeudi, les boulangers, le vendredi,
la bonne société, le samedi et le dimanche, le tout-venant. Même si je
n’aime pas employer ce terme. Alors, disons que c’était plus
hétéroclite.»
Voir du «pédé»
Dans la dizaine d’établissements que comptait Lausanne à l’époque, les
musiques attiraient des clientèles différentes. Cher le Baron, «surtout
de la disco. Mais tu avais avant tout des ambiances. Au Johnnie’s, on
venait chercher la folie, voir du «pédé» parce que c’était tout
nouveau. Ailleurs, on allait voir certaines femmes. Comme les vieilles
du Château d’Ouchy.» La meilleure pub du Johnnie’s, c’était ce
personnage du Baron qu’avait créé Laurent Anken. Canne, monocle, nœud
papillon, habillé de noir, le patron faisait la tournée des endroits
pour qu’on le voie, pour qu’il soit connu, pour qu’on ait envie d’aller
chez lui. D’une certaine manière, cela lui permettait de rester maître
du jeu, distant, hautain. De tenir les proxénètes ou les trafiquants
qui auraient pu vouloir menacer sa boîte. De flatter les policiers,
avec qui il avait créé la confiance.
C’était l’époque où les homosexuels commençaient à sortir, à fréquenter
les saunas spécialisés. Le Baron leur a offert l’asile dans son église.
«Mais pas un ghetto hein! il y avait les hétéros à l’entrée,les indécis
au milieu et, au fond, les garçons près de la sortie de secours. On en
a passé, des «visites médicales».
Laurent Anken ne donne aucun nom dans son récit, que les témoins de
l’époque se rassurent! Car il s’est passé bien des choses que certains
ne voudraient pas voir révélées. «Je m’étais fabriqué un personnage qui
était en même temps chaleureux et dangereux. Pour certains, en
tout cas, Dangereux parce que je connaissais un peu leur vie, leurs
fantasmes, leur façon de faire. Je voyais un avocat, le matin en
cravate et costard, le soir, je le voyais en bas résille.»
On venait de toute la Suisse romande s’encanailler à Lausanne. Les
affaires marchent, le patron y croit, s’habitue au luxe. «Mais tout
n’était pas rose. Pas toujours gai, la nuit.» Le side frappera un
premier coup au Johnnie’s. Puis un meurtre dans la boîte précipitera sa
chute à la fin des années 1980.
Laurent Anken s’entête, lance le Baron’s Club, le New Scotch, le
Johnnie’s 2. Il y perdra ses illusions et surtout l’argent de sa
famille. «Il faut l’avouer. Je ne faisais que des ersatz du Johnnie’s.»
Après s’être occupé de sidéens quelques années, il repartira dans la
restauration avec le Monmartre puis le Café des Amis. Aujourd’hui à la
retraite, il «commence sérieusement à s’emm… dans cette ville». Il
perle pourtant d’y rouvrir un bar.
DAVID MOGINIER, 24 Heures
Le
temps d’un récit, Daniel Abimi s’est mis dans la peau de Laurent, dit
le Baron. Connu pour être l’ancien patron du Johnnie’s, temple de la
vie nocturne lausannoise des années 1970 et 1980, où se mélangeaient
les faunes de la nuit. Dans sa boîte, on croisait truands milanais,
travestis parisiens, étudiants aux goûts incertains. Derniers dandys du
siècle. Tous vivaient sans le savoir la fin d’un monde, dans une
débauche souvent élégante, parfois extrême.
Ce récit retrace l’itinéraire d’un enfant gâté qui s’est brûlé à la
lumière des stroboscopes avant de connaître la chute des oiseaux de
nuit.
Un livre de vie, mensonges et mort. Un livre de jouissance…
Un extrait:
«Déjà petit on m’appelait le Baron. À cause de ma grand-mère, qu’on
appelait la Marquise. Mais, le truc, c’est que je devais trouver un
point d’ancrage. Donc, je me suis dit: «Je vais me servir de ma
gueule, de ma grande gueule, de mon physique, et de mon habillement,
pour imposer quelque chose…»
C’est lui, c’est personne d’autre. T’es comme une marque…
Bien sûr, je suis resté là-dedans, ça m’a collé à la peau, ça me colle
encore à la peau… Mais j’ai pu faire un tas de choses, ce n’était pas
moi, c’était le Baron. D’ailleurs, presque personne ne connaissait mon
nom. J’arrivais dans un restaurant c’était «Bonsoir, Monsieur le Baron…»
J’ai construit ce personnage par étapes. Tu ne te construis pas comme
ça, juste d’un claquement de doigts. Et puis tu dois porter le costume
partout où tu vas. À Genève, c’est aussi le Baron, à Zurich, c’est le
Baron, à Paris, c’est le Baron…
Les premiers temps, ce personnage amusait. C’est qui? Mais il joue à
quoi? Il est pas un peu fou, ce mec? Qu’est-ce qu’il fout? Il baise
avec qui? Avec les femmes, avec les hommes?
À mesure que tu avances, ton personnage se construit, tu te sens un peu
comme la reine des abeilles. Tu sens que ça va, que ça butine autour de
toi. Et quand tu sens que ça prend, c’est bon, tu peux commencer à te
lâcher…
Mais ça ne se fait pas en une heure, ça s’est fait en six mois… Et sans
relâche, pas une minute, pas une seconde où tu peux oublier ton
personnage. Faut pas décevoir les gens. Jamais. Parce que tu sais aussi
que tout ce que tu as fabriqué peut s’écrouler. Et ça peut aller vite,
très vite…»
|